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Vincent Goossaert, Dans les temples de la Chine. Histoire des cultes, Vie des communautés
Cest dans les temples quon peut comprendre la religion chinoise telle quelle est vécue dans le quotidien une religion qui semble bien loin des versets mystiques dun Laozi ou des doctrines métaphysiques dun Sakyamuni. En Occident (et dans la Chine continentale daujourdhui), on définit en général la religion chinoise comme lenseignement des trois grandes traditions que sont le confucianisme, le taoïsme et le bouddhisme, considérées comme des entités indépendantes et intemporelles. Au cours des dernières décennies, la recherche universitaire a dépassé cette vision et explore une « quatrième » tradition, celle de la religion « populaire », telle quelle est pratiquée par les Chinois ordinaires. Grâce à de nombreuses études de cultes spécifiques de diverses époques et régions, notre connaissance de la richesse et de la diversité de la religion populaire chinoise à travers les âges sest considérablement approfondie.
Avec Dans les temples de la Chine, Vincent Goossaert a réussi à présenter une synthèse remarquable dune grande partie de ces données. Il le fait non pas en comparant les différents cultes, sectes ou traditions, mais en se concentrant sur le lieu central de la vie religieuse et sociale chinoise davant 1949 : le temple. Tout en nous guidant à travers les bâtiments, les pratiques religieuses, lorganisation et lhistoire des temples chinois, il nous fait découvrir le temple comme point focal vers lequel les divers éléments de la religion chinoise, à la fois différents et contradictoires, convergent et sinterpénètrent pour finalement imprégner la vie sociale de leur rayonnement.
Ce livre est basé sur un postulat controversé : il ny a quune seule religion chinoise. Selon Goossaert, il faut partir dune vision unitaire de la religion chinoise : « Sans chercher à distinguer des formes populaires des formes élitistes, ni des « grandes» et des « petites » traditions, il sagit de mettre en évidence lexistence concrète dun fondement commun : le temple, dans ses diverses formes, considéré comme le lieu par excellence dune pratique religieuse et de la coexistence des diverses traditions établies. Cette approche englobe tous les temples, quils soient bouddhiques, confucianistes, taoïstes ou consacrés aux cultes populaires » (p. 16). Bien que cette approche risque de mener à des généralisations excessives, ce qui émerge de létude de Goossaert, cest une image du temple comme espace à lintérieur duquel se déploie toute la diversité de la vie religieuse chinoise.ise.
Le livre commence par une visite guidée dun temple typique. Lauteur explique le plan, la disposition des cours et des bâtiments selon des formes symboliques et des principes de géomancie, la signification des icônes et du mobilier rituel, le rôle central du brûle-encens, véritable cur de tout temple chinois, et limportance des stèles, qui constituent la mémoire de la communauté religieuse.
Dans le deuxième chapitre, la discussion porte sur les différents types de temples et la difficulté de leur classification. Tout dabord, lauteur présente la terminologie des temples chinois, expliquant les différentes significations et étymologies des nombreux termes chinois qui sont communément traduits par le vocable de «étemple» (miao, si, guan, an, gong, ci, etc.), mais il conclut quil est difficile de classer les temples daprès leur nom. On peut alors être tenté de distinguer les temples selon leur obédience religieuse (bouddhique, taoïste ou confucianiste), mais la plupart des temples défient une telle catégorisation : le même temple peut par exemple combiner le culte de divinités protectrices bouddhiques, une liturgie taoïste et des offrandes carnées, permises dans les rites confucéens, mais interdites dans le bouddhisme et le taoïsme. Les grands monastères, habités exclusivement par un clergé bouddhique ou taoïste, font exception parmi une masse de temples qui ne peuvent être classés selon leur «obédience», comme on pourrait le faire, par exemple, pour identifier des églises protestantes. Un même temple offre habituellement une douzaine de cultes à des divinités différentes, parfois même jusquà une centaine. La déité la plus sollicitée par les fidèles est rarement celle qui a le rang hiérarchique le plus élevé dans le temple : il serait donc erroné de classer les temples en fonction de leur divinité principale. Goossaert souligne ensuite lomniprésence des différents autels et lieux de culte qui se trouvaient au centre de la plupart des institutions sociales de la Chine précommuniste : académies privées, écoles confucéennes, guildes, association de compatriotes
Le troisième chapitre relate brièvement lhistoire du temple en tant quinstitution religieuse en Chine. Les premiers « temples » étaient des mausolées et des autels destinés au culte des ancêtres, qui se pratiquait souvent en plein air. Puis il y eut les sanctuaires du culte impérial de la dynastie Han. Mais cest le bouddhisme qui popularisa la notion du temple abritant des icônes de divinités, lieu ouvert à tous et consacré au culte religieux.
Le monachisme bouddhique eut un immense impact social et politique à lépoque du Moyen-Age chinois (IIIe-VIe siècles). La construction de monastères opulents transforma le paysage rural et urbain. Le temple fut alors adopté aussi bien par le taoïsme institué que par les cultes populaires. Ces derniers étaient souvent dédiés à des divinités de la nature ou des héros locaux, et servirent de centres de résistance locale aux fonctionnaires du gouvernement central ainsi quau clergé bouddhique et taoïste. Sous la dynastie des Tang (VIIe- IXe siècles), lEtat impérial inaugura une politique de contrôle de toutes les institutions religieuses. Il établit un « concordat » qui garantissait lunité et légalité des trois traditions établies, placées sous sa protection. Les empereurs Tang ont aussi commencé la pratique des canonisations des dieux populaires, en leur assignant une place dans la hiérarchie céleste. Cette pratique favorisa la cooptation de ces cultes, qui devaient demander une autorisation officielle pour la construction de temples. Cest à cette époque que les temples devinrent linstitution principale de la vie communautaire en Chine. Sous les Song, cependant, lharmonie entre les « trois religions » fut détruite sous la pression des ambitions hégémoniques du confucianisme. Les cultes locaux réagirent en se libérant progressivement de la tutelle de lEtat ; signe de leur plus grande indépendance, ils constituèrent de vastes réseaux transrégionaux de temples. A lépoque des Ming et des Qing (XIVe-XIXe siècles), lécart entre la religion délite et la religion populaire se creusa. Vers la fin du XIXe siècle, alors que le tissu social se fragilisait, les temples et les cultes se multiplièrent, au point où ils constituèrent souvent linstitution principale de lorganisation et de la défense villageoise. Au même moment, des mouvements sectaires, tels les Taiping, détruisaient tous les temples des régions qui étaient sous leur contrôle. Et les convertis au christianisme, en refusant de contribuer au financement des temples, contribuèrent à briser lunité de communautés qui avaient traditionnellement considéré la construction et lentretien des temples comme une responsabilité collective.
Les réformes de Kang Youwei, promulguées en 1898, ont inauguré un changement radical de politique à légard des temples, quon voulut convertir en éléments dinfrastructure dun Etat moderne. Cette politique fut systématiquement mise en oeuvre durant tout le XXe siècle : les temples furent ainsi transformés en écoles, en bureaux de police et des impôts, etc... Des milliers de temples furent tout simplement détruits : « Leur rôle darticulation dans un système traditionnel, fragmenté en petites unités et en particularismes, était aux yeux [des réformateurs] impardonnable » (p. 99). Seuls les grands monastères bouddhiques, isolés géographiquement et relativement à lécart du système social traditionnel, furent épargnés. La Révolution culturelle na fait que continuer une histoire de destruction qui a traversé tout le vingtième siècle. Aujourdhui, ce sont les urbanistes et les promoteurs immobiliers qui démolissent des temples pour construire des immeubles modernes. On estime quen 1900, il y avait environ un million de temples en Chine : un temple pour cent familles. De ceux-ci, il ne reste maintenant que quelques milliers. « De 1898 à aujourdhui sest écoulé un siècle de destruction continue, par tous les moyens, et qui restera sans doute dans lhistoire de lhumanité comme lun des plus grands anéantissements du patrimoine » (p. 101). Malgré cela, les temples continuent à prospérer à Taiwan et dans les communautés chinoises doutre-mer. On assiste aussi à une résurgence de la construction de temples en Chine populaire, financés par le gouvernement, par les Chinois de la diaspora et par les fidèles locaux.
Dans le quatrième chapitre, Goossaert propose quatre modes dappréhension de lespace sacré. Tout dabord, le temple peut être considéré comme un mémorial voué aux ancêtres : un lieu où lon honore les morts comme sils étaient présents, sans toutefois chercher abusivement leur intercession. Selon ce mode, lappartenance à une communauté religieuse implique la filiation à une lignée présidée par une divinité. En deuxième lieu, le temple peut être vu comme une cour de justice. Dans ce cas, le dieu nest pas un ancêtre mais un fonctionnaire céleste, investi en tant que tel dune autorité judiciaire. En tant que juges, les dieux peuvent convoquer des témoins de lau-delà. Ils peuvent aussi être eux-même témoins : dimportants contrats étaient souvent scellés devant les dieux, qui punissaient ceux qui ne se tenaient pas à leurs engagements. En troisième lieu, le temple peut être considéré comme une maison, un lieu de loisirs et de récréation, un lieu de vie. Il ny a pas de distinction radicale entre larchitecture dun temple et celle dune maison : les temples se différencient par leur hauteur, leur taille, leur ornementation. Les temples sont les résidences impériales des dieux, qui offrent nourriture et logement aux passants. Le quatrième mode est celui du temple comme montagne : la métaphore de la montagne est souvent utilisée pour décrire le temple en partie (la pagode, le toit) ou dans son ensemble. Lascension des montagnes pour arriver aux monastères perchés au sommet est un acte de dévotion, rapprochant le pèlerin des hauteurs étranges et sauvages de la transcendance spirituelle.
Le cinquième chapitre sattache à la fondation des temples, le plus souvent le résultat dune initiative individuelle, et aux modalités du financement de leur construction et de leur entretien.
Dans le sixième chapitre, nous découvrons les acteurs de la vie du temple : le clergé, les devins et les mediums. La plupart des temples sont administrés par des comités laïcs qui emploient et supervisent les officiants qui y résident. Ce sont ces comités de dévots qui, à travers leurs oeuvres charitables et sociales, constituaient la trame même de la vie culturelle et religieuse chinoises. Enfin, le septième chapitre nous présente la vie religieuse proprement dite des temples : le culte quotidien, les offrandes dencens, de papier-monnaie et de sacrifices ; les festivals, rituels et processions ; enfin la musique et les banquets qui colorent la vie du temple.
Dans sa conclusion, Goossaert revient au thème du premier chapitre : la relation entre les temples, lEtat et la société. « Le temple chinois est une institution politique : lEtat sen sert pour gouverner, et le peuple y fonde son organisation » (p.33). Les temples sont des lieux darticulation de la culture institutionnelle et populaire. À lintérieur, la liturgie de lélite dEtat ou monastique apporte légitimité politique et cosmologique, alors quà lextérieur, les fêtes communautaires et les associations de temple apportent le soutien et le financement du peuple, sans lequel lensemble de la liturgie officielle ne pourrait survivre. Le temple, donc, est un « lieu de négociation religieuse ». En lui se retrouvent tous les éléments de la religion chinoise. Bien que la coexistence des tendances élitistes et populaires ne soit pas toujours facile, tous les acteurs comprennent que le compromis est essentiel. « Le mélange des éléments, en des proportions toujours variées, rend compte de lunicité dune religion chinoise très étendue, mais dont aucune partie ne veut se séparer radicalement des autres » (p. 204). Le temple est un espace privilégié où se forme et sexprime le contenu religieux, et qui attire vers lui toutes les connaissances et les richesses: les dieux parlent à travers les médiums et les oracles, les artisans et les jardiniers façonnent la beauté des lieux, les prêtres célèbrent les rites, les troupes dopéra jouent des histoires saintes, les stèles et les peintures racontent les faits des dieux et des adeptes, les maîtres des arts du corps enseignent les secrets du combat ou de la longévité, et les philanthropes font leurs bonnes oeuvres. Le temple nest donc pas un immeuble figé, mais un lieu ouvert, à lintérieur duquel les formes bouillonnantes de la religion chinoise se mêlent et se développent.
Au XXe siècle, cependant, la vie des temples a en grande partie disparu. Les temples qui nont pas été détruits sont souvent devenus des lieux touristiques, des musées dune culture qui nexiste plus. Dans les villes, la vie religieuse est, le plus souvent, sortie des temples. Les groupes de qigong, par exemple, se voyant interdire la pratique dans les temples, ont investi les parcs et les espaces publics dans les années 80 et 90. La religion hors des temples nétant pas le propos de ce livre, Goossaert ne sattarde pas sur cette tendance. Mais sa synthèse magistrale nous ayant fait découvrir les trésors culturels des temples, leur marginalisation actuelle ne peut que susciter des interrogations : est-ce un phénomène temporaire, produit artificiel de la politique de lEtat, ou bien sagit-il dun changement profond des formes de religiosité en Chine ? Et si le temple nest plus le centre de la vie religieuse et sociale en Chine, quest-ce qui prendra sa place ?