BOOK REVIEWS
Isabelle Thireau et Wang Hangsheng éds, Disputes au village chinois. Formes du juste et recompositions locales des espaces normatifs
Louvrage dirigé par Isabelle Thireau (CNRS/ EHESS, Paris) et Wang Hongsheng (Département de sociologie, Université de Pékin) est le fruit de plusieurs années dun travail collectif associant sociologues, anthropologues, historiens et un économiste. Lensemble des auteurs partagent un même questionnement : comprendre les modalités démergence dun nouvel ordre social en Chine. Dans la société maoïste, le pouvoir politique avait lambition dêtre la seule source de légitimité des normes, des règles et usages mobilisés au sein de la société, quelle que soit la sphère considérée, privée ou publique. Aujourdhui ces normes et ces règles sont plurielles et les auteurs sinterrogent sur le mode délaboration de ces références multiples mais communes.
Cest par le biais des négociations ou des conflits qui éclatent au sein de la société contemporaine que les auteurs cherchent la réponse à leur questionnement. Les discussions entre acteurs sociaux concernant la façon juste ou correcte de procéder dans des situations variées, la fréquence et la longueur des négociations, les désaccords relatifs à lévaluation du caractère juste (au sens de justifié, valide, raisonnable) dune action, dune proposition ou dune règle, sont la matière de ce livre. Les auteurs reprennent à leur compte, appliquée au champ chinois, une problématique élaborée par Luc Boltanski et Laurent Thévenot(1).
Les disputes légales, faisant lobjet dun mode de règlement juridique, ont été écartées du champ de lenquête(2). Ce sont donc des désaccords souvent qualifiés dinformels qui sont analysés, au sein du monde rural (70% de la population)(3), et dans trois provinces, le Hebei, lAnhui et le Guangdong. Cette recherche se présente donc comme une plongée dans le quotidien dune société paysanne en pleine mutation, confrontée à la nécessité dinventer de nouvelles normes sociales.
Chacun des auteurs étudie un type de conflit ou de négociation. Guo Yuhua sintéresse à la prise en charge des personnes âgées par les générations plus jeunes. Isabelle Thireau et Hua Linshan décortiquent les désaccords exprimés autour de lusage de lespace villageois et de la répartition de biens collectifs (terres, étangs, entreprises, ressources financières). Liu Xiaojing étudie en détail le conflit qui éclate entre deux groupes de parenté à loccasion du suicide dune jeune femme. Liu Shiding analyse le processus de redistribution des terres entre les foyers dun même village. Shen Yuan revient sur des négociations relatives à la construction dun nouveau marché, ainsi quà une nouvelle distribution des étales entre des marchands. Sun Liping étudie enfin le processus de collecte des quotas de céréales vendus à lEtat. Dans chacun de ces cas, les auteurs rapportent les négociations au cours desquelles des opinions contradictoires sexpriment. Pour répondre à la question des principes de justice selon lesquels telle décision sera préférée à telle autre, ils analysent les débats et les logiques dargumentation des différents participants.
Les deux chapitres conclusifs de louvrage restituent la notion déquité dans une tradition spécifiquement chinoise. Jérôme Bourgon revient sur la dimension « vitaliste » de lactivité judiciaire chinoise -le lien entre léquité et la vie-, Lucien Bianco sur la différence entre léquité « vengeresse » des xiedou, ces véritables guerres privées entre villages, et lart du compromis pratiqué par les fuxiong.
Dune riche moisson de résultats, on en retiendra quatre. Premièrement, plusieurs des auteurs mettent en évidence des éléments de continuité entre la société contemporaine et celle davant 1949. Ainsi, le principe dun échange équitable continue-t-il de gouverner les relations entre générations, mais la nature des ressources échangeables, la base économique de léchange et le contrat moral qui assuraient sa persistance ne sont plus les mêmes. Le principe ancien fait lobjet dune interprétation nouvelle, les membres des jeunes générations accordant désormais plus de valeur aux aspects matériels, ils naideront leurs vieux parents quà la mesure de ce quils ont reçu. Dans le même article, Guo Yuhua montre que les changements observés aujourdhui ne sont pas récents et quils ont débuté dès le milieu du siècle. Les réformes économiques des vingt dernières années nont fait quamplifier les effets de la pénétration de lEtat au sein de la société villageoise après 1949.
Isabelle Thireau et Hua Linshan sont particulièrement soucieux du rapport au passé des communautés villageoises. Ils identifient plusieurs mécanismes par lesquels le passé est mobilisé pour soutenir la juste résolution des affaires communes villageoises. Ainsi les villageois recourent-ils à des systèmes dinterprétation autrefois combattus par le système politique pour donner sens à des situations présentes et définir la conduite appropriée. Dans la gestion des affaires communes villageoises, on voit intervenir des catégories, des représentations ou des spécialistes (dieux du sol, gardiens de lentrée du village, divinités bouddhistes, ancêtres, défunts, médiums et autres spécialistes religieux) condamnés pendant des décennies par le pouvoir.
Une seconde conclusion importante tient à la nature des rapports entre les communautés villageoises et les autorités locales qui représentent lEtat. Les enquêtes montrent toutes que le pouvoir de négociation des individus et des groupes vis-à-vis des responsables locaux est aujourdhui beaucoup plus large quhier. La mobilisation par de nombreux personnages du discours de lEtat limpératif de stabilité sociale ou encore le devoir de remédier aux inégalités et de lutter contre les privilèges acquis de façon indue est la preuve du degré de pénétration de lEtat au sein de la société. Mais en même temps ce ne sont que des bribes ou des morceaux de ce discours qui sont sollicités par les acteurs qui cherchent par là à défendre leur intérêt personnel ou local.
Troisièmement, les auteurs mettent clairement en évidence la place de linformel. Le recours au système judiciaire est rare car « aller en justice nest jamais très bien admis socialement » (p. 142). Ce sont donc des institutions informelles qui jouent un rôle de médiation en cas de conflit. Parmi celles-ci, les groupes de parenté sont prépondérants. Ces organisations ne possèdent aucune base légale et coexistent avec les organes de pouvoir officiels que sont les comités villageois et les cellules du parti ; les normes procédurales et sociales sur lesquelles elles sappuient jouent un rôle fondamental dans la résolution des conflits. Ce qui différencie le plus ce processus de recherche déquité des mécanismes juridiques prônés par les tribunaux, cest le fait que loutil le plus fondamental est le recours à la « raison » , au sens de « raison pratique », de « bon sens ». Un médiateur doit avoir une qualité spéciale outre le prestige dont il bénéficie auprès des trois parties : il doit être capable de « rééquilibre » (p. 241), cest-à-dire de prendre en considération les avantages, les intérêts et les droits de chaque partie, de les intégrer pour aboutir à une sorte déquilibre, puis de savoir trouver le principe légitime permettant de fonder laccord.
Linformel nest pas seulement du côté des villageois. Sun Liping montre que ce sont aussi les pouvoirs locaux qui ont recours à un exercice informel du pouvoir officiel. Dans certaines circonstances, parce quils savent que lutilisation abusive de mesures coercitives les mettrait dans une position inconfortable (sur ce point, on se reportera également au texte de Jérôme Bourgon), notamment à cause des liens dinterconnaissance, de parenté ou damitié quils entretiennent avec leurs administrés, lexercice du pouvoir informel (le respect des sentiments humains renqing ou loctroi ou le retrait de « face ») se montre plus efficace, plus apte à résoudre des problèmes délicats que le pouvoir officiel.
Les auteurs montrent enfin le fonctionnement des relations personnelles dans la société rurale. Celles-ci, plus ou moins proches ou hiérarchisées, qui indiquent à chacun la façon correcte, adéquate, de mobiliser les normes sociales impliquées dans la situation. Ignorer les liens personnels et ne tenir compte que de la norme sociale ne permet pas de fonder une action raisonnable.
Louvrage, innovant sur le plan méthodologique, est riche en résultats et en perspectives nouvelles de recherche. On voudrait cependant revenir sur le choix des auteurs de ne pas analyser les conflits faisant lobjet dun traitement juridique pour privilégier la recherche de « sens du juste ». A lheure dun important travail en Chine de production juridique, un enjeu considérable est la construction et la mobilisation par les acteurs sociaux des catégories juridiques. La sociologie dentretiens pratiquée dans cet ouvrage appelle donc un autre travail sur des textes qui portent les traces de débats qui, loin dêtre abstraits, parlent de laction en train de se faire(4).