BOOK REVIEWS

Leo T. S. Ching, Becoming Japanese. Colonial Taiwan and the Politics of Identity Formation

by  Ann Heylen /

Becoming Japanese est une contribution conséquente qui enrichit la série d’ouvrages portant sur l’histoire intellectuelle de Taiwan du vingtième siècle. En fait, il s’agit d’un livre qui porte plus sur l’historiographie et la critique littéraire que sur l’histoire. Leo Ching ne présente pas au lecteur une analyse historique des politiques coloniales japonaises ; il montre plutôt que le legs du colonialisme japonais reste crucial dans la formation du discours politique taiwanais et de l’identité taiwanaise qui par conséquent se distingue de l’identité chinoise du continent.

L’ouvrage comporte cinq chapitres. Dans l’introduction, l’auteur propose une approche du colonialisme japonais à Taiwan qui se fonde à la fois sur la problématique de la formation des identités et sur l’approche politique de ces identités dans le contexte post-colonial. Ching estime que les conditions historiques du colonialisme japonais ont permis la production de plusieurs discours portant sur la conception et la représentation des caractéristiques fondamentales du Japon et de la « taiwanitude » dans le Taiwan colonial puis d’après-guerre.

Pour appuyer cette thèse, Ching a sélectionné des textes et des événements qui présentent la nature complexe et dispersée de la formation de l’identité taiwanaise au cours de l’époque coloniale. Ching prête une attention particulière à la relation triangulaire entre Taiwan, le Japon impérial et la Chine nationaliste, apportant ainsi des éléments permettant de mieux comprendre les conflits d’identité qui prennent alors forme et qui continuent de marquer la culture du Japon, de la Chine continentale et de Taiwan depuis la guerre (p. 12).

Dans un premier chapitre, Ching avance deux raisons pour expliquer la marginalisation des études taiwanaises. D’une part, à ses yeux, les études du discours colonial japonais demeurent à la fois insuffisantes et dominées par les travaux euro-américains (p. 30). D’autre part, il avance l’idée selon laquelle c’est moins le post-colonialisme que la défaillance du processus décolonisateur qui a contraint tant le Japon que Taiwan à être confrontés à leur relation coloniale particulière et donc au legs colonial japonais dans son ensemble. Selon Ching, l’incapacité du Japon d’après-guerre à affronter son passé colonial est due à la fois à l’opportunisme des États-Unis et à l’absence de remise en cause de l’approche par la subjectivité (shutaisei) de la question de la responsabilité du Japon pour ses crimes de guerre dans les nations qu’il occupa (pp. 46-47). A Taiwan, la prise de pouvoir par le régime du Kuomintang a empêché tout processus de décolonisation et a eu au contraire pour conséquence une réécriture, une « réinvention» de la relation coloniale de Taiwan avec le Japon.

Le deuxième chapitre est consacré à la formation de la conscience taiwanaise et de la conscience chinoise, aux mouvements politiques des années 1920 et à leurs répercussions aujourd’hui. Ching tente de démontrer que la relation contradictoire entre ce que l’on appelle la conscience chinoise et ce que l’on nomme la conscience taiwanaise est par définition une problématique post-coloniale, qui néglige le développement parallèle de ces deux identités au cours de l’époque coloniale (p. 77). Ching définit les mouvements politiques des années 1920 comme des mouvements « ethno-nationaux » et remet en question l’approche « nationaliste » qui a pu en être faite. Il qualifie ces mouvements de « néo-nationalistes » ou de « proto-nationalistes », et pense que « leur idéologie était tributaire tant de l’Empire japonais au sens large que du nationalisme ethnique chinois han » (pp. 52-53). Sur ce point, deux remarques doivent cependant être faites. D’une part, Ching appuie son argumentation sur la compilation des rapports de la police coloniale de 1939, c’est-à-dire sur une interprétation très japonaise des activités socio-politiques. D’autre part, il estime insuffisante la documentation sur leurs activités mais méconnaît les données écrites primaires taiwanaises des années 1920 et 1930. Dans le même chapitre, revenant sur le terme de « néo-nationaliste», il discute la contradiction entre l’aspiration nationaliste des Taiwanais et l’adaptation au régime colonial de la classe des propriétaires fonciers de l’île. Cette adaptation a empêché la formation d’un mouvement anti-japonais radical ou révolutionnaire (p. 87). Cet argument est convainquant : en effet, « l’idéologie néo-nationaliste taiwanaise » était née de l’intégration de Taiwan à l’Empire japonais. Néanmoins, l’auteur ne donne aucune explication quant à la forme des liens de ce nationalisme taiwanais avec le nationaliste ethnique chinois ou han.

L’opposition entre la Chine et Taiwan qui marque le discours politique de Taiwan d’après-guerre est illustrée par une brève discussion des ouvrages de Wang Hsiao-po, exemple d’une conscience chinoise ethno-nationaliste idéalisée, et de Sung Tse-lai, qui au contraire met en avant une conscience taiwanaise particulière. La partie consacrée aux défenseurs d’après-guerre de l’indépendance taiwanaise est particulièrement intéressante. Par exemple, Ching y présente l’ouvrage de Shih Ming, intitulé Taiwanren sibainian shi (Quatre cents ans d’histoire des Taiwanais) en centrant son analyse sur la manière dont l’auteur a traité la question des relations entre Taiwan, la Chine continentale et le régime colonial du Japon (p. 70).

Dans le troisième chapitre, Ching porte son attention sur la transformation des Taiwanais de colonisés en sujets impériaux. Ching est à ma connaissance le premier auteur à décrire dans une langue occidentale l’importance historique pour Taiwan du processus de kominka, connu également sous le nom d’« impérialisation » (1937-1945) et la différence entre cette politique et celle de doka, connue sous le nom d’« assimilation ». Ching remarque avec justesse que le discours colonial japonais a cherché à se légitimer par rapport au colonialisme occidental en mettant en avant la rhétorique de l’assimilation, une politique à laquelle les Occidentaux en général s’opposaient (p. 105). Selon Ching, la différence entre doka et kominka réside dans le fait que le premier terme est un concept colonial politico-économique tandis que le second est une notion culturelle. Par conséquent, selon Ching, le débat taiwanais d’après-guerre portant sur la définition idéologique de la littérature insulaire des années 1930 et 1940 — une « littérature impériale » (huangmin) par opposition à une « littérature de résistance » (kangri) — est le reflet d’une « lutte en faveur de l’identité taiwanaiseà». Une». Une telle lutte fut centrée sur l’acception ou le rejet de la notion d’identité coloniale japonaise.

Le chapitre le plus intéressant est sans doute le chapitre 4, intitulé « From Mutineers to Volunteers ». Ching y explique le concept de « construction d’identité » et y montre les contradictions du discours colonial japonais. Ching y met notamment en lumière le changement de politique du pouvoir colonial envers les aborigènes avant et après le soulèvement de Musha en 1930. Ce chapitre démontre l’importance historique de la kominka pour les aborigènes taiwanais, qui malgré les conséquences du soulèvement de Musha, se sont engagés comme volontaires de l’Armée impériale japonaise dans la guerre du Pacifique de 1937-1945, et présente une évaluation de leur patriotisme et de leur loyauté envers la nation japonaise.

Le dernier chapitre est consacré à une discussion de la littérature taiwanaise coloniale. Ching revient sur la relation triangulaire entre Taiwan, le Japon impérial et la Chine nationaliste à travers une lecture du roman Yazhou de gu’er (Un orphelin de l’Asie) de Wu Cho-liu (Wu Zhuoliu). Il nous propose la conclusion suivante : émergeant à l’époque coloniale, Taiwan avait établi une identité qui n’était ni statique ni entièrement construite. Au contraire, il nous fait prendre conscience de l’importante de la relation entre Taiwan et la Chine dans la formation de la modernité coloniale nippo-taiwanaise. À cet égard, Ching se fait l’écho du courant intellectuel taiwanaise actuel qui, dans son approche de cette période, tente de fonder l’identité coloniale taiwanaise à la fois sur une culture chinoise « résiduelle » de l’île et sur la « domination du Japon colonisateur ».

Avec cet ouvrage, Ching a comblé une lacune importante des études sur l’histoire coloniale de Taiwan. Ching y propose en particulier une nouvelle approche de la question de l’identité. Il y examine d’une façon nuancée la manière dont les peuples réinterprètent et redéfinissent les événements historiques. L’on peut regretter que Ching n’ait pas davantage insisté sur l’importance capitale de la langue taiwanaise (minnan) à l’époque coloniale. Certains noms d’organisations politiques des années 20 et d’intellectuels taiwanais apparaissent en transcription japonaise. En outre, privilégiant les théories post-modernistes, l’ouvrage utilise souvent un jargon qui en rend la lecture malaisée. Néanmoins, riche et pénétrante, cette étude constitue une invitation stimulante au développement de la recherche sur Taiwan, sa société et son histoire.