BOOK REVIEWS

Umberto Bresciani, Reinventing Confucianism

Après avoir été pendant deux millénaires idéologie d’Etat d’un bout à l’autre de l’Asie orientale, le confucianisme n’est plus aujourd’hui que l’empreinte laissée dans les mœurs par cette idéologie. Empreinte profonde, certes, mais qui s’efface peu à peu depuis près d’un siècle que l’ancien régime a disparu en Chine. Dans ces conditions, quel sens peut bien avoir le mouvement, lancé dans la foulée de celui du 4 mai 1919, qui a pris le nom de Nouveau Confucianisme ? C’est ce que fait comprendre l’excellent ouvrage d’Umberto Bresciani.

Avant tout, ainsi que le rappelle l’auteur dans son introduction, le Nouveau Confucianisme doit être distingué non seulement du néoconfucianisme Song, — bien que les nouveaux confucianistes se sentent plutôt dans la ligne des penseurs de cette obédience, surtout telle que l’a réorientée Wang Shouren sous les Ming — , mais plus encore de la tentative de restauration intégriste de l’idéologie confucéenne que conduisit Kang Youwei au début de l’ère républicaine. Tout autant que Hu Shi, l’adepte du libéralisme américain, et que Chen Duxiu, le marxiste, les promoteurs du Nouveau Confucianisme ont préconisé une vraie révolution ; mais une révolution dans la culture chinoise, et non pas une révolution destructrice de cette culture par occidentalisation à l’emporte-pièce, soit à l’américaine, soit à la soviétique. Une révolution qui rétablisse les valeurs portées par la culture chinoise authentique, ruinées par la dégénérescence d’une tradition pseudo-confucéenne en perversions antiscientifiques et antidémocratiques. C’est ce qui est longuement exposé dans un texte très circonstancié publié, à Hong Kong le 1er janvier 1958, en anglais, dans la revue Democratic Tribune — ce qui est bien la preuve d’aucune affinité avec le moindre chauvinisme chinois — sous le titre fondateur de : A Manifesto on the Reappraisal of Chinese Culture.

Pourquoi a-t-il fallu attendre ce manifeste quarante ans après le 4 Mai 1919 ? Parce que les premiers promoteurs du Nouveau Confucianisme, tout en marquant clairement leur différence d’avec le marxisme, ne se dissocient pas du courant chinois le plus révolutionnaire d’entre les deux guerres, celui du parti communiste. Liang Shuming (1893-1988), inventeur d’une philosophie de l’histoire aussi contraire à celle du matérialisme historique qu’à celle de l’historiographie chinoise traditionnelle, et Xiong Shili (1885-1968), dont l’ambition était de redimensionner le confucianisme métaphysiquement en s’appuyant sur le bouddhisme et non pas sociologiquement à partir de la théorie de la lutte des classes, n’en ont pas moins été tous deux compagnons de route des communistes, et sont restés en Chine populaire jusqu’à leur mort. Quant à Feng Youlan (1903-1982), après avoir tenté de ré-générer le néoconfucianisme (au sens que prend dans le Yijing l’articulation des deux termes zhen-yuan mort-renouveau qu’il donna comme titre à ses écrits philosophiques) en en rénovant radicalement la méthodologie, il adressa à Mao Zedong en 1950 la confession de sa complète conversion à la Chine nouvelle.

Mais l’instauration en Chine continentale du régime communiste fait néanmoins réagir les tenants du Nouveau Confucianisme par la prise de conscience qu’exprimera le manifeste. Sur le continent, les compagnons de route non convertis vont bientôt se marginaliser volontairement. Quant à ceux qui se résolvent à poursuivre le mouvement en rompant avec le communisme, ils émigrent à Hong Kong, où le 10 octobre 1949, date anniversaire de la révolution chinoise républicaine de 1911, Qian Mu (1895-1990) et Tang Junyi (1909-1978) fondent le New Asia College (Xinya shuyuan, d’abord dénommé Yazhou wenshang shuyuan), qui va devenir le foyer du Nouveau Confucianisme de la deuxième génération. Si la première génération avait montré de l’affinité plutôt avec le socialisme, la deuxième génération réagit à la radicalisation antidémocratique du maoïsme en penchant beaucoup plus du côté du libéralisme, mais non sans se tenir à distance de tout engagement politique. Ce souci d’indépendance pousse les grands intellectuels du mouvement à garder leur quant-à-soi dans le cadre des institutions universitaires qui leur donnent refuge. A Hong Kong, après l’intégration du New Asia College à l’Université chinoise fondée en 1963, Qian Mu ne tarde pas à se retirer, tandis que Tang Junyi prend la tête d’un centre de recherche autonome. Mou Zongsan (1909-1995), qui a choisi Taiwan, dispense son enseignement d’abord dans le Collège Normal (Shifan shuyuan, ultérieurement devenu université) qu’il fonde lui-même, puis, lorsqu’en septembre 1956 il prend la charge du département de chinois de l’Université protestante Tunghai de Taichung, dans les conférences bimensuelles d’une Amicale humaniste (Renwen youhui) qu’il organise hors cursus.

La mort de Tang Junyi, en 1978, révèle, par l’ampleur de son retentissement dans tous les milieux intellectuels chinois de Hong Kong, de Taiwan et d’Amérique, l’importance du rayonnement qui s’attache désormais au Nouveau Confucianisme. Celui-ci est maintenant porté par une troisième génération, dans laquelle comptent surtout, à Hong Kong Liu Shuxian (né en 1934) — élève de Fang Dongmei, devenu directeur en 1981 du département de philosophie de l’Université chinoise — , et aux Etats Unis Yu Yingshi (né en 1930) — le plus brillant des élèves de Qian Mu, et qui préfère, comme son maître, éviter l’étiquette du nouveau confucianisme, dont, cependant, son enseignement à Princeton est très proche par l’esprit — , Du Weiming (né en 1940) — élève de Mou Zongsan et de Xufuguan, devenu professeur à Harvard — , et Cheng Zhongying (né en 1935) — élève de Fang Dongmei, qui enseigne à Hawai. Leurs idées rencontrent de plus en plus d’échos auprès d’une pléiade de jeunes intellectuels de la même génération à Taiwan, à Singapour, et bientôt même en Chine continentale, où la décrédibilisation du marxisme résultant de l’expansion explosive de l’économie de marché soi-disant socialiste fait inopinément apparaître le Nouveau Confucianisme comme une alternative questionnable, sinon acceptable. En 1984 est établie à Qufu une Fondation Confucius, dont la présidence est confiée à l’octogénaire Liang Shuming. En 1986 est lancé à Pékin un vaste projet de recherche sur le nouveau confucianisme, qui mobilise 47 chercheurs de 16 institutions et qui aboutira, entre autres, à la publication, achevée en 1996, de 16 volumes d’anthologies des œuvres des auteurs les plus représentatifs du mouvement. Depuis, se sont multipliés sur le sujet les colloques internationaux, les travaux de recherche, les rééditions d’œuvres complètes. Une jeune génération de philosophes prend des positions qui ne sont plus seulement théoriques et appellent à l’engagement politique. C’est le cas par exemple d’un élève de Du Weiming, Jiang Qing, chercheur à Shenzhen, dans un essai qu’il intitule Confucianisme politique (Zhengzhi ruxue).

Umberto Bresciani passe en revue, dans les chapitres 3 à 15 de son livre, ces trois générations du Nouveau Confucianisme, autour des onze personnalités les plus marquantes du mouvement. Sur chacune de celles-ci, il donne d’abord une brève biographie, puis une analyse de la doctrine et de l’œuvre, et enfin une évaluation des idées et de l’influence. La reprise systématique de ce plan d’exposition de chapitre en chapitre, soulignée par une présentation typographique stéréotypée, donne, il est vrai, une forme scolaire à l’ouvrage. Mais cette forme a l’avantage de rendre les exposés très clairs. Elle ne doit pas faire méconnaître la solidité d’une information de première main très complète, que révèle l’abondance des notes très circonstanciées et la richesse d’une excellente bibliographie sélective. Le 16e et dernier chapitre conclut en récapitulant les traits communs aux penseurs étudiés : leur conviction à défendre les valeurs du véritable confucianisme, leur sens de la dimension spirituelle de la culture, leur défiance à l’égard des glissements scientistes de la science contemporainee, leur attrait pour la philosophie comparée de l’Orient et de l’Occident.

Umberto Bresciani passe enfin aux perspectives d’avenir. Reconnaissant qu’en quatre-vingts ans d’histoire le Nouveau Confucianisme n’a cessé de se développer et d’accroître son audience chez les intellectuels chinois — ce à quoi curieusement la sinologie occidentale, restée braquée sur le maoïsme, est demeurée aveugle — , il prend acte de ce que ce développement est aujourd’hui tel qu’il n’est plus possible de parler de parler d’un seul nouveau confucianisme pour le continent, pour Taiwan, pour les milieux chinois d’Occident, voire pour les pays sinisés d’Extrême-Orient. Qu’est-ce à dire sinon que se dessine la perspective que le XXIe siècle pourrait connaître, dans une Asie orientale ayant rattrapé le développement de l’Occident, la renaissance de la culture propre au monde sinisé dans sa diversité ? Une renaissance sur laquelle, à la fin du siècle dernier, les pouvoirs antidémocratiques de la région, en ouvrant le débat sur les valeurs asiatiques, ont cherché à lancer d’avance une OPA réactionnaire dont on peut espérer qu’elle restera sans succès.