BOOK REVIEWS

S. Sugiyama et Linda Grove éds., Commercial Networks in Modern Asia

by  Gilles Guiheux /

L’histoire économique de l’Asie a longtemps été dominée par des questionnements circonscrits aux cadres nationaux et centrés sur l’activité agricole. Au cours des deux dernières décennies, inspirés par les travaux de Fernand Braudel sur la Méditerranée, les chercheurs ont redécouvert l’espace maritime asiatique parcouru par une classe de marchands comme principe unificateur dépassant les frontières nationales imposées par les puissances coloniales européennes (1). L’ouvrage dirigé par S. Sugiyama, professeur d’histoire économique à l’Université Keio (Tokyo), et Linda Grove, professeur d’histoire chinoise à l’Université Sophia (Tokyo), s’inscrit dans cette lignée. Il rassemble treize contributions sur les réseaux de commerce qui lient entre elles les différentes régions d’Asie entre les XVIIIème et le XXème siècle, de Yokohama et Pusan jusqu’à Istanbul. Ces études basées sur l’exploitation d’archives privilégient la dimension commerciale, considérant que l’histoire s’est jusque-là trop exclusivement concentrée sur l’activité productive et que les questions de la vente et de la distribution des produits ont été trop négligées. L’ouvrage entend donc aussi contribuer à ouvrir un nouveau champ de recherches, entre la production et la consommation.

Pour une partie, ces contributions s’attachent à l’étude de la compétition entre marchands asiatiques et occidentaux ; l’analyse est alors macroéconomique et centrée sur un réseau commercial, à l’échelle de telle ville ou telle région. Pour une autre partie, ces contributions se concentrent sur une entreprise précise ou un seul produit dans une perspective plus microéconomique. Le développement de réseaux internationaux et l’émergence de pôles que sont les villes portuaires ouvertes (Singapour, Hong Kong, Shanghai, Tianjin ou Nagasaki) ont longtemps été attribués à l’irruption au XIXème siècle des entreprises occidentales : maisons de commerce (Swires et Jardine à Hong Kong, Guthrie, Broustead, Harrisons and Crosfield à Singapour), banques et sociétés de transport maritime. La nouvelle historiographie se livre à un examen beaucoup plus nuancé des conséquences de l’arrivée des Occidentaux en Asie. Certes, ce sont des entreprises occidentales qui contrôlent alors la plupart des infrastructures commerciales, compagnies de navigation et institutions financières en particulier. Mais leurs activités sont limitées spatialement et le plus souvent restreintes aux ports ouverts. Ces entreprises ne contrôlent pas la distribution des produits. Sur les marchés intérieurs, les marchants traditionnels locaux saisissent les opportunités qui accompagnent l’ouverture à l’Occident, réorganisent leurs systèmes de vente et de distribution. Au sens strict, le commerce entre l’Europe et l’Asie est dominé par des sociétés occidentales. Mais la distribution des produits européens en Asie, ou l’achat dans les régions intérieures de produits qui seront exportés vers l’Occident sont réalisés par les marchands chinois, indiens ou arabes qui depuis longtemps organisent les réseaux commerciaux à l’échelle régionale. Une des conclusions majeures des études de cas rassemblés dans l’ouvrage est que l’on ne saurait analyser les relations entre maisons de commerce occidentales et marchands asiatiques en termes d’affrontement ou de rivalité. C’est bien davantage une relation de collaboration qui se met en place, liée à un accès différentiel à l’information sur les marchés internationaux et locaux. Ce système se caractérise par une division complexe du travail.

Tanimoto Masayuki montre comment au Japon certains marchands savent saisir les opportunités que créent l’importation d’articles textiles. Si ceux-ci sont acheminés dans l’archipel par des maisons de commerce occidentales, certains marchands japonais savent s’adapter au nouvel environnement. Hamashita Takeshi identifie les réseaux financiers entre le Japon, la Chine et la Corée sur la base desquels les marchands japonais commercent en Corée. Pour sa part, Furuta Kazuko étudie les liens entre Shanghai, Osaka et Inchon au début des années 1890. Linda Grove montre comment l’intégration de Tianjin au commerce international après 1862 suscite le développement de réseaux commerciaux dans l’intérieur du pays, l’ouverture aux étrangers suscitant donc des liens commerciaux nouveaux entre la ville et l’ensemble des activités économiques de la Chine du Nord. Dans le cas d’une marchandise précise, les filés de coton, l’importation a, comme au Japon, des effets positifs sur la production locale. Relancée, celle-ci concurrence les produits importés. Hamashita Takeshi étudie les activités bancaires d’entrepreneurs du Shanxi en Corée et montre comment Shanghai devient le centre d’un système financier qui lie entre eux les différents ports d’Extrême-Orient. Lin Manhong dément la vision classique selon laquelle l’activité des guildes de marchands dans le commerce à travers le détroit de Taiwan aurait été réduite par l’ouverture des ports ouverts. Le déclin de l’activité commerciale dans les années 1850 est le reflet localement d’une récession économique mondiale. A la fin du siècle, ayant modernisé leur organisation, les guildes de marchands connaissent un regain d’activité et s’avèrent à même de concurrencer efficacement les marchands étrangers (en particulier dans le commerce du sucre).

Les trois études de cas de Kimura Kenji, Sherman Cochran et K. C. Fok montrent comment certains commerçants sont à même d’utiliser, suivant des modalités traditionnelles, les réseaux commerciaux pour développer des affaires qui dépassent les cadres nationaux et mêlent activités de production, distribution, communication voire finance. Kimura Kenji revient sur la carrière de Kameya Aisuke, marchand japonais en Corée qui débute comme simple employé de commerce et achève sa carrière à la tête de la Chambre de Commerce de Wonsan. A partir d’archives privées, K. C. Fok analyse le cas deux marchands hongkongais de la fin du XIXème siècle qui mobilisent activement des réseaux de relations personnelles pour développer leurs activités. Sherman Cochran montre comment l’empire commercial de Aw Boon-haw, le fabricant du « baume du tigre » — mais aussi le fondateur de nombreux journaux et parcs d’amusement dans toute l’Asie — s’appuie sur un réseau de relations personnelles fondées sur des liens de parenté et de commune origine locale. Ce réseau est mobilisé non seulement dans le cadre d’activités de production, mais aussi pour organiser la distribution et la vente, et orchestrer de vastes campagnes de publicité dans la presse asiatique.

Sugiyama, Post et Naoto étudient le degré de concurrence et les stratégies des différentes entreprises sur des marchés spécifiques. S. Sugiyama s’intéresse aux entreprises britanniques et japonaises sur le marché du sucre en Chine au début du XXème siècle. Peter Post analyse le rôle des maisons de commerce hollandaises dans le commerce intra-asiatique entre 1850 et 1930. Il montre que le commerce extérieur des Indes néerlandaises est à peu près également partagé entre acteurs hollandais et marchands asiatiques, chinois pour la plupart. Kagotani Naoto examine la présence commerciale japonaise dans les Indes britanniques, en particulier les activités du bureau de Bombay de la Toyo Menka. Deux essais finaux de Miki Sayako et Sakamoto Tsutomu sont consacrés au commerce de produits précis, d’une part, les céréales au Bengal à la fin du XVIIIème et au début du XIXème siècles et, d’autre part, la soie et les cocons de soie en Iran et en Anatolie dans la seconde moitié du XIXème siècle. Ils mettent tous deux en rapport le dynamisme des économies locales avec le système colonial.

L’ouvrage, on l’aura compris, est riche d’études de cas qui confirment la nécessité d’une vision complexe du « système commercial asiatique » avant comme après la montée en puissance occidentale. L’accent mis sur les réseaux commerciaux montre à l’évidence une multiplicité de configurations : concurrence, collaboration, dépendance mutuelle entre marchands occidentaux et asiatiques dans le cadre d’une économie aux multiples vecteurs d’intégration, chinois, japonais ou occidentaux. La variété des points de vue développés — un espace géographique, un réseau de marchands ou une entreprise particulière — constitue l’un des intérêts majeurs de cette publication. Elle apporte une moisson de faits nouveaux, tout en ouvrant de nombreuses perspectives à la recherche future : la comparaison des stratégies des entreprises occidentales et japonaises, le rôle des administrations coloniales ou les conséquences de l’introduction d’une législation commerciale. Cet ouvrage constitue donc une contribution importante à l’histoire économique de l’Asie.