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Xu Youyu ou comment écrire l’histoire de la Révolution culturelle pour orienter l’avenir de la Chine

by  Chloé Froissart /

A l’heure où, engagée depuis plus de vingt ans dans les réformes, la Chine prépare l’avènement de la quatrième génération de dirigeants du Parti communiste chinois et se voit reconnaître un rôle croissant dans les relations diplomatiques et commerciales internationales, quelques voix s’élèvent pourtant de l’intérieur du pays pour rappeler, à la suite de Ba Jin (1), que la page de la Révolution culturelle n’a jamais été tournée. Comment pourrait-elle l’être puisque cette page, sur laquelle le Parti a établi son contrôle en 1981 au cours du sixième Plénum du XIè Comité Central (2), reste blanche, toujours en attente de sens, dans la mémoire collective ? La société chinoise n’a jamais eu droit à la parole sur cet épisode de son histoire récente qui constitua à la fois l’espoir et le drame de toute une génération et sur l’autel duquel des millions de vies et de destins furent sacrifiés. Pour quoi au juste ? Au lendemain de la Révolution culturelle, le Parti a reconstruit son pouvoir en réaffirmant son contrôle sur l’histoire et la mémoire, élément fondamental de domination qui empêcha la constitution de toute opposition politique, tandis que Deng Xiaoping rappelait les fondements inchangés du régime en formulant sa théorie des Quatre principes (1979) (3). Or la Révolution culturelle, menacée par l’oubli au moment même où les conséquences sociales de la modernisation rehaussent l’expérience maoïste d’un prestige retrouvé, est susceptible de se répéter.

Voilà ce qui motive la prise de parole de Xu Youyu, sur les écrits duquel nous avons choisi de nous pencher. Né à Chengdu en 1947, Xu a vécu tous les bouleversements qui ont jalonné l’histoire de la République Populaire, et en particulier la Révolution culturelle à laquelle il a participé en qualité de chef de faction de gardes rouges rebelles. Lors du mouvement d’envoi à la campagne, il vécut pendant trois ans dans un village au nord du Sichuan, puis revint à Chengdu où il travailla comme ouvrier pendant six ans. En 1977, il réussit le premier concours d’entrée à l’université organisé depuis la fin de la Révolution culturelle et intégra l’année suivante l’Académie des sciences sociales de Chine à Pékin où il occupe actuellement un poste de chercheur en philosophie. Comme une partie de cette jeunesse envoyée à la campagne qui fit par la suite le choix d’une profession intellectuelle, Xu Youyu embrassa la cause du libéralisme au terme d’une réflexion sur son expérience de la Révolution culturelle. C’est ainsi qu’il participa successivement dans les années 1980 aux mouvements d’émancipation de la pensée et des Nouvelles Lumières (4) en qualité de membre de l’un des comités éditoriaux les plus connus, Culture : la Chine et le monde. Les écrits de Xu Youyu (5) sont remarquables tant pour ce qu’ils témoignent d’un travail systématique et de longue haleine afin d’élaborer une histoire non-officielle de la Révolution culturelle que pour l’accent particulièrement fort qu’ils mettent sur le rôle de la mémoire et de l’histoire dans l’orientation de la modernité chinoise et la structuration d’une opposition politique qui aura su tirer les leçons du passé.

Ecrire l’histoire pour sortir du totalitarisme et prévenir la répétition de la Révolution culturelle

Le pouvoir a refermé la période maoïste en proclamant que ce qu’avait fait Mao contenait 70% d’éléments positifs et 30% d’éléments négatifs. Un pourcentage qui n’a guère de sens si ce n’est qu’il s’agissait alors de «condamner complètement» (chedi fouding) la Révolution culturelle pour reconstruire le régime sans porter atteinte au chef charismatique afin que ses successeurs apparaissent légitimes au peuple. Cette condamnation totale de la Révolution, qui est au centre de la résolution prise au cours du sixième Plénum du XIème Comité Central en 1981 (6), vise moins à rendre justice aux victimes au sein de la population et à remettre en cause les fondements du régime, qu’à réaffirmer ces derniers en prenant congé de la théorie selon laquelle il subsiste des contradictions au sein du peuple sous le régime socialiste, qui avait permis à Mao de justifier le recours aux mouvements de masse. Pourtant, les campagnes contre la « pollution spirituelle » qui rythmèrent les années 1980 et la récente campagne contre les « superstitions anti-scientifiques » dirigée contre la Falungong témoignent que le pouvoir n’a pas totalement renoncé à ces mouvements. Inversement, une population qui n’a pas tiré les leçons du passé n’est pas préparée à s’y opposer. Xu Youyu remarque en effet que certains anciens gardes rouges ont conservé de la Révolution culturelle une conception faussée, mythique, autrement dit analogue au discours du pouvoir de l’époque (7). En s’identifiant à une génération de « jeunes instruits » qui se seraient volontairement détournés des bancs de l’école pour partager la vie des paysans pour la plus grande gloire de leur pays, ils revendiquent une expérience inestimable grâce à laquelle ils se seraient aguerris.

Par ailleurs, un fossé se creuse entre la génération qui a vécu la Révolution culturelle et celle qui ne l’a pas connue. Ecrire l’histoire, c’est combler le « trou de mémoire » qui les sépare en réduisant le sentiment d’extranéité qu’elles éprouvent l’une envers l’autre. La génération qui a vécu la Révolution se sent incomprise de celle qui, lui ayant succédé, se désintéresse complètement de cette époque. Xu Youyu évoque la mémoire comme une filiation symbolique : «d’où vient-on ? Qu’est-ce qui nous a précédé ?». Evoquant ses propres attentes envers un vieux monsieur de la génération de Hu Feng (8), Xu tire la conclusion suivante : si la génération des gardes rouges n’écrit pas son histoire, les générations suivantes lui en voudront (9). La question de l’identité se double de l’enjeu politique. Il s’agit de transmettre « une mémoire structurée et structurante (10)» permettant de tirer les leçons de l’histoire. Il faut permettre aux jeunes générations de ne pas tomber dans les mêmes pièges que leurs aînés, de penser et d’agir en fonction du passé. La mainmise du pouvoir sur l’histoire et la mémoire collective s’est opposée à ce que l’expérience des différents mouvements démocratiques ayant scandé l’histoire de la République populaire de Chine (RPC) soit capitalisée (11) : malgré l’existence de revendications communes entre les Cents Fleurs de 1957, le mouvement insurrectionnel de certains gardes rouges radicaux, les Printemps de Pékin de 1976 et 1979, le mouvement démocratique de 1989, aucun mouvement ne fait référence à ceux qui l’ont précédé (12). N’ayant pas conscience de s’inscrire dans une continuité, chaque mouvement est condamné à repartir de zéro (13). Aussi Xu Youyu souligne-t-il que les étudiants ont reproduit en 1989 les mêmes erreurs que les gardes rouges pendant la Révolution culturelle : dans les deux cas, les étudiants, qui se référaient à l’idéologie officielle ainsi qu’à la constitution et aux lois du régime pour « faire des propositions aux dirigeants », ont été réprimés. Dans les deux cas ils fondaient leur action sur la croyance que le PC représentait les droits du peuple, dans les deux cas ils se sont soumis au pouvoir pour ne pas être classés «contre-révolutionnaires», puis dans un second temps seulement ont remis en question la suprématie du Parti (14).

Si écrire cette histoire est une tâche urgente, c’est aussi parce que le blanc créé dans les mémoires, allié au ressentiment nourri par une partie de la population payant le prix de la modernisation du pays, risque de rendre les Chinois particulièrement réceptifs au discours de nouveaux intellectuels contestataires — connus sous l’appellation de « nouvelle gauche » — qui, nostalgiques de l’époque maoïste et tout particulièrement de la Révolution culturelle, veulent en ressusciter les « aspects positifs ». Il s’agit d’empêcher que l’aspiration à la démocratisation et à une plus grande justice sociale ne s’incarne une nouvelle fois dans l’utopie révolutionnaire, tout en lui donnant les moyens d’engendrer une réelle opposition au régime. Enfin, l’écriture de l’histoire est une arme dont se sert Xu Youyu pour combattre le « cynisme politique » qui, encouragé par le pouvoir, gagne la population et certains intellectuels se réclamant du néo-autoritarisme ou du néo-conservatisme (15). Le désenchantement est en effet manifeste, que ce soit chez la génération de la Révolution culturelle, «passée de l’extrême croyance à l’extrême incroyance (16) » ou la « génération ludique» (17) qui l’a suivie et se détourne délibérément de tout enjeu politique au profit de la quête d’une forme de jouissance individualiste. Xu remarque que les mots « politique », «histoire», «affaires du pays» (guojia dashi), « idéal » déclenchent aujourd’hui en Chine mépris et ricanements (18). A l’inverse, ils suscitent la crainte et le doute chez certains intellectuels partisans d’une modernisation, dans un premier temps exclusivement économique, menée par un pouvoir fort et s’opposant à l’exercice de tout droit individuel au nom du sacro-saint impératif de stabilité que suppose la poursuite des réformes.

Comment faire comprendre au peuple chinois que ces mots ne sont pas seulement trompeurs, manipulateurs, chargés d’idéologie ou annonciateurs de chaos, mais représentent des enjeux fondamentaux pour le pays ? En re-sémantisant ces termes, c’est-à-dire en créant une histoire non-officielle et en faisant participer la population à un travail de mémoire.

Forger une méthode : donner la parole à la société contre le pouvoir

La vérité historique se jouant ici contre l’interprétation officielle, Xu Youyu choisit d’analyser la Révolution culturelle à partir de la société : quelles ont été les causes et la nature de la révolte des gardes rouges ? Quelles en ont été les conséquences sur la société chinoise du point de vue de l’histoire des mentalités et de la pensée ?

L’originalité de la démarche de l’auteur tient à l’angle qu’il choisit pour aborder la Révolution culturelle — comment comprendre cette révolte qui engagea toute la jeunesse chinoise à l’intérieur d’un régime totalitaire — et à la méthode que cette perspective induit. Si Xu défie le monopole du Parti sur l’histoire, il le fait d’abord par sa situation de parole. L’historien parle depuis la communauté scientifique internationale dont il a lu les travaux portant sur la Révolution culturelle grâce à deux séjours d’étude effectués en Angleterre et au soutien de l’Université chinoise de Hong Kong qui lui a permis d’avoir accès à des documents interdits en Chine populaire. Fervent militant de l’ouverture des archives, Xu a également obtenu de haute lutte des universités de Chine continentale le droit de consulter certaines publications de différentes factions gardes rouges (19). Mais l’historien s’inspire avant tout de sa propre expérience de Garde rouge, de son propre travail de mémoire qu’il a effectué préalablement en publiant son autobiographie (20), ainsi que des 131 entretiens qu’il a réalisés dans toutes les provinces de Chine — sans négliger les bourgs, les villages, les régions de minorités nationales — auprès d’anciens gardes rouges. Il a pris en compte toutes les catégories d’âge : de la dernière année d’université à la première année de collège en 1966, ce qui représente un intervalle de dix années scolaires. Il y a ajouté les élèves des instituts d’enseignement technique et ceux qui sont entrés au collège en 1967. Il a tenu à ce que toutes les factions de gardes rouges soient représentées, des anciens jeunes instruits (lao zhiqing) (21) aux rebelles les plus radicaux. Autrement dit, l’enquête prend en compte des personnes d’origine sociale différente, qui n’avaient pas le même statut à l’école avant et pendant la Révolution culturelle, dont les opinions ont évolué dans des directions divergentes et qui occupent des positions différentes dans la société chinoise actuelle. Réinvestissant la tradition chinoise des « histoires orales », mais l’exploitant avec une rigueur toute sociologique, Xu Youyu entend ainsi rendre la parole à la société contre le pouvoir.

Ainsi Xu oppose à l’idéologie et à tout schéma explicatif pré-établi, en particulier celui du déterminisme historique, la mémoire des individus et une démarche empirique (22). Il est attentif à traquer les défaillances de la mémoire et à contrer « le discours dominant de la Révolution culturelle (23) » qui marque encore les modes de pensée en ayant recours à son propre travail d’anamnèse ainsi qu’à l’historiographie occidentale. L’auteur cite en particulier Anita Chan (24), Jonathan Unger (25), Stanley Rosen (26) et Roderick MacFarquhar (27) qui ont le mérite selon lui de replacer l’étude de la Révolution culturelle dans l’analyse du régime politique de la RPC. Cela peut paraître une évidence aux lecteurs occidentaux, mais il ne faut pas perdre de vue que Xu Youyu s’exprime dans un contexte où il n’existe pas d’histoire politique de la RPC, où des mémoires personnels, édulcorés et vidés de toute dimension politique commencent à peine à être publiés, où les historiens n’ont pas accès aux ouvrages occidentaux. Citant ces derniers en exemple, en particulier en ce qui concerne leur méthode, Xu adopte une démarche pédagogique pour s’adresser aux historiens chinois auxquels il reproche de sacrifier à la tradition historiographique impériale qui consistait à aborder l’histoire à travers ses principaux personnages, et d’éluder ainsi la construction d’une problématique, qu’elle soit politique, économique ou sociale. Cette méthode est en effet celle adoptée par Yan Jiaqi et Gao Gao dans ce qui fut la première tentative pour écrire une histoire indépendante et personnelle de la Révolution culturelle, mais qui l’aborde d’ « en haut », depuis Pékin et les luttes entre les diverses personnalités au pouvoir (28). Sans le citer, il est clair que Xu vise ce livre qui fut publié à Hong Kong en 1986, puis brièvement diffusé en Chine continentale sous une forme expurgée à la fin de cette même année, mais qui rencontra une large audience et joua un rôle important dans la remise en cause de la période maoïste chez les intellectuels. Au contraire, c’est en s’appuyant sur l’analyse des contradictions sociales privilégiée par les Occidentaux que Xu Youyu réfute la thèse dominante en Chine : ce serait avant tout l’idéal révolutionnaire qui aurait motivé la révolte des gardes rouges. Cette thèse — dont Xu Youyu constate qu’elle a « contaminé » la mémoire des personnes qu’il a interviewées — en donnant une dimension héroïque, désintéressée et altruiste à la Révolution culturelle, est susceptible de concourir à sa réhabilitation dans un contexte d’individualisme forcené et d’incurie des autorités face à la détresse des plus pauvres.

Tout en se plaçant dans la lignée de l’historiographie occidentale, Xu Youyu souligne qu’il s’agit également pour les Chinois de restaurer leur droit à la parole. Il appartient en effet aux Chinois de dire quelle fut leur histoire et de la transmettre aux générations futures. Nous ne pouvons que suivre l’auteur sur ce point tant il est vrai que la réappropriation de sa propre histoire joue un rôle important dans la prise de conscience politique. Mais surtout, Xu entend apporter une dimension nouvelle à cette œuvre commune, car c’est essentiellement du point de vue de l’histoire des mentalités que l’auteur s’intéresse au mouvement des gardes rouges. Il fait intervenir la dimension subjective souvent absente des études occidentales et apporte un témoignage que ne peuvent nécessairement pas fournir des observateurs extérieurs sur les motivations profondes des gardes rouges, la manière dont ils se représentaient leurs prises de positions politiques et leurs actions, le sens qu’ils leur donnaient à l’époque (29). Aussi, aux côtés de paramètres sociaux et politiques, Xu fait intervenir dans son étude des paramètres «psychologiques» (30) fournis par des entretiens qui bénéficient de l’empathie fondée sur la communauté d’expérience. Enfin, cette contribution historiographique prétend corriger certaines erreurs. En effet, aux yeux de Xu Youyu, plusieurs historiens occidentaux sont coupables d’être à l’origine d’une interprétation erronée de la Révolution culturelle dont se saisissent aujourd’hui les nostalgiques de l’époque maoïste en Chine : celle d’une époque où la société, jouissant d’une trêve démocratique, aurait réellement conquis son autonomie face au pouvoir (31).

L’engagement pour le libéralisme contre l’objectivité de l’historien

Contre ceux qui assimilent la Révolution culturelle à une véritable expérience démocratique, soit pour la condamner soit pour s’en réclamer, Xu Xouyu veut montrer que cette époque n’a eu de révolutionnaire que le nom : elle représente au contraire le paroxysme du régime totalitaire. L’interprétation officielle, telle qu’elle s’exprime dans la résolution prise au cours du sixième Plénum du XIème Comité Central en 1981, assimile la Révolution culturelle à une expérience anarchique d’expression du peuple hors des canaux du Parti et des organisations de masse. Par la suite, le pouvoir a conclu de cette expérience à l’inadéquation de la démocratie « occidentale » à la situation de la Chine. Cette interprétation est reprise par les néo-autoritaires qui considèrent que le peuple chinois n’est pas encore mûr pour la démocratisation et que toute concession en ce sens plongerait la Chine dans le chaos. Selon la « nouvelle gauche » au contraire, la Révolution culturelle, expérience réussie de démocratie directe, fait partie des « innovations » introduites par Mao dans le système politique (zhidu chuangxin) (32) de la Chine qu’il convient de restaurer afin de combattre la dérive inégalitaire du régime dont témoigne la montée en puissance d’une classe bureaucratique capitaliste (33).

Comme l’indique le sous-titre de Toutes sortes de rébellions : Formation et transformation de l’esprit des gardes rouges, si Xu Youyu privilégie le temps long de l’histoire (son étude s’étend du début des années 1950 à la fin de la décennie 1970), c’est pour montrer en amont ce que la révolte des gardes rouges doit au régime totalitaire, à son idéologie et à ses institutions ; et en aval présenter le mouvement d’envoi à la campagne comme un moment de réflexion ayant permis à de nombreux jeunes de sortir de l’idéologie.

Dans un premier temps, toute la démonstration de Xu tend à illustrer la thèse de la manipulation totale des gardes rouges : « Etant donné que la Révolution culturelle prend place sous la dictature du prolétariat, c’est un mouvement de masse contrôlé par les dirigeants communistes et non une révolution spontanée» (34). Si nous suivons Xu Youyu dans cette affirmation qui nous apparaît évidente mais ne l’est sans doute pas pour les lecteurs non-avertis que sont ses compatriotes, son analyse de la période insurrectionnelle proprement dite, entre juin 1966 et juillet 1967, nous apparaît plus contestable. Xu, qui se place du point de vue de l’analyse institutionnelle du régime, dénie toute forme d’autonomie de la société face au pouvoir : les « Seize points» (35) n’ayant jamais été garantis institutionnellement, il n’existait à l’époque ni liberté d’opinion, ni liberté d’expression, ni liberté d’association. Xu Youyu affirme que « les actes et la pensée des gardes rouges n’avaient aucune valeur » : leurs productions théoriques ne pouvaient être que l’exacte réplique de l’idéologie officielle, non seulement parce que le système d’éducation, de propagande et les organisations de masse qui les avaient façonnés depuis leur plus jeune âge les empêchaient de développer une pensée autonome, mais encore parce que « s’il y eut à l’époque des personnes pour fonder des organisations qui avaient une réelle portée, celles-ci furent arrêtées les unes après les autres» (36). Dans cette perspective, les factions de gardes rouges sont ravalées à de simples organisations de masse, tandis que Xu considère que les personnes ou groupes ayant eu une pensée indépendante du pouvoir comme Yang Xiguang (37), Yu Luoke (38) ou les membres du collectif Li Yizhi (39) « n’étaient pas des gardes rouges, ils ont saisi l’occasion de la Révolution culturelle pour exprimer leurs points de vue (40) ». En outre, quand bien même leurs écrits « ont eu une grande influence [sur les rebelles], presque aucun groupe n’osa en faire le principe directeur de sa politique ou de sa théorie. Au contraire, pour manifester leur alignement sur la politique du centre et ne pas être classés parmi les perdants dans la lutte entre factions, la plupart des groupes émirent des critiques à l’encontre de ces écrits (41) ». Pour accentuer la thèse de la manipulation, l’historien tente d’établir une parfaite homothétie entre les différentes factions de gardes rouges et les factions au pouvoir. Il montre en particulier que dans un contexte où aucun droit individuel ni civique n’était garanti, les idéaux politiques ont vite cédé le pas devant la nécessité d’assurer ses intérêts personnels ou ceux de sa faction, ou tout simplement sa vie, grâce à des appuis politiques. C’est pourquoi chaque faction de gardes rouges représentait la position d’une faction au pouvoir dont elle recevait en retour le soutien : les conservateurs soutenaient la position de Liu Shaoqi, les modérés celle de Zhou Enlai, les rebelles radicaux de Mao.

Ce n’est que dans la deuxième partie de sa réflexion, consacrée au mouvement d’envoi à la campagne, que Xu Youyu montre comment les gardes rouges, aidés par des lectures sous le manteau, confrontés à la pauvreté et la dureté de la condition paysanne, nourrirent le sentiment d’avoir été trompés et commencèrent à remettre en question le régime ainsi que l’idéologie le sous-tendant. C’est à travers l’analyse de l’évolution des mentalités permise par le mouvement d’envoi à la campagne que Xu met en évidence les conditions d’apparition des mouvements d’émancipation de la pensée et des Nouvelles Lumières qui incarnèrent la sortie de l’idéologie et posèrent les fondements de la pensée libérale dans les années 1980.

D’un point de vue historique, la thèse de Xu Youyu est contestable : beaucoup d’ouvrages ont montré qu’il existait une réelle vacance du pouvoir durant la période insurrectionnelle de la Révolution, qu’un certain nombre d’organisations avaient développé une pensée des plus radicales et mis réellement en danger le Groupe Central de la Révolution culturelle, qu’enfin les gardes rouges avaient manipulé les cadres locaux contre lesquels ils surent habilement retourner la rhétorique du Centre autant qu’ils furent manipulés par le pouvoir (42). Mais c’est d’un point de vue politique que cette thèse prend tout son sens : contre la « nouvelle gauche » qui présente la Révolution culturelle comme un progrès de la démocratie au profit du bien-être du peuple, ravive le mythe d’un Peuple un, d’une société unifiée et homogène à l’heure où les inégalités et les injustices sociales s’accroissent, Xu affirme que le peuple n’a pas eu droit à la parole et met en évidence la destruction systématique du lien social. Les analyses de Xu Youyu rejoignent celles de Claude Lefort : en dénonçant l’illusion d’une totalité-une, l’historien met en lumière le paradoxe qui est au fondement de la modernité : c’est uniquement lorsque l’individu est reconnu et respecté qu’il existe un lien social (43). Ce travail historique est encore orienté vers la réfutation de la thèse selon laquelle il y a eu deux révolutions culturelles : une révolution officielle, contrôlée par le pouvoir (zhuliu de, guanfang de wenge) et une révolution populaire où les masses auraient acquis un certain degré d’autonomie et de liberté face au pouvoir. Cette thèse, « une hérésie qui vient de l’historiographie occidentale» (44), a cours chez certains intellectuels libéraux qui voient dans la Révolution culturelle les prémisses de la démocratie et de la formation d’une conscience citoyenne (45). Dans le contexte politique actuel de la Chine, il s’agit au contraire pour Xu Youyu de ne laisser à la Révolution culturelle aucun pouvoir de séduction : elle représente le paroxysme du régime totalitaire et la position libérale doit se fonder sur sa condamnation totale (chedi fouding), en particulier sur l’appel à la séparation du Parti, de l’Etat et de la société à travers l’instauration d’une démocratie parlementaire et du pluripartisme, ainsi qu’à la garantie des droits individuels et civiques. Enfin, si l’auteur s’emploie avec tant d’opiniâtreté à dénier, selon son propre terme, toute « valeur » à l’action des rebelles les plus radicaux, c’est que, s’adressant à ses compatriotes, il se met en position de tirer des leçons de l’histoire : la révolte, que ce soit dans les années 1960 ou en 1989, a toujours été récupérée par un pouvoir qu’elle a renforcé. L’analyse historique porte l’empreinte du libéral réformateur qui considère que le changement ne peut être impulsé que d’en haut.

Pour un musée de la Révolution culturelle : le travail de mémoire et l’appel à la responsabilité publique

Si l’un des axes de réflexion de l’historien consiste à se demander comment la barbarie des gardes rouges a été possible et à mettre au jour les mécanismes totalitaires ayant engendré la « bête immonde » (yeshou), l’intellectuel libéral appelle la population à un travail de mémoire et à une prise de responsabilité publique. Car expliquer n’est pas innocenter. En juin 2000, Xu Youyu publia dans le célèbre hebdomadaire Week-end du Sud (46) un article intitulé : « L’acte de repentance est absolument nécessaire ». Faisant sienne la mission que s’était donnée Ba Jin au milieu des années 1980 : « ne pas tolérer que l’histoire se répète » (47), Xu appelle les Chinois à « affronter l’histoire ». A l’heure où les réformes vont bon train, où la Chine, ayant retrouvé sa fierté, est entrée dans l’ère de la modernité, rien ne garantit que la Révolution culturelle ne puisse se reproduire tant qu’un travail de mémoire n’aura pas été entrepris. Xu évoque également le devoir envers les victimes : se repentir est la seule justice qui peut leur être rendue. En effet aucune poursuite pénale n’a été engagée contre leurs bourreaux. S’il ne se repent pas, « c’est que le peuple chinois admet que la tragédie de la Révolution culturelle ne fut qu’une farce, une comédie». Comme le souligne l’auteur dans son article, se repentir, c’est cesser de se poser en victime pour se considérer également comme coupable, c’est-à-dire responsable. Cet appel à la responsabilité publique revêt selon nous deux significations majeures. D’une part, c’est une manière de reconnaître l’individu comme partiellement autonome face au pouvoir, c’est-à-dire comme moralement libre et responsable de ses actes. L’appel à la repentance est un appel à la conscience individuelle. D’autre part, il s’agit de permettre la reconstruction du lien social dont Xu Youyu montre qu’il a été systématiquement rompu pendant la Révolution culturelle. Comment reconstruire ce lien social ? D’une part en rendant possible le pardon, d’autre part en comblant le « trou de mémoire » entre la génération qui a vécu la Révolution culturelle et celle qui ne l’a pas connue.

A la suite de Ba Jin, Xu Youyu appelle à la création d’un « musée de la Révolution culturelle », réceptacle des souvenirs et actes de repentance, dont la fonction serait d’empêcher que ne se crée un mythe de la Révolution la magnifiant. Il s’agit d’utiliser la mémoire individuelle contre la mémoire officielle pour contribuer à l’élaboration d’une mémoire collective. Ce monument, Xu tente de le construire au fil de ses livres où il raconte ses souvenirs et collecte ceux des anciens gardes rouges. Il avait projeté de publier des Histoires orales de la « Révolution culturelle » qui ont été interdites (48). Pour le trentième anniversaire du déclenchement de la Révolution en 1996, un numéro spécial du magazine Focus (49) consacra tout un dossier au travail de mémoire essentiellement composé d’interviews réalisées par Xu Youyu auprès d’anciens gardes rouges. Ce numéro fut également interdit lors de sa parution. En revanche, grâce à des appuis officiels au sein du Groupe de recherche du Comité central sur l’histoire du Parti, l’auteur a pu faire paraître la même année un recueil de textes qu’il a dirigé et intitulé 1966 : les souvenirs de notre génération (50). Xu continue de collaborer avec d’autres intellectuels, comme Li Hui ou Ding Dong, dévoués à la même cause que lui. Cette collaboration a donné lieu à un livre comme Les Volets estropiés, les gardes rouges dans l’histoire (51), qui réunit une soixantaine de contributions et se divise en deux parties : l’une consacrée à la réflexion sur l’histoire, l’autre à des témoignages qui sont autant de « scènes frappantes » (52) incitant le lecteur à ne pas oublier « ce qui est passé », à combattre le sentiment du « révolu » (53).

On ne peut qu’être frappé de la parenté entre la démarche de Ba Jin et de Xu Youyu d’une part et celle de Vaclav Havel d’autre part, dont les écrits politiques ne s’avèrent jamais purement spéculatifs ou abstraits mais sont toujours intimement liés au vécu (54). En ce qui concerne notre auteur, on comprend que ce sont les témoignages ainsi collectés qui, d’une part, réintroduisent la particularité, la pluralité et l’hétérogénéité attachées aux consciences subjectives et d’autre part rendent le passé crédible. Le musée a pour fonction d’attester que ce passé a bel et bien existé et qu’il a concerné des individus qui pensent, souffrent et agissent. Il redonne donc une place à la conscience individuelle et au sentiment personnel interdits sous les régimes totalitaires et peut constituer un premier pas vers la formation d’une conscience civique.

 

La démarche de Xu Youyu s’inscrit dans le sillage de ceux qui, de Michnick à Ba Jin, de Soljenitsyne à Havel, ont montré la vanité des efforts tentés par les régimes totalitaires pour abolir la mémoire et falsifier l’histoire. Ecrire l’histoire est un acte de résistance au totalitarisme, dont la Révolution culturelle représenta en Chine le paroxysme. Permettre à la population d’accéder à sa compréhension est déjà un premier pas vers la sortie de ce régime : « le pouvoir des sans-pouvoir » commence « avec une réflexion sur la nature du pouvoir dans lequel [ils] agissent », écrit Havel (55). Et si pour ce dernier (56) comme pour Xu Youyu, la source de l’histoire est avant tout l’expérience personnelle, c’est parce que cette dimension individuelle est niée par les régimes totalitaires. Le « musée de la Révolution culturelle », en rendant la parole à ceux qui ne l’ont pas, permet aux mémoires individuelles s’exerçant contre le mensonge du pouvoir, de s’exprimer dans le domaine public. Mais il s’agit également de défier la position hégémonique des Occidentaux dans l’interprétation de la Révolution culturelle : il appartient aux Chinois de dire quelle fut leur histoire, car c’est en se la réappropriant qu’ils en deviennent des acteurs conscients capables d’orienter l’avenir en fonction des leçons du passé. L’objectif que s’assigne l’auteur — parfois même au prix d’une distorsion historique — est de structurer la mémoire afin de permettre l’émergence d’une opposition politique capable de proposer un projet de « modemodernisation» qui, contrairement à celui de la «nouvelle gauche», ne reproduirait pas les erreurs de la période maoïste. On peut certes reprocher à Xu Youyu que sa démarche apparaisse en contradiction avec l’objectif qu’il lui assigne. Vouloir accréditer la thèse de la manipulation totale des gardes rouges, au mépris des nuances et de la complexité de la réalité historique, est aussi une forme de manipulation qui ne peut se justifier du point de vue scientifique dont se réclame l’auteur. Mais dans un contexte où il n’existe pas encore de liberté de parole, ni de publication, ni de communauté scientifique instituée — du moins dans les disciplines les plus sensibles que sont l’histoire moderne et la science politique —, autrement dit aucun contre-pouvoir permettant à la population de conquérir son autonomie subjective, et face à l’urgence de combattre la « nouvelle gauche », peut-être l’historien n’a-t-il d’autre choix que d’adopter un point de vue résolument partisan ?