BOOK REVIEWS

Christopher Bo Bramsen, Open Doors. Vilhelm Meyer and the Establishment of General Electric in China

Une grande maison dominant le port de Copenhague et, à Sokdsberg, au bord de la mer, une vaste résidence d’été, pleine d’enfants et de fidèles domestiques, où d’élégantes jeunes filles rêvent en tenant leur journal intime. Les pères, les oncles et les amis sont de grands marchands, des ministres, des diplomates : on pense aux films de Bergman, on retrouve le goût des Fraises sauvages. Que vient faire la Chine dans cette saga familiale nordique ? Elle sert de décor, d’arrière-plan au destin d’un couple de Shanghailanders, issu de cette haute bourgeoisie danoise. L’histoire de Vilhelm Meyer et Kirsten Bramsen nous est contée par leur petit-fils, Christopher Bo Bramsen, qui, perpétuant la tradition familiale, présenta en 1995 au président Jiang Zemin ses lettres de créance d’ambassadeur du Danemark.

Débarqué à Shanghai en 1902, Vilhelm Meyer y fonde quelques années plus tard la compagnie Andersen, Meyer & Co. qui va devenir l’une des plus importantes de Chine. D’emblée ou presque, l’entreprise se spécialise dans l’importation de matériaux de construction : fer, acier, verre. Lorsque la Première Guerre mondiale ferme les marchés d’approvisionnement européens, Meyer passe ses commandes aux États-Unis où il trouve en outre de nouveaux capitaux et de nouveaux partenaires. Andersen, Meyer & Co. devient alors une compagnie américaine, enregistrée à New York, et l’agent exclusif de la General Electric Company en Chine. Elle élargit son champ d’action, fonde une demi-douzaine de succursales dans les provinces côtières, se lance dans le traitement et l’exportation des laines, cuirs, tapis et étend ses activités vers Manille.

La chronique des succès commerciaux alterne avec celle de la vie familiale : au tournant des années 1910-1920, quatre petites filles viennent au monde, chaque nouvelle naissance conduisant au recrutement de nurses, d’amahs et de gouvernantes supplémentaires. Les principales sources sur lesquelles s’appuie l’auteur, qui n’a pas personnellement connu ses grands-parents, sont justement des notes, des lettres et des journaux intimes rédigés par Kirsten Meyer, ses quatre filles et l’un de ses neveux : en dehors de textes publiés en 1959 par l’une des demoiselles Meyer, ces documents sont demeurés inédits. L’auteur utilise aussi beaucoup la correspondance de la gouvernante danoise des jeunes filles, présente à Shanghai de 1920 à 1923.

La nature de cette documentation incline le récit vers une chronique mi-domestique, mi-mondaine. On y retrouve des notations communes à tous les mémoires d’expatriés fortunés : l’hommage rendu aux serviteurs chinois, loyaux et ingénieux ; la description des fêtes d’anniversaire, de Noël ou du Nouvel An. Les réceptions sont somptueuses : le raffinement des menus en témoigne et aussi la qualité des orchestres qui font danser les invités. Parmi ces derniers, des relations d’affaires du maître de maison, des notables de la Concession internationale, des personnalités européennes ou américaines de passage dans la ville. Des Chinois aussi, parmi lesquels seuls deux sont nommément désignés : le banquier Li Min et le chanteur d’opéra Mei Lanfang. Le titre de l’ouvrage Open Doors, qui fait référence à la doctrine de la Porte ouverte(1), doit aussi être compris comme un hommage à la chaleureuse hospitalité des Meyer.

L’été, la famille et sa nombreuse domesticité se transportent aux bains de mer, à Weihaiwei, enclave britannique sur la côte septentrionale du Shandong. Il arrive aussi que dans le sillage de Vilhelm, épouse, enfants, nurses et gouvernantes s’embarquent dans un de ses nombreux voyages d’affaire ou de convenance familiale : voyages au long cours qui emportent toute cette compagnie à travers le Pacifique, l’Amérique et l’Europe et permettent de nouer d’agréables relations avec des personnalités de rencontre.

Le genre de vie décrit dans cette chronique ne diffère donc guère de celui évoqué dans bien d’autres témoignages d’anciens résidents des concessions shanghaiennes, sinon peut-être par le faste que déploient les Meyer et la préférence qu’ils accordent aux activités musicales sur les activités sportives. Les bouleversements de la vie politique chinoise et les drames qui se jouent à Shanghai dans les années 1920-1930 — luttes révolutionnaires, terreur policière, agression japonaise — sont évoqués par l’auteur mais ils ne semblent pas avoir eu grand écho dans le milieu où évoluent les Meyer. Comme l’écrit la gouvernante à sa mère: « Ne vous inquiétez pas si vous entendez parler de troubles en Chine… cela ne nous concerne pas » (p. 160). C’est ainsi que, dans la saga familiale, la visite d’un neveu, à l’automne 1926, éclipse le soulèvement révolutionnaire des ouvriers shanghaiens.

Même si son épouse Kirsten semble avoir été tenue très au courant des affaires de Vilhelm Meyer, le reste de la famille se borne à admirer et à respecter la puissance de travail du grand patron. En l’absence des archives de la Compagnie Andersen et Meyer, apparemment disparues, on n’en saurait sans doute guère plus si l’auteur n’avait retrouvé un livret publié en 1931, à l’occasion du vingt-cinquième anniversaire de la compagnie. Alors à son apogée, la compagnie possède neuf succursales en Chine. Elle a énormément diversifié ses activités qu’elle regroupe en départements spécialisés : équipements textiles, électricité, outillage général, plomberie et chauffage, matériaux de construction, chimie, mécanique agricole, etc. Progressivement Andersen et Meyer sont passés de la simple importation de matériaux et d’équipements à la construction, en Chine même, d’unités industrielles (filatures de coton, centrales électriques, chantiers navals) qu’ils livrent clés en main.

La mort prématurée de Kirsten en 1934, suivie quelques mois plus tard de celle de son époux, met fin à l’aventure shanghaienne de cette grande famille danoise. L’entreprise familiale est alors reprise par son principal partenaire américain, la General Electric, dont elle a favorisé les premières implantations sur le marché chinois.

Plus qu’un livre d’histoire, Open Doors est un album de famille, abondamment illustré et soigneusement commenté. On se laissera prendre, ou non, au charme de ces images et de ces récits venus d’un autre siècle et d’un autre monde : celui des happy few pour lesquels Shanghai était « un paradis ».