BOOK REVIEWS

Zhang Kaiyuan, Eyewitness to Massacre : American Missionaries Bear Witness to Japanese Atrocities in Nanjing

by  Susan H. Perry /

Nous vivons dans un monde où les médias nous montrent chaque jour de terribles scènes de souffrance humaine. Que ce soit l’épouvantable génocide Interahamwe de Nyamata au Rwanda ou les incursions de l’armée israélienne dans le camp de réfugiés palestiniens de Jénine, nos écrans de télévision diffusent quotidiennement des images de violence. Cette actualité devient un sujet de conversation banal et nous n’échappons pas aux articles de journaux ou magazines aux images fortes. Il est impossible de dire que nous n’étions pas informés, même si nous ne voyons pas toutes les images filmées par des journalistes qui prennent chaque jour plus de risques.

Eyewitness to Massacre est une série de témoignages sur le massacre perpétré à Nankin par les troupes japonaises au début de leur occupation de la Chine (1937-1945). Cet ouvrage montre avec justesse l’ampleur et la brutalité d’un événement considéré jusqu’à présent comme un simple jalon parmi d’autres dans l’histoire chinoise. Alors que la télévision fait entrer chaque jour la violence dans nos foyers, le massacre de Nankin avait été quasiment occulté pendant la Guerre froide. Il suscite depuis quelque temps l’intérêt d’un groupe d’écrivains, certes différents les uns des autres, mais soucieux de faire la lumière sur cet événement. En 1997, Iris Cheng a publié sur le sujet un récit essentiel, auquel Takemoto Tadao et Ohara Yasuo ont immédiatement répondu avec leur version personnelle du « soi-disant » massacre (1). Plus récemment, l’ouvrage de Joshua Fogel qui retrace l’histoire du massacre et traite également de l’historiographie liée à cet événement apporte à la polémique un nouvel éclairage. Selon Joshua Fogel, l’analyse du massacre de Nankin peut aussi être perçu comme un pur produit de la diaspora chinoise qui trouve là un moyen de s’approprier et de reformuler une histoire déformée par la propagande de la Guerre froide. Ainsi, le massacre a créé pour la diaspora l’impression d’une identité partagée « inattaquable et irréprochable » et l’a soudée en tant que communauté de victimes (2).

Zhang Kaiyuan, éditeur de Eyewitness to Massacre, fait revivre cet épisode avec une exactitude terrifiante et de manière entièrement nouvelle : les Américains présents lors du massacre le décrivent en utilisant leurs propres mots. Au lieu de lire un compte-rendu du supplice et des souffrances infligés à la population chinoise, ou une analyse froide et détachée d’universitaires américains, le lecteur découvre le journal et les lettres que les missionnaires américains, certains connaissant Nankin encore mieux que leurs voisins chinois, envoyaient au pays. Les missionnaires se sentaient chez eux à Nankin et ils témoignent des brutalités quotidiennes, banales presque, que les troupes japonaises désœuvrées ont systématiquement fait subir à la population civile pendant les mois qui ont suivi l’invasion de décembre 1937. Neuf américains, certains d’entre eux nés en Chine, rapportent, sur un ton parfois proche de la monotonie, les tortures quotidiennes et l’écroulement de la société nankinoise sous l’occupation japonaise. Une des réussites de cet ouvrage est de faire revivre un monde aujourd’hui disparu. Lorsque dans les années 1980, j’étais rattachée au département sur la Chine de l’Université de Yale, il m’est arrivé de passer des heures à compulser des documents d’archives. Ensuite, je suis partie pour une mission de deux années en République populaire de Chine. J’ai retrouvé dans les lettres et journaux publiés dans cet ouvrage comme un écho des documents de la bibliothèque de la Yale Divinity School. De chaque page de ce livre se dégage un sens du devoir. Les missionnaires avaient le sentiment profond qu’ils luttaient contre des forces supérieures aux leurs pour le maintien de ce qu’ils nommaient la « décence chrétienne ». Leurs récits, exacts dans les moindres détails, montrent leur entêtement à croire que « la vérité » l’emportera. Ainsi Miner Setle Bates, dans les lettres qu’il envoie régulièrement à l’ambassade du Japon à Nankin recense-t-il de manière systématique les actes de violence commis sur le campus de l’université de Nankin au tout début du massacre : «Aujourd’hui, pendant que j’étais à votre ambassade, ma maison a été pillée pour la quatrième fois. Sept autres logements de l’université ont été pillés aujourd’hui, et d’autres ont été forcés » (21 décembre, p. 9). Bates use du même ton méthodique dans une lettre datée du 27 décembre, dans laquelle il décrit le mépris des soldats japonais pour le drapeau américain et le viol de trois jeunes filles, dont l’une a tout juste 11 ans.

Les liens étroits que les missionnaires américains avaient tissés avec les chrétiens chinois transparaissent en toile de fond de ces récits. Minnie Vautrin, présidente du collège de filles de Ginling au moment de l’invasion japonaise, établit dans son journal la liste des noms et la composition des familles des enseignants chinois. Elle raconte comment la foi chrétienne a soudé ceux qui ont survécu au massacre : «’Les Les mots ne peuvent exprimer l’intensité des réunions (de prière) et ce qu’elles nous ont donné de force et de courage pour affronter les difficultés de chaque jour» (p. 340). Mais Minnie Vautrin n’a pas supporté de se trouver quotidiennement confrontée à la mort et à la terreur : en 1940, après une dépression nerveuse, elle quitte la Chine. Elle se suicidera un an plus tard. Sans doute se reprochait-elle trop de choses, ainsi qu’elle l’écrit en décembre 1937 dans son rapport pour le comité directeur du collège de Ginling : « il me semble maintenant que j’aurais pu sauver la vie de ces jeunes filles, mais à l’époque cela m’a paru impossible » (p. 336).

Zhang Kaiyuan a noué de véritables amitiés avec ceux qu’il appelle « la nouvelle génération » de missionnaires-enseignants. « Grâce à leur ouverture d’esprit et à leur connaissance parfaite de la Chine, ils étaient bien plus compétents que les premiers missionnaires et leurs épouses issues de l’Amérique profonde » (p. xxiii). Zhang appartient à cette génération de la diaspora qui critique sans complexe l’impérialisme occidental envers la Chine mais qui ressent cependant une certaine admiration pour l’Occident. Miner Serle Bates était le professeur d’histoire de Zhang et Eyewitness to Massacre est une façon de rendre un hommage posthume aux qualités humaines hors du commun de ces missionnaires, à leur courage et à leur intégrité. Toutefois, cet ouvrage, à force de vanter les qualités des religieux en mission en Chine, pèche par son manque d’analyse : Zhang s’est retenu d’intervenir dans les témoignages et le lecteur a parfois l’impression d’être submergé par une masse de détails insignifiants.

Eyewitness to Massacre reste cependant particulièrement intéressant pour les recherches sur cette période : les neufs témoignages sont rédigés de manière « brute » et offrent un point de vue exceptionnel sur la tragédie, celui des missionnaires étrangers dont le sort était relativement plus enviable que celui des Chinois. Mais même si le ton de ces récits est impartial, nous n’avons pas là une version des événements complètement dénuée de parti pris. L’auteur défend son point de vue sur plusieurs points controversés, dont le nombre total de victimes. Zhang estime que son livre est l’exact « récit du massacre de Nankin, ce crime atroce commis par l’Armée japonaise, écrit avec le cœur, le sang et les larmes d’un petit groupe de résidents étrangers » (p. xxvii). La qualité principale de cet ouvrage est la place qu’il confère au « vécu ». Il est à espérer que l’intérêt récent de la diaspora et des chercheurs chinois pour cette période de l’histoire permettra au dossier d’entrer enfin dans le domaine public. En replaçant le massacre de Nankin dans son contexte, il deviendra plus facile d’expliquer pourquoi ce drame est devenu ce que le journaliste Ian Buruma appelle le symbole de l’identité chinoise contemporaine (3). C’est alors seulement qu’un événement ayant tellement marqué l’inconscient chinois pourra être abordé sans passion.

 

Traduit de l’anglais par Stéphanie Petit-Tung