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Les relations sino-russes dans le nouveau contexte international

L’encre de la signature apposée sur le nouveau Traité sino-russe de bon voisinage, d’amitié et de coopération était à peine sèche lorsque les événements du 11 septembre vinrent perturber l’ordre politique mondial et modifier la trajectoire du nouveau partenariat sino-russe. Bien que très différents des relations qui caractérisaient l’alliance sino-soviétique des années 1950, les liens sino-russes se sont resserrés dans les années 1990 afin de contrer ce que les deux pays percevaient comme les tendances unilatéralistes des Etats-Unis dans les affaires internationales. Des conflits d’intérêt en matière de politique internationale ainsi que des difficultés sur le plan des relations économiques et régionales ont cependant atténué les effets du partenariat sino-russe. Maintenant que les relations entre les Etats-Unis et la Russie se sont considérablement améliorées au détriment de la coopération stratégique sino-russe, des interrogations surgissent quant à la signification de ce partenariat. Après avoir analysé le contexte de l’évolution des relations sino-russes dans les années 1990, nous évaluerons dans cet article l’avenir du partenariat sino-russe dans le « nouvel ordre mondial de l’après-guerre froide ».

L’émergence d’un partenariat sino-russe

A la fin de 1991, soit deux ans après la rencontre historique entre Deng Xiaoping et Mikhaïl Gorbatchev, l’avenir des relations sino-russes ne semblait guère prometteur((1). L’Union soviétique venait de s’effondrer, amenant au pouvoir un nouveau régime démocratique qui aspirait à rejoindre l’Occident. Par ailleurs, le soutien avéré des Chinois au coup d’Etat perpétré contre Gorbatchev dans le but de restaurer une version plus autoritaire du communisme avait éloigné de la Chine de nombreux démocrates du nouveau gouvernement du président russe Boris Eltsine((2).

Toutefois, moins d’un an plus tard, Eltsine se montrait enthousiaste à l’idée d’un développement des relations avec Pékin. Il n’avait pas reçu les aides financières majeures qu’il attendait de l’Occident, et les coûts sociaux de la réforme économique s’avéraient considérables. En décembre 1992, Eltsine se rendit en visite officielle à Pékin et profita de cette occasion pour exposer sa nouvelle vision de la politique étrangère russe. Désavouant l’alliance avec l’Occident qu’il avait proclamée seulement dix mois plus tôt, Eltsine préconisa alors une politique étrangère qui conférait une importance égale aux Etats européens et asiatiques((3).

Pour le pouvoir chinois, cette évolution de la politique étrangère russe arrivait à un moment propice. Les relations de la Chine avec les pays occidentaux étaient au plus bas, suite aux sanctions imposées par ces derniers au lendemain du massacre du 4 Juin 1989((4). Au cours de l’été 1992, alors que les dirigeants chinois avaient accompli des progrès significatifs dans la restauration des relations avec un certain nombre de pays occidentaux, dont les Etats-Unis, le président Bush annonça la vente d’avions de combat F-16 à Taiwan, une décision lourde de conséquences pour la position militaire et diplomatique de l’île vis-à-vis du continent((5). Pour aggraver les choses, pendant la campagne présidentielle de l’automne 1992, le candidat démocrate Bill Clinton accusa Bush de se montrer trop « tendre » avec la Chine et promit de faire lui-même preuve de plus de rigueur s’il était élu.

En 1994, Eltsine et Jiang proclamèrent l’instauration d’un partenariat constructif entre les deux pays et, en 1996, les dirigeants russes et chinois annoncèrent la mise en place d’un partenariat stratégique((6) dont l’objectif était en grande partie de contrebalancer ce que les deux pays percevaient comme une tentative américaine de dominer l’ordre mondial de l’après-guerre froide. En développant une coordination stratégique et en renforçant les relations bilatérales, Eltsine et Jiang cherchaient à mettre en place un contrepoids aux pressions américaines et à établir un ordre mondial multipolaire et plus ouvert dans lequel la Russie et la Chine seraient appelées à jouer un rôle majeur((7). Cela explique pourquoi, contre toute attente, les dirigeants russes et chinois s’accordent aujourd’hui à dire que les relations entre leurs deux pays n’ont jamais été si bonnes que dans les années 1990 ((8). Dans le but d’institutionnaliser les progrès accomplis jusque-là, la Russie et la Chine ont signé, le 16 juillet 2001, un traité définissant les fondements de leurs relations. Il s’agissait du premier traité d’amitié conclu entre Moscou et Pékin depuis le Traité sino-soviétique d’amitié, d’alliance et d’assistance mutuelle de 1950((9).

Le partenariat stratégique dans la réalité

Qu’attendaient exactement la Russie et la Chine du traité de 2001 ? Un examen détaillé du document révèle que les deux partenaires stratégiques cherchaient avant tout à garantir la durabilité de leur coopération, le développement de leurs liens là où ils s’avéraient insuffisants et la résolution des problèmes existants((10). Contrairement aux déclarations conjointes au ton plus optimiste de l’époque Eltsine, déclarations qui envisageaient la création d’un ordre mondial multipolaire ainsi qu’une amélioration substantielle de la coopération économique sino-russe, le traité d’amitié de 2001 fixe des objectifs plutôt modestes en matière de coopération internationale. L’article 12 engage les deux parties à « s’efforcer ensemble de préserver l’équilibre stratégique et la sécurité au niveau mondial », et l’article 13 engage les deux signataires à « s’efforcer de consolider la position de l’ONU en tant qu’organisation la plus compétente et la plus universelle pour gérer les affaires internationales ». Dans l’article 16, la Russie et la Chine s’engagent à renforcer leur coopération dans de nombreux domaines, notamment le commerce, la technologie militaire, l’énergie, les transports, l’énergie nucléaire, la finance, l’aviation, l’espace et l’électronique.

Avant que les attaques terroristes anti-américaines du 11 septembre 2001 ne viennent modifier cette géométrie triangulaire en rapprochant les Etats-Unis de la Russie, le partenariat stratégique sino-russe avait prouvé son efficacité sur le plan géopolitique. Les dirigeants russes et chinois partageaient le même point de vue sur les grandes questions internationales, et s’opposaient à la politique suivie par les Etats-Unis, notamment sur les questions de défense nationale et de défense anti-missiles, sur l’expansion de l’OTAN, sur l’intervention dans le conflit du Kosovo ainsi que sur une éventuelle action militaire contre l’Irak.

Un an après sa signature, il est maintenant tout à fait évident que le traité n’a pas réussi à codifier une nouvelle alliance, même si les dirigeants russes et chinois se sont toujours défendus d’avoir eu une telle intention. Deux articles du traité ont pourtant toutes les caractéristiques d’une alliance : l’article 8 interdit aux signataires de participer à toute alliance, de signer un traité avec un pays tiers, ou de tolérer des actions perpétrées dans des pays tiers ou par des groupes sur son propre territoire pouvant avoir des effets négatifs sur la souveraineté, la sécurité, et l’intégrité nationale du partenaire ; l’article 9, quant à lui, stipule que dans le cas où l’un des signataires identifie une menace à sa sécurité ou à celle de son partenaire, des consultations bilatérales doivent avoir lieu sur-le-champ. Toutefois, les signataires n’ont pas appliqué ces articles à la lettre. Par exemple, quand la Russie s’est engagée dans une nouvelle relation avec l’OTAN en décembre 2001, la Chine n’a jamais invoqué l’article 8, bien que l’action de la Russie ait pu s’avérer préjudiciable à la sécurité de la Chine. De même, la Russie ne s’est jamais sentie contrainte de ne pas forger de nouvelle relation avec l’OTAN par respect du partenariat sino-russe((11).

Coopération militaire

La coopération militaire est l’élément le plus durable du partenariat sino-russe. Après la chute de l’Union soviétique, les ventes d’armes de Moscou aux pays en développement se sont effondrées, et la crise asiatique a anéanti tous les espoirs russes de conquérir de nouveaux marchés en Asie. Toutefois, suite à l’amélioration des relations sino-russes dans les années 1990, la Russie a commencé à vendre une gamme étendue d’armements à la Chine, en grande partie pour des raisons économiques. Grâce aux exportations vers la Chine et l’Inde, la Russie occupait en 2000 six pour cent du marché des ventes d’armes dans le monde. L’années suivante, elle était le deuxième vendeur d’armes mondial après les Etats-Unis((12). De son côté, après une augmentation stable de ses achats depuis dix ans, la Chine a maintenant dépassé l’Inde et est devenue le premier acheteur d’armes russes.

Des usines entières sont maintenues ouvertes dans les régions les plus pauvres de l’Extrême-Orient russe afin d’honorer les contrats conclus avec la Chine. L’usine aéronautique de Komsomolsk-na-Amure à Khabarovsk, par exemple, est le premier fournisseur d’avions de combat à la Chine. Ces exportations vers la Chine ont non seulement procuré des revenus à l’économie locale mais elles ont aussi contribué à apaiser les tensions qui existaient entre le gouvernement régional de Khabarovsk et la Chine au sujet du retour à la Chine de deux îles frontalières, retour auquel cette région s’opposait fermement (voir ci-après)((13). De la même manière, trois usines situées dans le complexe industriel et militaire de la région (krai) de Pimorskii, une région qui s’est fortement opposée au traité de 1991 sur la démarcation des frontières avec la Chine et a dénoncé le risque d’une immigration chinoise illégale dans les régions extrême-orientales de la Russie, vont fournir de l’électronique et des missiles anti-navire pour les deux destroyers supplémentaires que la Chine s’est engagée à acheter en janvier 2002((14).

Les ventes d’armes à la Chine n’ont pas été sans susciter de controverses en Russie. Ce sont notamment les termes de paiement qui ont provoqué les plus fortes critiques dans les milieux politiques russes. Un des premiers contrats de vente de Su-27 à la Chine, par exemple, provoqua une levée de boucliers quand on apprit que les Chinois allaient régler le premier versement sous la forme de biens de consommation, tels que des boîtes de conserve. Bien que ces dernières années la Russie ait exigé d’être payée en devises, certaines ventes d’armes continuent d’être déduites de la dette soviétique, comme ce fut le cas du contrat d’un milliard de dollars américains signé en 2001 portant sur la fourniture à la Chine de plusieurs douzaines de SU-27((15).

Les dirigeants russes ont également indiqué qu’ils désiraient parvenir à un équilibre entre les ventes d’armes et les autres formes de coopération économique, et se sont efforcés d’élargir le choix des produits russes que la Chine pourrait acheter en dehors des armes. Bien que peu représentatives de l’opinion de la majorité, certaines personnes dans les milieux militaires et politiques russes s’inquiètent des effets à long terme d’un armement de la Chine, notamment sur les régions extrême-orientales de la Russie qui sont de moins en moins peuplées et de plus en plus vulnérables((16).

En octobre 2000, 49,9% des exportations d’armes russes étaient destinées à la Chine, mais deux mois plus tard, après que la Chine eut reçu livraison de 18 avions de combat (dix Su-30MK et huit Su-27UBK) et d’un destroyer, la proportion passa à 70%. Plus récemment, le 3 mai 2002, la Russie a accepté de livrer huit sous-marins Kilo-class à la Chine dans les cinq ans à venir pour un coût de 1,5 milliard de dollars((17). La coopération sino-russe dans le domaine militaire ne se limite toutefois pas aux ventes d’armes. Plus de 200 officiers de l’Armée chinoise suivent une formation payante en Russie((18), et des centaines de spécialistes et scientifiques russes et chinois dans le secteur de la défense participent à des programmes d’échanges. Néanmoins, certains observateurs font remarquer que les liens militaires sino-russes restent relativement restreints et n’incluent pas d’exercices conjoints entre les deux armées de terre ou les deux marines ni d’autres formes de coopération militaire que Moscou pratique avec d’autres Etats((19).

Par ailleurs, les armes russes vendues à la Chine sont des versions modernisées de la technologie des années 1980, lesquelles seront obsolètes dans dix à douze ans, assurant Moscou de maintenir un avantage technologique sur son principal client((20). Au début, la Russie vendait plus d’armes à l’Inde qu’à la Chine mais, en 1999, l’Armée chinoise a finalement réussi à acheter les avions Su-30MKK que la Russie s’était engagée à vendre à l’Inde deux ans plus tôt. En revanche, la Russie a refusé de vendre à la Chine des systèmes plus avancés tels que les Tu-22M Backfire, des bombardiers supersoniques à longue portée, et des avions de combat Su-35. Notons cependant que Moscou avait proposé — sans succès — un contrat de vente de Su-35 à Séoul((21).

Bien que la Chine ait acquis les licences pour la production de quelques appareils, tels que les SU-27, maintenant fabriqués à Shenyang, elle a néanmoins toujours besoin de pièces détachées russes, et tous ses Su-27 et Su-30 sont sujets à une révision en Russie après environ 800 heures de vol((22). La position de dépendance de la Chine vis-vis de la Russie pour ses achats d’armements a été un facteur non négligeable dans la décision du gouvernement chinois d’établir une base de relations durables avec la Russie par un traité d’amitié((23).

La Chine est devenue le premier importateur d’armes au monde, avec près de trois milliards de dollars américains de contrats en 2000, la plupart couvrant des achats d’armes russes ou israéliennes. Les achats d’avions russes visaient essentiellement à améliorer la capacité de la Chine à projeter ses forces armées. Aux yeux de nombreux spécialistes américains de la défense, la récente acquisition par la Chine de destroyers de classe Sovremenny armés de missiles Sunburn SS-N-22, ainsi que de sous-marins Kilo-class illustre la volonté de la Chine de défier la puissance navale des Etats-Unis dans le détroit de Taiwan et potentiellement en Asie du sud-est((24).

Démarcation des frontières et intégrité territoriale

Le nouveau traité d’amitié sino-russe réaffirme également les nombreux engagements souscrits par la Russie et la Chine concernant la préservation de la souveraineté nationale et de l’intégrité territoriale. La Russie y indique de manière non équivoque dans l’article 5 que la Chine est « l’unique gouvernement légitime représentant l’ensemble de la Chine » et que « Taiwan est une partie indivisible de la Chine ». Elle y souligne également son opposition à « l’indépendance de Taiwan sous quelque forme que ce soit ». Cette mention revêt une importance particulière aux yeux des dirigeants chinois, inquiets des bonnes relations qu’avaient nouées les démocrates et ultra-nationalistes russes avec Taiwan dans les années 1990.

L’article 6 fait état des progrès significatifs réalisés sur le plan de la démarcation des frontières depuis l’accord du 16 mai 1991 concernant la section orientale de la frontière sino-russe. Il attire également l’attention sur l’absence de prétentions territoriales entre les deux voisins (un point crucial, surtout aux yeux des dirigeants russes), et promet de maintenir le statu quo en attendant de trouver une solution dans les régions où des problèmes persistent. Dans la mesure où les deux pays partagent une des plus longues frontières du monde (près de 4 200 kilomètres), ils étaient particulièrement soucieux d’éviter que le conflit armé des années 1960 ainsi que la tension militaire des années 1970 et 1980 ne se reproduisent. En 1997, les dirigeants russes et chinois avaient délimité la quasi-totalité de la frontière, à l’exception de trois îles frontalières. Deux de ces îles (Tarabarov/Yinlong et Bolchoï Ussuriiskii/Heixiazi) sont situées du côté chinois du cours principal du fleuve Amour, à quelques minutes en ferry de la ville de Khabarovsk. La troisième, l’île Bolchoï, se trouve sur le fleuve Argun qui sépare la Mongolie intérieure, appartenant à la Chine, et la région (oblast) de Chita en Sibérie orientale.

Les incidents frontaliers sino-russes de 1969 faillirent provoquer une guerre entre les deux voisins et alertèrent les Russes des risques qu’ils encouraient en neegligeant les prétentions territoriales chinoises. C’est pourquoi les autorités de Khabarovsk ont pris des dispositions pour consolider leurs revendications sur des deux îles situées en face de la ville, notamment en y établissant des habitations agricoles et en y construisant des résidences d’été pour les fonctionnaires. Pour le moment, la Russie et la Chine ont décidé d’un commun accord de mettre de côté cette question territoriale, même s’il leur sera difficile de parvenir un jour à un compromis étant donné l’opposition farouche des habitants (largement soutenus par les autorités locales) à toute négociation sur le retour des deux îles((25). Si celles-ci étaient rendues à la Chine, la ville de Khabarovsk, où se situent les quartiers généraux de la région militaire extrême-orientale ainsi qu’une base aérienne importante, deviendrait en effet un poste frontalier très vulnérable.

En dehors du problème insoluble de la région de Khabarovsk, la frontière sino-russe est dans son ensemble paisible. En 1996, les cinq voisins — la Russie, la Chine, le Kazakhstan, le Kirghizstan et le Tadjikistan — se rencontrèrent à Shanghai pour discuter des mesures visant à établir la confiance entre ces pays. Les « Cinq de Shanghai », comme ils furent alors surnommés, acceptèrent chacun le principe d’informer les autres membres des mouvements de troupes et d’armements dans un rayon de cent kilomètres de leurs frontières communes. En 1997, ils limitèrent d’un commun accord le nombre de soldats placés le long des frontières à 260 800 : la Chine pouvait en stationner 130 400 de son côté de la frontière et les 130 400 soldats restants étaient répartis parmi les quatre autres pays voisins. Les sommets réunissant les Cinq de Shanghai sont devenus des forums favorisant les discussions sur les mesures visant à renforcer la confiance et la coopération économique régionales((26). Lors du sommet de juin 2001, l’Ouzbékistan a rejoint les Cinq de Shanghai, renommés l’Organisation de Coopération de Shanghai (OCS). Depuis, la Mongolie, le Pakistan et l’Inde auraient signifié leur intérêt de se joindre à l’OCS. Inquiets de l’influence déstabilisante des Talibans, des flux de réfugiés, du trafic de drogues et de la montée des mouvements islamiques militants en Asie centrale, les Etats membres de l’OSC ont accepté d’organiser des exercices militaires communs et de signer une déclaration prévoyant une lutte conjointe contre le terrorisme et l’établissement d’un centre dédié à cette activité à Bichkek au Kirghizstan.

A l’origine, l’OCS visait à promouvoir la coopération économique entre ses membres, en partie dans le but de contrebalancer les intérêts croissants des Etats-Unis dans la région, notamment dans le secteur de l’énergie. Particulièrement attentive à la montée de l’agitation politique au Xinjiang, laquelle est susceptible de menacer son accès aux sources d’énergie, la Chine a été le promoteur le plus enthousiaste de cette organisation. Les Russes, quant à eux, ont tendance à considérer l’OCS comme un moyen permettant à la Chine d’étendre ses intérêts économiques et politiques dans une région qu’ils considèrent comme leur propre sphère d’influence((28).

La sécurité en Asie

En dépit des nombreux points de convergence entre Moscou et Pékin sur les grandes questions internationales, le traité de 2001 ne fait étonnamment aucune mention de la coopération stratégique sino-russe en Asie. En effet, le partenariat sino-russe n’a pas incité la Chine à demander l’intégration de la Russie dans les négociations entre puissances sur la question coréenne. Au contraire, les dirigeants chinois ont préféré maintenir leur position privilégiée. Rappelons que la Chine a réussi à développer des relations économiques très fortes avec Séoul tout en préservant ses liens avec Pyongyang, alors que la Russie a perdu de son influence du fait de la dégradation de ses liens avec la Corée du nord au profit de la corée du Sud, politique qui a finalement contribué à dévaloriser Moscou aux yeux de Séoul((29). En essayant de regagner un rôle majeur sur la question de la sécurité coréenne, Poutine s’est engagé dans une diplomatie bilatérale à forte visibilité et a tenté de faire de la Russie le médiateur clé dans les relations entre les deux Corée.

Par ailleurs, les points de vue chinois et russe sur la question coréenne sont loin d’être identiques. Alors que le statu quo dans la péninsule offre à la Chine une plus grande marge de manœuvre qu’une Corée unifiée (surtout si celle-ci était d’orientation pro-américaine), la Russie s’est montrée totalement favorable à l’unification((30). En outre, la Chine et la Russie apparaissent comme des concurrents dans la péninsule coréenne, notamment pour ce qui concerne les projets de coopération économique régionale qui impliquent des activités de commerce et d’investissement en Corée du sud, tels que la construction d’une ligne de chemin de fer reliant la Corée du sud à celle du nord((31).

Cependant, les problèmes bilatéraux dans les relations sino-japonaises et russo-japonaises ont pour leur part contribué à cimenter le partenariat sino-russe, du moins jusqu’au bouleversement des relations entre les grandes puissances qui a suivi les événements du 11 septembre. En dépit d’une solide coopération sur le plan économique, la Chine et le Japon restent divisés sur des questions de nature historique et territoriale. Ces dernières années, les dirigeants chinois se sont montrés de plus en plus inquiets face à la montée de courants nationalistes au Japon qui poussent le pays à dépasser ses capacités d’autodéfense pour devenir peut-être une puissance nucléaire. Ils se montrent également préoccupés par la coopération toujours plus forte entre le Japon et les Etats-Unis en matière de sécurité, un rapprochement qui peut potentiellement aboutir à l’adoption d’un système régional de défense anti-missiles couvrant Taiwan. Compte tenu des changements importants qui se sont produits dans les relations sino-russes depuis le 11 septembre et, comme nous le verrons plus bas, des craintes grandissantes parmi les dirigeants chinois que le partenariat sino-russe soit désormais moins prioritaire pour Moscou, il est possible que la Chine cherche aujourd’hui à nouer de meilleures relations avec le Japon((32).

Il reste encore à la Russie et au Japon à résoudre leur conflit portant sur les portions sud des Iles Kouriles, même si certains signes d’amélioration sont apparus à la fin des années 1990. Dans l’hypothèse d’une résolution de ce conflit, il est probable que les firmes japonaises resteraient réticentes à engager des investissements conséquents en Russie en raison des hauts risques politiques et économiques encourus. Cette réalité n’encourage guère les diplomates russes à accepter quelque compromis que ce soit sur les questions territoriales((33).

Toutefois, certaines voix libérales en Russie demandent que des efforts soient faits pour résoudre les problèmes bilatéraux en suspens avec le Japon, un pays qu’ils considère comme un point d’équilibre potentiel face à la Chine. Cette minorité est en effet de l’avis que le Japon a œuvré ces dernières années en faveur d’une amélioration de ses relations économiques avec la Russie en dépit des impasses sur les questions de territoire, afin de freiner la montée en puissance de la Chine dans la région. Il est vrai que la lenteur des progrès sur les questions territoriales ainsi que la coopération économique limitée entre la Russie et le Japon n’ont pas empêché l’expansion de la coopération militaire entre les deux pays. Après la visite à Tokyo de l’ancien ministre russe de la Défense Igor Sergeev en décembre 2000, Moscou et Tokyo ont mis en place des programmes d’échanges militaires et adopté des mesures visant à développer la confiance réciproque((34).

Coopération économique

Au début des années 1990, les dirigeants russes et chinois avaient l’espoir de réaliser des progrès rapides en matière de coopération économique. Lors du sommet de 1996, Boris Eltsine et Jiang Zemin promirent que les échanges commerciaux entre les deux pays atteindraient 20 milliards de dollars américains d’ici à l’an 2000. Cette ambition s’est avérée irréalisable — les échanges n’atteignirent que 5,9 milliards de dollars en 1999, soit un montant très inférieur aux 7,68 milliards de 1993((35). En 2000, cependant, la totalité des échanges commerciaux sino-russes atteignit les 8 milliards de dollars, dépassant ainsi pour la première fois le chiffre record de 1993, et, en 2001, le commerce bilatéral s’éleva à 10,67 milliards, soit une augmentation de 33,3% par rapport à l’année précédente((36).

Depuis la signature du traité d’amitié de 2001, les fonctionnaires et hommes d’affaires russes et chinois ont redoublé d’efforts pour étendre la coopération économique au-delà du secteur des ressources naturelles. A l’automne 2001, l’ambassade de Chine à Moscou envoya vingt diplomates dans toute la Russie à la recherche d’investissements potentiels. Une importante délégation d’hommes d’affaires russes a effectué une tournée en Chine en avril 2002 et, un mois plus tard, le groupe Sok, le troisième fabricant automobile russe (qui produit la fameuse Lada), a annoncé qu’un accord avait été signé pour lancer une joint venture en Chine où serait fabriquée une voiture à bas prix destinée au marché chinois((37). Par ailleurs, des sociétés chinoises ont pris pied dans le parc technologique de Novossibirsk, un centre scientifique majeur en Sibérie. Les deux pays ont également le projet de mettre en place un incubateur d’entreprises communes à Yantai, dans la province du Shandong, et envisagent la production conjointe d’instruments de mesure destinés à l’industrie nucléaire à Dantong, dans la province du Liaoning((38).

La mauvaise réputation qu’ont les produits de fabrication chinoise en Russie a certes été un obstacle difficile à surmonter pour la Chine, mais les exportations chinoises se portent mieux depuis que la crise financière russe de 1998 a rendu prohibitives les importations de produits de qualité en provenance d’autres pays. Afin de proposer aux consommateurs russes une plus grande variété de produits que celle offerte par les commerçants qui font la navette entre le nord-est de la Chine et la Russie, Pékin a ouvert deux grands magasins et un centre d’affaires à Moscou. Cette stratégie semble avoir été fructueuse puisque les exportations chinoises de machines et d’appareils électriques ont augmenté de 73,2% en 2000 pour atteindre 234 millions de dollars((39). La qualité des produits russes est tout aussi problématique. La Chine a, par exemple, renoncé à participer à un projet conjoint de conception et de production du Tupolev 300, un avion commercial, suite à des inquiétudes concernant des normes de sécurité qu’elle jugeait inadéquates.

Lorsque la Chine a rejeté l’offre faite par la Russie de fournir des turbines pour le barrage des Trois gorges, certains hauts fonctionnaires russes ont mis en question l’engagement de la Chine dans le partenariat sino-russe. En fait, il s’avère que la Chine a choisi un fournisseur européen pour des raisons économiques. Les Russes ont continué à faire pression sur leurs homologues chinois réticents pour qu’ils achètent des avions russes et, en septembre 2001, la Chine a finalement donné son feu vert pour cinq commandes fermes de Tu-204-120C, des avions de ligne moyen-courrier, et dix autres commandes en option, comprenant peut-être des avions de passagers((40).

Pour les dirigeants russes, c’est le secteur de l’énergie qui est le plus prometteur et à même de favoriser l’expansion de la coopération économique avec la Chine. En juin 1997, la Russie et la Chine ont signé une accord pour l’exploitation de gisements de gaz naturel près de Irkoutsk, en Sibérie orientale, et les études de faisabilité sont en cours de réalisation, même si quelques désaccords sont apparus. La Corporation nationale chinoise du pétrole a demandé une vérification des estimations concernant les réserves russes et n’est pas d’accord sur le tracé proposé du gazoduc. La partie russe a en effet proposé de construire le gazoduc de Irkoutsk à Pékin en passant par la Mongolie intérieure, alors que les Chinois souhaiteraient qu’il s’achemine directement de Russie à Daqing, dans la province du Heilongjiang, puis à Dalian dans la province du Liaoning((41). Ces tergiversations ont considérablement retardé le projet, si bien que les actionnaires russes ont proposé de rediriger le gazoduc vers la ville russe de Nakhodka, un grand port dans la mer du Japon, dans l’intention de contourner entièrement la Chine et d’approvisionner les marchés sud-coréen et japonais((42).

Ce ne serait pourtant pas la première fois qu’un accord sino-russe n’aboutit pas après de longues négociations. Ainsi, après trois ans de négociations, les représentants chinois ont refusé un projet de plusieurs milliards de dollars proposé par les Systèmes énergétiques unifiés russes, projet qui consistait à construire un réseau électrique qui aurait permis de fournir dix milliards de kilowatts/heure d’électricité au nord de la Chine pour une période de vingt ans. Lors d’une visite à Moscou, en septembre 2000, Li Peng, le président du Comité permanent de l’Assemblée populaire nationale, a expliqué la décision de la Chine en invoquant une demande insuffisante en énergie dans le nord de la Chine((43).

Il existe toutefois une certaine coopération dans le secteur de l’énergie. En 1999, la firme russe Yukos a acheminé par voie ferroviaire 1,5 million de tonnes de pétrole en Chine, et a le projet d’en exporter jusqu’à dix millions de tonnes d’ici à 2005. Afin de faciliter le transport de ces volumes croissants, la Russie et la Chine sont en train d’envisager la construction d’un oléoduc reliant les champs pétroliers de Yukos à Tomsk, en Sibérie orientale, et à la Chine, mais les deux parties n’ont pas encore réussi à s’entendre sur le coût de cette opération((44).

La Chine a déjà acheté du pétrole en provenance de Sakhaline et a manifesté son intérêt d’importer également du gaz de cette région. Pendant le sommet de juillet 2001, la Russie et la Chine ont conclu un accord autorisant une étude de faisabilité d’un oléoduc d’un coût de 1,7 milliard de dollars reliant Angarsk, en Sibérie orientale, à Daqing, dans le nord-est de la Chine. Cet oléoduc de près de 2 500 kilomètres pourrait être construit dès 2005 et commencer à livrer à la Chine quelque 147 millions de barils par an((45). Par ailleurs, Gazprom, le monopole d’Etat gazier russe, s’est joint à un consortium dirigé par le groupe Royal Dutch (Shell) pour construire un gazoduc de 4 200 kilomètres entre le Xinjiang et Shanghai.

Outre quelques divergences entre les deux pays sur certains projets spécifiques, la coopération sino-russe en matière d’énergie a été rendue plus difficile par la crise financière asiatique. Celle-ci a provoqué une diminution de la demande en énergie en Asie et une plus grande réticence des Etats asiatiques à investir dans des projets énergétiques coûteux. Il faut également ajouter que les experts russes ont tendance à surestimer la capacité actuelle de la Chine à absorber le gaz naturel de Sibérie orientale, de même que son intérêt à le faire, puisque le pouvoir chinois semble accorder la priorité au développement de ses ressources intérieures((46). En conséquence, la coopération sino-russe en matière d’énergie a donné lieu à beaucoup de discussions, mais à peu de résultats concrets((47).

Les relations entre les régions

Initialement, les liens économiques régionaux semblaient constituer l’élément le plus dynamique des relations sino-russes. Le volume des échanges transfrontaliers a enregistré une croissance stable au début des années 1990 — en 1993, le commerce entre les régions frontalières des deux pays représentait les deux-tiers de la balance commerciale sino-russe. Toutefois, l’expansion rapide des relations économiques régionales entre les deux pays ne fut qu’un phénomène temporaire stimulé par des facteurs à court terme dans l’économie de l’Extrême-Orient russe((48). Après l’effondrement de l’Union soviétique, cette région a soudain vu ses approvisionnements en nourriture et en produits de consommation en provenance de Russie occidentale coupés à cause de l’interruption des liens économiques et de la hausse des coûts de transport. Ne pouvant plus compter sur un soutien fédéral, les dirigeants régionaux se sont tournés vers la Chine pour s’approvisionner en produits de première nécessité et attendaient beaucoup des investissements chinois dans l’économie de leur région. Les dirigeants régionaux ont concentré leurs efforts sur l’expansion du commerce avec la Chine et sur la mise en place de joint ventures. Toutefois, une grande partie du commerce avec la Chine pendant cette période se limitait à du commerce de troc effectué par des commerçants qui faisaient la navette entre la Russie et les provinces du nord-est de la Chine.

L’essor qu’a connu le commerce transfrontalier n’a pas été de longue durée. Les dirigeants locaux et l’opinion en général se sont vite inquiétés des effets d’une trop grande dépendance vis-à-vis des produits chinois qui, à leurs yeux, pouvait faciliter le contrôle économique par la Chine des régions périphériques et déjà affaiblies de la Russie. Pour cette raison, les dirigeants régionaux ont entrepris de développer les activités commerciales avec d’autres pays du bassin Pacifique. Au milieu des années 1990, la Corée du sud, le Japon et les Etats-Unis sont entrés en concurrence avec la Chine pour gagner des parts de marché en Russie extrême-orientale et sont devenus des investisseurs importants dans la région. Et si la Chine se trouve en première position pour le nombre de ses joint ventures implantées dans la région, les sommes investies demeurent relativement faibles et elle ne figure pas parmi les investisseurs les plus importants((49).

Par ailleurs, dès 1994, les pouvoirs régionaux russes ont commencé à considérer la Chine comme le plus grand défi potentiel à l’équilibre régional des pouvoirs. Bien que conscients des aspects positifs de l’expansion des relations économiques régionales, ils soulignaient que l’existence de liens transfrontaliers pour la plupart non réglementés avec la Chine — un pays très peuplé, souffrant du chômage et ayant eu par le passé des prétentions territoriales en Russie — pourrait avoir des conséquences graves sur les régions frontalières russes dont la population diminue((50). Les Russes qui sont restés dans ces régions ont été confrontés au sous-emploi dans les secteurs très touchés de la défense et des ressources naturelles et ont mal accepté l’arrivée d’une main-d’œuvre bon marché, même si les Chinois et les nord-Coréens travaillaient essentiellement dans un secteur agricole en proie à une pénurie de main-d’œuvre qualifiée. Au milieu de 1993, la presse locale en Russie extrême-orientale regorgeait d’articles condamnant « l’expansion silencieuse de la Chine » et demandait que des contre-mesures soient prises pour éviter que le flot continu d’ouvriers et de commerçants chinois n’aboutisse à une reprise du contrôle de facto de la Chine sur des régions perdues au profit de l’Empire russe à la fin du XIXe siècle.

Au moment où Moscou commençait à s’intéresser à l’amélioration de ses relations avec la Chine, les dirigeants régionaux de la Russie extrême-orientale défendirent la nécessité d’une nouvelle réglementation visant à limiter l’ouverture de la région à la coopération économique avec ses voisins asiatiques en général, et à contrôler les relations régionales sino-russes en particulier. Après deux ans de commerce frontalier non réglementé, un système de visas fut réintroduit le 1er janvier 1994, provoquant une chute de 34% des échanges sino-russes pour cette année. De nouvelles restrictions furent également imposées sur l’utilisation de main-d’œuvre étrangère sous contrat en Russie et les autorités régionales dans les régions frontalières russes commencèrent à organiser des contrôles de police dans les marchés et des inspections dans les sociétés pour y débusquer les immigrants chinois illégaux((51).

Les fonctionnaires régionaux russes accusaient le gouvernement chinois d’adopter une stratégie visant à encourager l’émigration vers la Russie extrême-orientale où la corruption permettait aux immigrants illégaux d’obtenir les papiers nécessaires((52). Depuis le milieu des années 1990, toutefois, Pékin a prêté une attention particulière à la réglementation du commerce transfrontalier sino-russe et a demandé aux dirigeants provinciaux de veiller à ce que ces règlements soient respectés((53). Ces mesures ont permis d’améliorer de manière notable la situation. Selon des données du ministère de l’Intérieur russe sur les régions, en 1994 seulement 64% des visiteurs étrangers dans la région (krai) de Primorskii ont quitté la région au cours de la période de séjour que leur accordait leur visa, mais de 1997 à 2000, plus de 99% seraient partis dans les délais requis((54). Toutefois, les dirigeants régionaux se sont montrés habiles à manipuler les sentiments anti-chinois dans les médias afin de marquer des points dans leur bras de fer avec Moscou((55).

Depuis le milieu des années 1990, de nombreux articles parus dans la presse russe, notamment à Vladivostok, prétendent qu’entre un et cinq millions de Chinois résident illégalement en Russie. Un spécialiste russe de l’immigration chinoise estime qu’entre 250 000 et 450 000 Chinois vivent actuellement dans ce pays, dont environ 20-25 000 à Moscou et au maximum 20 000 dans chacune des deux régions frontalières, celles de Khabarovsk et de Primorskii((56).

Même à Moscou, en dépit du partenariat sino-russe, de nombreux décideurs demeurent inquiets quant aux intentions de la Chine en Russie extrême-orientale. En juin 2001, le Conseil de sécurité russe a annoncé un nouveau projet concernant des approches sécuritaires non conventionnelles, notamment la mise en place d’un groupe de travail sur l’Extrême-orient russe et la Sibérie ayant pour mission d’analyser le déclin continu de la population dans cette région et d’évaluer les risques d’un « péril jaune ». Un nouveau projet de loi visant à renforcer le contrôle sur l’immigration illégale fait actuellement l’objet de débats à la Douma. Par respect des sensibilités russes, la Chine aurait d’ailleurs abandonné leur demande d’ouvrir totalement le marché russe à la main-d’œuvre et aux prestataires de services chinois dans le cadre de l’accession de la Russie à l’Organisation mondiale du commerce (OMC)((57).

Les problèmes dans les relations régionales se sont avérés être les plus délicats dans la mesure où ils sont le reflet des legs du sous-développement qui continue de toucher les régions frontalières russes et chinoises vingt ans après la réouverture des relations économiques transfrontalières. Les progrès dépendront, dans une large mesure, de l’avenir de la réforme économique dans les régions extrême-orientales de la Russie et dans le nord-est de la Chine. En attendant, les gouvernements russe et chinois se consacrent à améliorer la réglementation des liens économiques régionaux, notamment en signant des accords interbancaires destinés à faciliter les transactions entre les régions. Ils ont également tenté d’aller au-delà de la coopération transfrontalière en encourageant les régions plus développées du sud de la Chine à accroître leurs liens économiques avec les régions extrême-orientales de la Russie et à promouvoir la coopération entre les centres scientifiques de Sibérie et le nord-est de la Chine.

Les relations sino-russes depuis le 11 septembre

Les attaques terroristes qui ont frappé les Etats-Unis le 11 septembre ont donné lieu à un réalignement stratégique en politique internationale qui s’est traduit par un renforcement des relations entre les Etats-Unis et la Russie et par une dévalorisation du partenariat sino-russe aux yeux de la Russie. En dehors de déclarations bilatérales conjointes condamnant le terrorisme((58), la Chine et la Russie n’ont pas donné de réponse unifiée aux attaques terroristes, que ce soit conjointement ou par le biais de l’Organisation de coopération de Shanghai. Tandis que les accords sur les questions géopolitiques constituaient le fondement du partenariat sino-russe (et compensaient les faiblesses de ce partenariat dans les autres domaines), la Russie semble désormais se rapprocher de l’Occident, contribuant ainsi à marginaliser ses relations avec la Chine et le partenariat sino-russe.

Par ailleurs, les faiblesses du partenariat sino-russe sont devenues d’autant plus apparentes que les forces américaines sont plus présentes que jamais près des frontières russes et chinoises. Au lendemain du 11 septembre, le gouvernement américain a fait pression sur les Etats d’Asie centrale pour qu’ils l’assistent dans sa lutte contre les Talibans et le réseau Al-Qaïda. Les cinq Etats d’Asie centrale ont tout d’abord réagi avec prudence aux demandes américaines, mais les pays ont fini par accepter de partager leurs renseignements et de permettre aux Etats-Unis de traverser leur espace aérien. Le Kirghizstan, le Kazakhstan et le Turkménistan ont par ailleurs autorisé les avions de la coalition à effectuer des atterrissages d’urgence sur leur sol. Le Kirghizstan, le Tadjikistan et l’Ouzbékistan ont également signé des accords permettant aux Etats-Unis d’accéder à leurs bases.

Au début, les dirigeants soviétiques étaient opposés à toute forme d’utilisation des bases d’Asie centrale par les Etats-Unis. Le ministre de la Défense, Sergei Ivanov, déclara qu’il ne voyait « absolument aucune raison, même hypothétique, permettant de supposer que des opérations de l’OTAN soient menées à partir des pays d’Asie centrale qui sont membres de la Communauté des Etats indépendants (CEI)((59). Vladimir Poutine tenta de faire pression sur ces Etats pour qu’ils adhèrent à la position de Moscou. Le président russe les appela par téléphone le 17 septembre pour leur demander d’agir conformément à la réglementation de la CEI sur les questions de lutte contre le terrorisme.

Après avoir, dans un premier temps, cherché à obtenir l’accord de Moscou, les représentants américains sont allés directement voir les dirigeants d’Asie centrale pour obtenir leur soutien. L’Ouzbékistan, qui n’est pas membre de la CEI, a offert l’utilisation de ses bases à la coalition dirigée par les Etats-Unis. Le Kazakhstan, puis le Tadjikistan et le Kirghizstan ont, après avoir obtenu le feu vert de Moscou, ouvert leurs bases et leur espace aérien à la coalition. Le gouvernement russe fut ensuite obligé de revenir sur son opposition à l’utilisation des bases d’Asie centrale par les Américains((60). Poutine, qui s’était tu sur le sujet pendant deux semaines, fit un discours le 24 septembre 2001 dans lequel il promettait la coopération de la Russie au projet américain d’attaquer l’Afghanistan, mais seulement une fois que le Conseil de sécurité de l’ONU l’aurait approuvé((61).

Pour Poutine, les événements du 11 septembre étaient une occasion de rejoindre le club des superpuissances et d’accélérer la réforme en Russie en cherchant à établir des liens avec les institutions occidentales dans les domaines militaire, politique et économique. De fait, depuis le 11 septembre, la coopération entre la Russie et les Etats-Unis s’est étendue dans tous les domaines : la Russie et l’OTAN ont forgé une relation nouvelle en décembre 2001 ; les présidents Poutine et Bush ont conduit plusieurs négociations consécutives sur le contrôle des armements qui ont abouti à la tenue d’un sommet très fructueux et à la signature en mai 2002 d’un accord important ; et les Etats-Unis ont reconnu la Russie en tant qu’économie de marché et ont promis d’appuyer sa candidature d’entrée à l’OMC. Sans une telle relation de coopération entre les deux pays, il est difficile d’imaginer comment le président Poutine aurait pu autoriser une présence américaine en Asie centrale, région que Moscou considère comme sa propre sphère d’influence((62).

En participant à la coalition menée par les Etats-Unis contre le terrorisme, en fermant ses bases militaires au Vietnam et à Cuba (même si cette décision date d’avant le 11 septembre) et en adoptant une position conciliante à l’égard du retrait américain, décidé le 13 décembre 2001, du Traité sur les missiles antibalistiques (ABM), Poutine espérait que les Etats-Unis comprendraient la nécessité de traiter à nouveau la Russie comme une grande puissance((63). Le président russe attendait aussi quelques concessions en retour, notamment que les Etats-Unis cessent de critiquer la politique russe à l’égard de la Tchétchénie, qu’ils lui donnent carte blanche pour mener des actions anti-terroristes en Géorgie et qu’ils lui accordent des termes préférentiels pour le remboursement des dettes accumulées pendant la période soviétique et pour son accession à l’OMC((64).

Toutefois, le fait que Poutine n’ait pu tirer des bénéfices immédiats de la coopération russe avec Washington sur l’Afghanistan et les inquiétudes liées à une présence militaire américaine accrue en Asie centrale ont rendu le président russe vulnérable aux critiques toujours plus nombreuses des nationalistes au début de l’année 2002. Avant le 11 septembre, les dirigeants russes étaient déjà méfiants à l’égard des intentions américaines en Asie centrale et préoccupés de voir Washington utiliser des programmes tels que le Partenariat pour la paix de l’OTAN pour marginaliser l’influence russe dans la région((65). Dès le début 2002, après que les Etats-Unis eurent signé avec l’Ouzbékistan, le Kirghizstan et le Tadjikistan des accords d’accès aux bases militaires, un certain nombre de critiques ont commencé à se faire entendre à Moscou. Par exemple, en janvier 2002, Gennadyi Seleznev, le président de la Douma, s’est prononcé ouvertement contre toute présence permanente des Etats-Unis sur les bases d’Asie centrale((66).

Une des premières réactions du président russe a été de tenter de regagner une certaine influence dans la région en engageant envers les pays de la CEI une série d’initiatives diplomatiques destinées à restaurer le rôle dirigeant de Moscou en matière de coordination du partage des renseignements et de coopération sur la sécurité parmi les Etats d’Asie centrale. Les nombreux appels au renforcement de l’intégration de la CEI ayant été largement ignorés, Poutine chercha alors à utiliser d’autres leviers d’influence de nature économique et politique.

En janvier 2002, le président russe proposa la création d’une Alliance eurasienne des producteurs de gaz comprenant le Turkménistan, le Kazakhstan, l’Ouzbékistan et la Russie. Cette alliance, qui devrait exporter du gaz en Europe par le biais de Gazprom, donnerait ainsi à Moscou la possibilité de réduire, voire d’interrompre les exportations des Etats d’Asie centrale si ceux-ci venaient à manquer de loyauté à son égard((67). En juin, lors du sommet de l’Organisation de coopération de Shanghai, Poutine évoqua la signature d’un accord d’une durée de 15 ans portant sur l’exportation du pétrole du Kazakhstan via la Russie et insista sur les progrès récents accomplis dans les relations commerciales avec l’Ouzbékistan. Plus tard, en juin, alors que le président kirghize Askar Akayev était confronté à d’importantes manifestations de protestation contre le traitement imposé à une figure de l’opposition et contre les accords frontaliers du Kirghizstan avec la Chine, des hauts fonctionnaires russes furent envoyés à Bichkek pour exprimer leur soutien au président et lui proposer de renforcer la coopération militaire entre les deux pays((69).

Par ailleurs, la Russie est également engagée dans une lutte d’influence avec les Etats-Unis en Afghanistan. Bien que la Russie n’ait pas envoyé d’hommes dans la guerre contre les Talibans, début décembre 2001, Moscou a dépêché à Kaboul 12 avions remplis de « spécialistes », décision qui, selon le secrétaire d’Etat américain Colin Powell, était susceptible de créer des tensions dans les relations entre les Etats-Unis et la Russie((70). La Russie fut le deuxième pays (après la Grande-Bretagne) à rouvrir son ambassade à Kaboul et le soutien qu’elle a accordé à l’Alliance du Nord lui assure un rôle majeur dans l’Afghanistan d’après les Talibans((71).

Comme pour Poutine, la participation à la coalition anti-terroriste était pour Jiang Zemin une occasion de trouver un terrain d’entente avec les Etats-Unis et de justifier la répression de sa propre minorité musulmane au Xinjiang en invoquant le fait que cette région était vulnérable au terrorisme d’inspiration taliban((72). Toutefois, le soutien de la Chine n’a pas été aussi fort que celui de la Russie, d’une part parce que la Chine était réticente à approuver une intervention menée par les Etats-Unis dans les affaires intérieures d’un autre pays et d’autre part parce que les Etats-Unis ne souhaitaient pas être trop redevables à la Chine((73).

Tout d’abord, confiants que les attaques du 11 septembre persuaderaient les Etats-Unis d’abandonner leur attitude unilatéraliste dans le monde pour favoriser la coopération avec l’ONU et la diplomatie multilatérale, les dirigeants chinois ont vite compris que la situation géopolitique de leur pays s’était en réalité dégradée du fait de la guerre contre le terrorisme((74). La Chine a en effet vu son influence diminuer en Asie centrale et doit maintenant faire face à la possibilité d’une présence militaire américaine à ses portes. Pour la Chine, plusieurs autres évènements viennent noircir le tableau : le gouvernement Bush a amélioré ses relations avec à la fois l’Inde et le Pakistan ; dans son Quadriennal Review d’octobre 2001, le département américain à la Défense préconisait un renforcement des forces américaines en Asie orientale ; la Nuclear Posture Review (Révision de la doctrine nucléaire) de Washington inclut désormais la Chine parmi ses cibles potentielles ; et le Japon a étendu le rôle militaire de ses forces d’autodéfense et a commencé de débattre de l’option nucléaire.

Les dirigeants chinois craignent également que leur partenaire stratégique, la Russie, poursuive une coopération à forte visibilité avec les Etats-Unis au détriment du partenariat sino-russe. Déçu par l’absence de réaction de la Russie lors de l’annonce du retrait des Etats-Unis du traité ABM, et surpris par l’enthousiasme affiché par Poutine à l’idée de participer à l’OTAN et à la coalition menée par les Etats-Unis contre le terrorisme, Pékin a commencé à émettre des doutes sur l’engagement du président russe dans le partenariat sino-russe.

Dans une interview datant de juin 2002, des journalistes du Quotidien du peuple ont demandé à Poutine si les relations sino-russes avaient été réévaluées ou si les nouvelles relations russo-américaines traduisaient des changements fondamentaux dans la politique étrangère de la Russie. Tout en tentant de réassurer la Chine sur l’importance d’un approfondissement et d’une expansion des relations sino-russes, il fit remarquer que les relations avec l’Occident étaient plus importantes pour la Russie, tout comme elles le sont pour la Chine((75).

Récemment la Chine a pris des mesures pour sortir de sa relative marginalisation, notamment en se rapprochant de l’Inde et des Etats-Unis. Le 14 janvier 2002, le Premier ministre Zhu Rongji s’est rendu à New Delhi — la première visite d’un haut dirigeant chinois en Inde depuis dix ans. En dépit de tensions permanentes sur les questions frontalières, le pouvoir chinois a décidé d’améliorer ses relations avec l’Inde afin de contrebalancer l’influence grandissante de Washington en Asie méridionale et centrale et de tenter de réduire les tensions entre le Pakistan et l’Inde, tensions qui fournissent aux Etats-Unis un prétexte supplémentaire pour s’immiscer dans la région((76). Les ouvertures de la Chine envers l’Inde ont rendu un peu moins irréaliste l’idée avancée par les Russes d’une alliance tripartite regroupant la Russie, la Chine et l’Inde((77). Aussi, avant le sommet sino-américain du 21 février 2002, le gouvernement chinois a consacré beaucoup d’énergie à minimiser les tensions récentes dans les relations entre les deux pays((78).

Les changements considérables qui ont affecté la politique mondiale ont poussé les experts chinois à réévaluer le contexte stratégique de la politique chinoise en matière de sécurité et à discuter les différentes réponses possibles, y compris un recours plus marqué à la coopération multilatérale afin de mieux contrer les pressions grandissantes et ce qu’ils considèrent comme les tendances unilatéralistes des Etats-Unis((79). Etant donné que cette série de développements négatifs dans l’environnement de sécurité de la Chine intervient à un moment ou les dirigeants du PC se préoccupent de leur succession, ceux-ci ont concentré leur attention sur la question qui domine actuellement les relations sino-américaines, à savoir la question de Taiwan, et se sont abstenus de critiquer directement la présence militaire américaine en Asie centrale. Toutefois, certains commentateurs chinois insistent sur le fait que l’Asie centrale risque bien de devenir le théâtre d’une forte rivalité entre puissances, notamment dans le domaine de l’énergie((80).

Face au renforcement de la coopération entre l’armée américaine et l’Asie centrale, la réaction de la Chine a été de renforcer ses activités diplomatiques dans la région et de préconiser une coopération sur la sécurité régionale excluant les Etats-Unis, ce qui constitue une évolution surprenante quand on considère la prudence habituelle de la Chine quand il s’agit de multilatéralisme. Dans ce but, Jiang Zemin a entamé des négociations bilatérales avec les Etats d’Asie centrale en mai et juin 2002. Selon le ministre des Affaires étrangères chinois, Tang Jiaxuan, l’initiative eurasienne de Jiang constituait « une avancée diplomatique majeure » pour répondre aux profonds changements qui ont marqué l’environnement sécuritaire dans la région((81). Jiang a utilisé ces négociations pour transmettre le message selon lequel la sécurité en Asie centrale devait être décidée par les Asiatiques. Parallèlement, la Chine tente d’étendre sa coopération économique avec le Kazakhstan dans le secteur de l’énergie et de renforcer ses relations de sécurité avec le Kirghizstan et le Kazakhstan (et potentiellement le Turkménistan) en leur fournissant une aide militaire((83). Compte tenu des liens historiques entre la Russie et l’Asie centrale, de l’important engagement des Etats-Unis depuis le 11 septembre dans cette région et des réactions prudentes de celle-ci aux offres de Pékin, il est peu probable que les efforts diplomatiques de la Chine aboutissent. De même, si l’Asie centrale est intéressée par une coopération économique avec la Chine, elle n’en est pas moins inquiète des effets potentiels d’une domination économique chinoise((84).

La Chine et, dans une moindre mesure, la Russie essaient de redonner du souffle à l’Organisation de coopération de Shanghai afin de restaurer leur influence sur le cours des choses en Asie centrale et de contrebalancer l’affirmation des intérêts de sécurité des Etats-Unis dans la région((85). Bien que les membres de l’OCS aient signé une charte organisationnelle lors du sommet de juin 2002 à Saint-Pétersbourg et qu’ils aient décidé en commun d’établir un secrétariat permanent à Pékin et une unité anti-terroriste à Bichkek, ils restent divisés sur les priorités que le groupe devrait afficher((86). Enfin, une nouvelle organisation pour la sécurité en Asie, la Conférence sur l’interaction et les mesures de confiance en Asie (CICA) a été créée le 4 juin 2002 à l’initiative du président kazakh, Noursoultan Nazarbaev, afin de regrouper les représentants de l’Asie centrale, de l’Asie du sud et du Moyen-Orient et de promouvoir la coopération économique régionale et la sécurité. Toutefois, ces organisations régionales ont encore à démontrer leur efficacité.

Les perspectives pour le partenariat sino-russe

C’est dans les efforts menés par les dirigeants russes et chinois pour créer un monde multipolaire capable de contrecarrer les tentatives de domination des Etats-Unis que le partenariat sino-russe a trouvé sa force. La coopération entre Moscou et Pékin s’est traduite par des ventes d’armes russes à la Chine et par la délimitation d’une frontière aujourd’hui paisible. Maintenant que la Russie a opté pour un alignement plus proche des intérêts occidentaux dans la coalition anti-terroriste, le partenariat sino-russe a été relégué au domaine des relations bilatérales et régionales, où la coopération s’est avérée la plus difficile.

Mais, comme l’ont montré les événements du 11 septembre, le paysage des relations internationales peut rapidement changer et prendre une direction inattendue. Dans les mois qui viennent, la direction du Parti communiste chinois va changer, amenant au pouvoir un groupe relativement peu connu et dont la politique étrangère reste à définir. Des changements récents dans les relations extérieures de la Russie ont laissé les Chinois perplexes quant aux intentions du président Poutine, et la nouvelle équipe au pouvoir en Chine devra, en élaborant sa politique étrangère, prendre en compte un certain degré d’incertitude.

Il est en tout cas trop tôt pour affirmer sans équivoque que le partenariat sino-russe est promis à une longue vie. Après tout, le « partenariat stratégique » mis en place par le gouvernement Clinton s’est achevé dans un sentiment de désillusion partagé à la fin des années 1990. De même, alors que l’ancien président russe, Boris Eltsine, avait présenté la vision d’une Russie tournée vers l’Occident, il fut rapidement confronté à une opposition qui l’accusait de brader les intérêts de la Russie sans rien obtenir en retour. Comme Eltsine, le président Poutine devra donner la preuve de ce que les concessions importantes qu’il a faites sur le traité ABM et sur la présence de l’armée américaine en Asie centrale ont apporté à la Russie tant en termes de statut que d’aide à la réforme du pays. Par ailleurs, la conception qu’a Poutine d’une Russie située en Occident ne signifie pas qu’il adopte les normes démocratiques occidentales, et il est clair que des différences fondamentales d’intérêts entre la Russie et les Etats-Unis continueront d’exister. Un peu comme pour l’adoption du capitalisme par le pouvoir chinois, les réformes de Poutine dépendront du maintien d’un pouvoir étatique fort, ce qu’il a appelé la « dictature » du droit plutôt que ce que l’Occident appelle l’Etat de droit. Comme l’ont souligné Michael McFaul et Nikolai Zlobin, « une Russie semi-démocratique restera toujours un semi-allié des Etats-Unis »((87).

La politique étrangère américaine sera peut-être le facteur le plus important pour l’avenir du partenariat sino-russe. Le gouvernement américain a utilisé les leçons de la guerre contre les Talibans pour redéfinir le cadre de la sécurité nationale de leur pays et réviser les vieux concepts de dissuasion dans le but de faire face à la nouvelle menace du terrorisme international. Le secrétaire américain à la Défense Donald Rumsfeld a expliqué que la guerre en Afghanistan illustrait la volonté de Washington de mener des actions préemptives contre les Etats qui soutiennent le terrorisme((88). Lors de la campagne présidentielle, le candidat George W. Bush avait critiqué le président Clinton pour avoir fait des Etats-Unis le « policier de la planète ». Mais le gouvernement Bush est actuellement en train de réviser sa stratégie de sécurité nationale de telle sorte que les Etats-Unis seront conduits à intervenir plus fréquemment à l’extérieur((89). Bien que la Russie et, dans une moindre mesure, la Chine aient coopéré avec la coalition menée par les Etats-Unis contre le terrorisme, leur soutien n’est pas inconditionnel et pourrait facilement s’estomper si les Etats-Unis décidaient de maintenir une présence militaire en Asie centrale ou d’étendre la guerre contre le terrorisme par une attaque terrestre de grande envergure contre l’Irak.

Le président Poutine tolérera peut-être un nombre limité d’attaques aériennes dans l’hypothèse où les Etats-Unis décideraient d’engager une attaque contre l’Irak((90), mais cela placerait le président russe dans une position très délicate politiquement. Après avoir accepté une présence militaire américaine en Asie centrale et le retrait des Etats-Unis du traité AMB, la Russie devrait alors sacrifier ses intérêts en Irak, décision qui risque de susciter l’opposition des milieux politiques russes et peut mettre fin au soutien de Poutine à des décisions américaines sur d’autres questions. Une consultation préalable ne suffirait pas à convaincre la Russie d’adhérer à une attaque terrestre préemptive dans la mesure où les dirigeants russes demanderaient une compensation financière substantielle pour leurs pertes. Dans tous les cas, même si les Etats-Unis intervenaient seuls en Irak, l’opposition en Russie contre la diplomatie tournée vers l’Occident grandirait et, comme ce fut le cas lors de l’intervention des Etats-Unis au Kosovo en 1999, donnerait du poids à ceux qui, à Moscou, préconisent un partenariat avec la Chine et l’Inde pour contrarier la domination américaine dans les affaires mondiales. Ainsi, tandis que les divergences entre Moscou et Pékin sur les questions bilatérales et régionales ont contribué à distendre les liens entre ces deux capitales, les réactions des dirigeants russes et chinois face aux développements internationaux actuels pourraient jouer un rôle décisif dans la redéfinition de leur partenariat dans les années à venir.

 

Traduit de l’anglais par Raphaël Jacquet