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Stefan Friedrich, China und die Europäische Union : Europas weltpolitische Rolle aus chinesischer Sicht

L’angle d’approche de l’ouvrage de Stefan Friedrich sur les relations sino-européennes — qui est une version révisée de sa thèse de doctorat (Université d’Heidelberg) — est défini par son sous-titre : Le rôle de l’Europe dans la politique mondiale vu de Chine. L’objectif de Friedrich est d’analyser les relations sino-européennes depuis Pékin, c’est-à-dire d’étudier de quelle manière la politique étrangère chinoise est perçue d’un point de vue « intérieur » chinois plutôt que d’un point de vue « extérieur » européen. David Shambaugh a été le premier à appliquer à la Chine la perception des acteurs comme grille d’analyse, dans son ouvrage sur les relations sino-américaines en 1987. Shambaugh montre que la perception chinoise des Etats-Unis est déterminée par les « perceptions construites » d’une petite « élite influente » non marxiste, située dans l’un des groupes de réflexion du gouvernement chinois (voir ci-dessous). Friedrich modifie le cadre d’analyse de Shambaugh (pp. 39-43) en opérant une distinction entre « perceptions construites » et « perceptions réelles ». Il défend la thèse selon laquelle les opinions construites des journaux et autres sources d’information ne représentent pas forcément les convictions cognitives véritables (« perceptions réelles ») de leurs auteurs respectifs, dans la mesure où les principaux groupes de réflexion en Chine ne sont pas des instituts de recherche indépendants mais appartiennent et servent l’appareil politique. La thèse de Friedrich semble plus que plausible, mais elle reste cependant assez spéculative et obscure. De plus, elle n’est pas particulièrement enthousiasmante : je suppose que quiconque quelque peu familier avec la politique chinoise, considère avec attention le contexte politique dans lequel les analystes des instituts de recherche travaillent, et ne font pas l’amalgame entre l’opinion qu’a publiée un auteur et ses convictions réelles.

L’étude de Friedrich couvre la période 1981-1995, période de changements importants dans la politique étrangère chinoise. Au début des années 1980, la Chine a finalement abandonné son approche théorique de la politique étrangère (comme la « théorie des trois mondes » adoptée en 1975) et l’a remplacée par une approche largement inspirée par les analyses des instituts de recherches en politique étrangère. Friedrich, dans la première partie de son ouvrage (pp. 49-87), explique le rôle des instituts de recherche en politique dans le processus de prise de décision politique. Il donne une description détaillée et pertinente de la structure, des centres d’intérêt, du personnel et des publications des trois instituts de recherche, sur lesquels son étude est fondée : l’Institut chinois d’études internationales, l’Institut chinois d’étude des relations internationales contemporaines et l’Institut des études européennes de l’Académie des Sciences Sociales de Chine. L’argument de Friedrich selon lequel les revues publiées par ces instituts sont plus des publications du Parti que des journaux scientifiques — malgré leur peu d’orientation idéologique — est plus que convaincant.

Dans la seconde partie (pp. 93-174), Friedrich présente son objet d’analyse, tout d’abord en étudiant le développement de la perception chinoise du monde en général (chapitre 4), puis en analysant l’évolution de la perception chinoise de l’Union européenne (chapitre 5). La perception chinoise de l’arène internationale est divisée en cinq phases (ou tendances) qui sont essentiellement déterminées par la perception qu’a la Chine des grandes puissances, c’est-à-dire les Etats-Unis et l’Union Soviétique. Entre 1993 et 1995, dans la mesure où la Chine part du principe que la multipolarité est la tendance dominante dans le nouvel ordre mondial, l’Union européenne commence à être considérée comme un acteur toujours plus influent sur la scène internationale. Elle acquiert donc un statut plus important à ses yeux.

Le chapitre 5 offre une description minutieuse et bien informée de l’évolution de la perception chinoise de l’Union européenne. Il est intéressant de constater que le choix des sujets et leur interprétation dépendent plus du développement interne chinois que des évolutions à l’intérieur même de l’Union européenne. Il n’est pas surprenant que la détérioration des relations entre l’Union européenne et la Chine après le 4 juin 1989 ne soit pas du tout évoquée. À cause de son succès économique et, par comparaison, de la faiblesse européenne à ce niveau, la Chine devient de plus en plus confiante, comme le montre la recommandation selon laquelle l’Europe devrait établir des liens plus étroits avec la Chine pour résoudre sa propre crise (p. 159). Concernant les problèmes intérieurs européens, les observateurs chinois de l’Europe font preuve de pragmatisme : l’attention est portée sur les expériences européennes qui sont applicables au processus des réformes chinoises, c’est-à-dire les réformes agricoles.

Dans la troisième partie du livre (pp. 181-239 ; chapitres 6 et 7) Friedrich analyse son objet d’étude dans le cadre théorique de la « perception construite ». Il montre de manière convaincante que la perception chinoise de l’Union européenne n’évolue pas en fonction des changements à l’intérieur de l’Union, mais en fonction des propres mutations de la Chine. L’objectif des analystes politiques n’est pas de faire un compte-rendu précis de la politique européenne. Leurs « perceptions construites » ne peuvent être comprises que si l’on considère la situation politique et l’équilibre des pouvoirs en Chine. De plus, Friedrich montre que la théorie des « perceptions construites» n’est pas étrangère à la tradition chinoise. Le concept de tianxia — la vision sino-centrée du monde selon laquelle le monde civilisé correspond à la sphère d’influence chinoise — continue d’influencer aujourd’hui les «perceptions construites».

L’ouvrage de Friedrich constitue une étude précise et détaillée des relations entre la Chine et l’Union européenne et fait le meilleur usage d’une grande richesse documentaire grâce à la puissance analytique des outils conceptuels mobilisés. Il contribuera vraisemblablement à une meilleure compréhension des relations entre la Chine et l’Europe et de la politique étrangère chinoise en général.

 

Traduit de l’anglais par Mathilde Lelièvre