BOOK REVIEWS
Leung Ping-kwan, Iles et continents et autres nouvelles
Traducteur, écrivain, poète, artiste, essayiste, Leung Ping-kwan aux multiples facettes, Leung Ping-kwan (Liang Pingjun) aux nombreuses casquettes, est bien, comme on le surnomme à Hong Kong, un « Roi du dialogue ». Passeur entre les langues, les cultures, les genres, Leung Ping-kwan est aussi un passant inquiet qui déambule dans le labyrinthe des grandes cités, un passager tourmenté qui va et vient dun continent à lautre, enjambe les frontières, traverse les océans. Natif dune « ville marginale à la culture hybride » au carrefour de multiples influences, Leung Ping-kwan est un homme du métissage, nourri à la fois de tradition chinoise, de littérature et de philosophie occidentales. Cet habitant dune « petite île excentrée » aux marges de lEmpire du Milieu est un écrivain habité par un questionnement sur le centre et la périphérie, la distance et la proximité. Sous des modalités et des tonalités très variées, cette interrogation hante les récits dIles et continents, choisis et traduits par Annie Curien, introductrice de luvre de Leung Ping-kwan en France. La problématique identitaire qui sous-tend chacun des six textes du recueil achoppe toujours sur le thème de la communication  communication entre les espaces, entre les subjectivités, entre lindividu et la société.
Les nouvelles qui se déploient dans le territoire éclaté du voyage (Frontières, Iles et continents et Cartes postales de Prague) sapparentent à des monologues intérieurs menés par un sujet en crise, un voyageur obsédé par la recherche dun centre permettant dordonner le monde. Ces monologues sentremêlent à lécriture de lettres adressées à un « tu » pas toujours identifié et mettent en scène un narrateur globe-trotter qui ne cesse de sinterroger sur la signification de ses déplacements, de ses va-et-vient entre lOrient et lOccident.
Déambulant de Washington à New York en passant par Toronto ou Buffalo, pour finalement rentrer à Hong Kong après un crochet par lEurope de lEst, le narrateur de Frontières évoque également des voyages antérieurs à Berlin, Paris, Tokyo, qui renforcent le brouillage du cadre spatio-temporel. Cette recherche de légarement maximal est illustrée de manière emblématique dès le début de la nouvelle : le narrateur se retrouve seul, perdu dans la nuit, à la sortie dun théâtre de la banlieue de Washington, qui ne figure sur aucune carte de la ville : « Avec mon désir de voir une nouvelle pièce dans un lieu reculé, une fois de plus, je suis allé trop loin ; je me suis égaré en terre inconnue [ ] souvent, dans lespoir de voir plus de choses, pour entreprendre je ne sais quelle recherche, je maventure en dehors des cartes, en dehors des sphères dont je suis familier, je me mets dans des situations périlleuses, en toute gratuité ». Cette volonté de décentrement, de perte des repères, est à la fois le moteur du voyage, de lécriture et de lintrospection. Il faut devenir « une âme solitaire et sans attaches » pour tenter de trouver une place, un point déquilibre en soi et dans le monde. Pour essayer de mettre de lordre, il faut dabord se noyer dans le désordre. Pour trouver un endroit où se poser, il faut longtemps dériver. Mais après des années derrance, après avoir fait et défait un nombre incalculable de fois des malles remplies de lettres inachevées, débauches de nouvelles, de morceaux de textes, lhomme qui aspire « à rentrer dans ce qui peut être un pays natal », comprend quil nen retrouvera jamais un. Ulysse reste un mythe, le voyage ne débouche pas sur lexpérience triomphante dun quelconque retour, pas plus quil ne permet de « dompter les démons de lesprit ». Mais « dun bord [on peut] regarder lautre bord ». Grâce à lécriture, léloignement rapproche du lieu quon a déjà quitté. A Washington, le narrateur de Frontières à écrit sur New York et à New York sur Berlin. De retour à Hong Kong, il a conté une histoire de Paris. Et cest des années auparavant, à Berlin, quil a réussi à écrire sur Hong Kong. Il reste cependant condamné à un décalage permanent : « je cours à droite et à gauche, je franchis de multiples frontières, je pénètre dans de nombreux territoires, mais je suis toujours à écrire une histoire dun lieu précédent, je réponds à une lettre reçue à mon adresse davant, je reste sempiternellement derrière le présent ».
Dans Iles et Continents, nouvelle éponyme qui comporte de nombreux éléments autobiographiques, une multiplicité de lieux et dépoques ne cessent de se télescoper : Etats-Unis, Shenzhen ou Hong Kong ; souvenirs dune enfance solitaire à Aberdeen ou premiers pas sur le continent chinois à la fin de la Révolution culturelle ; portrait dune mère vertueuse et dun grand-père gardien des murs traditionnelles ; apparition récurrente dun couple sur un bateau contemplant des temples où lon brûle de lencens ; lettres écrites on ne sait doù à une femme mystérieuse ou à un ami qui « tapit son moi dans une grotte ». Léclatement des repères spatio-temporels et de la structure narrative atteint son paroxysme. Le trouble du sujet également. Demblée, le narrateur, qui ne parvient plus à écrire, avoue être « incapable dentretenir des relations avec autrui dans la vie réelle ». « Animal blessé » qui a « besoin de temps pour panser ses plaies », il senfonce dans lobscurité, il nest plus que « contorsion et chaos sans nom ». « Limpossibilité totale de procéder à quelque échange avec le monde » sinstalle, lépaisseur âpre et rugueuse du réel fait bloc, noffrant plus dinterstices pour lappréhender, de fentes pour sy glisser. La langue elle-même se dérobe.
Dans les trois autres récits, ce porte-à-faux existentiel, ce sentiment détrangeté et de décalage qui définit lhumaine condition des anti-héros de Leung Ping-kwan est objectivé par linadaptation sociale des personnages. Sur un mode tragi-comique contrastant avec les nouvelles du voyage, Eléphants, Papillon de nuit, Transcendance et machine fax se déroulent dans lespace circonscrit de Hong Kong. Remplies dhumour et dimagination, elles mettent en scène des hommes perdus dans lagitation de la ville, égarés dans le tourbillon incessant de la nervosité urbaine, en apnée dans une société du paraître, de laffairement et du désir normé. Quil sagisse du photographe dun magazine people qui observe avec tristesse la surexcitation des journalistes sur des sujets insipides et futiles, dun employé de bureau entouré de vieux collègues à lesprit étriqué maugréant toute la journée, ou bien dun intellectuel raté assistant dans un institut de recherche sur la culture, ces personnages sont tous inadaptés à leur environnement social, étrangers à lunivers dans lequel ils évoluent. Célibataires, solitaires, sans attache familiale ou sentimentale, ils connaîtront pourtant, chacun à leur manière, un moment fugitif de bonheur, de communion avec le monde extérieur. Le premier en contemplant des éléphants venus de Thaïlande en train de dépérir dans un terrain vague ; le second avec un papillon de nuit apprivoisé ; le troisième avec une machine fax devenue une amie réconfortante. Mais ces brefs moments de plénitude se terminent plutôt mal. Retournant voir les éléphants, le photographe ne retrouve plus la joie intense éprouvée la première fois et apprend plus tard la mort de lun dentre eux. Accompagnant son nouveau maître au travail, le papillon de nuit est sauvagement tué par des employés du bureau. Enfin, la machine fax à laquelle le spécialiste de littérature anglo-saxonne en mal de reconnaissance avait confié sa vie et ses pensées semballe et devient folle.
Inadaptation sociale et déambulations incessantes, vertige face au réel et impossibilité dentrer en relation avec autrui, il y a, pour paraphraser un ouvrage célèbre, malaise dans la communication. Il faut donc essayer dabolir les distances, de passer des frontières, celles qui séparent les espaces, les hommes, le sujet et lobjet, lindividu et la société. Toujours en porte-à-faux, les personnages de Leung Ping-kwan semblent condamnés à lerrance  affective, sociale, géographique. Ces éternels étrangers en quête dun pays natal, dun espace de plénitude conforme à leur être, déambulent sur le continent infini du questionnement, sur le territoire illimité de la quête du sens. Lécriture, comme le voyage, tisse alors un fil dAriane pour avancer dans le labyrinthe dun monde éclaté, sorienter dans le dédale dun réel brouillé, relier les fragments épars dun puzzle aux combinaisons infinies.
 
         
        