BOOK REVIEWS

Grant Evans, Christopher Hutton et Kuah Khun Eng éds., Where China Meets Southeast Asia. Social and Cultural Changes in the Border Regions

by  Béatrice David /

La perspective adoptée pour saisir la complexité des processus de changements en œuvre dans ces régions transfrontalières où « la Chine rencontre l’Asie du sud-est » est résolument du côté des sciences sociales, représentée ici par l’anthropologie, la sociologie, la linguistique, l’histoire et l’ethnobiologie. Le résultat de ces enquêtes des deux côtés de la frontière entre la Chine, le Laos, la Birmanie (Myanmar) et le Vietnam est un tableau souvent inédit des changements en cours dans des régions dont le titre de l’ouvrage rappelle à propos qu’elles ne se laissent pas contenir dans des frontières géographiques, culturelles, administratives.

Le chapitre de Peter Hinton ouvre cette série de quinze essais avec une critique intéressante de la manière dont sont conceptualisés les changements dans ces régions où, selon le titre même de sa contribution, « les apparences sont trompeuses ». Examinant la manière dont la notion de « frontière » est perçue tout au long de l’histoire chinoise, dans des termes différents selon les époques, culturels, géographiques, économiques ou politiques. Le chapitre de Geoff Wade apporte la dimension historique essentielle, mais trop souvent absente dans les études sociologiques centrées sur le présent. Un peu plus loin, le chapitre cosigné par Jean Michaud et Christian Culas resitue également dans leur contexte historique les causes des migrations récentes des Hmong, de la Chine du sud aux montagnes de la péninsule, puis au-delà de l’Asie après la victoire des forces communistes aux Laos.

Le focalisation sur les transformations sociales et culturelles ne signifie pas négliger les cadres économiques et politiques dans lesquels elles prennent place. Un cliché écorné est celui de la disparition des frontières (et donc des États) annoncée par certains théoriciens de la globalisation tels que Ohmae Kenichi. Les observations de terrain invitent à nuancer des généralisations ou des prophéties abusives s’appuyant sur des statistiques déplacées de tout contexte. L’augmentation des flux transfrontaliers qui a accompagné les nouvelles orientations économiques adoptées à partir des années 1980 par les États communistes a eu pour effet le renforcement d’un contrôle étatique dans ces régions frontalières éloignées des pouvoirs centraux. L’effort de canalisation de ces flux a requis l’élaboration de nouvelles formes de contrôle et de législations, notamment en matières commerciales. Le chapitre de Kuah Khun Eng examine plus particulièrement la politique de l’État chinois en matière de commerce transfrontalier aux frontières du Guangxi et du Vietnam. Au nord du Laos, dans la zone du rectangle économique en amont du Mékong (Chine, Laos, Myanmar et Thaïlande), les observations d’Andrew Walker démentent les prévisions optimistes des partisans d’une libéralisation économique qui entraînerait la « fin des États ».

Des flux certes canalisés et contrôlés, mais que ces barrières politiques par nature fluides et perméables n’arrêtent jamais véritablement. En témoigne la vitalité du commerce illicite de drogues, d’animaux, de végétaux et de femmes qui se développe de part et d’autre de la frontière. Le poids de cette économie parallèle, particulièrement chez les populations minoritaires, conduit d’ailleurs Peter Hinton, à questionner la pertinence d’une stricte opposition entre deux types d’économies, « formelles » et « informelles » qui, d’une manière complexe, sont imbriquées (p. 22). Rappelant cette vérité souvent négligée que l’écologie ne connaît pas de frontière, l’ethno-botaniste Su Yongge dresse dans un chapitre remarquablement documenté un tableau cinglant de l’impact désastreux d’un commerce d’animaux et de végétaux contre lequel les législations officielles, confrontées à la contrebande et à la corruption des autorités locales, se révèlent souvent inaptes.

Les frontières politiques des nations modernes séparent des espaces et des individus que lient leurs ethnicités, des relations commerciales et des relations interethniques construites de longue date. Les réseaux ethniques sur lesquels s’appuie la dynamique transfrontalière en sont une dimension importante. C’est sur cette question fondamentale, abordée par la plupart des auteurs, que l’ouvrage apporte sa contribution la plus originale. Le chapitre de Paul Cohen sur le pèlerinage annuel du reliquaire bouddhiste de Muong Sing, au nord du Laos, montre les enjeux identitaires et politiques qui sont souvent au coeur des pratiques religieuses. Ce pèlerinage qui connaît depuis le début des années 1990 une popularité sans précédent auprès des Lue habitant sur le versant chinois de la frontière, au Sip Song Pana (Xishuangbanna), n’a pas qu’une seule portée religieuse d’acquisition de mérites. Il offre aussi à cette minorité que les classifications ethniques officielles chinoises ont intégrée à la “ nationalité ” dai, l’espace d’une expression identitaire que l’État chinois ne leur reconnaît pas. La reviviscence du bouddhisme chez les Lue peut être vue comme une forme de réaction à leur situation de minoritaires menacés par la pression croissante de la culture han. Dans ce contexte, leur pratique religieuse participe d’une forme de résistance passive contre l’État chinois (p. 156).

C’est également la situation des populations locales que la politique de l’État communiste chinois a transformé en « minorités nationales », que dépeint le chapitre de Grant Evans sur les transformations de Jing Hong, la capitale de l’ancien royaume des Sip Song Pana. L’auteur insiste notamment sur l’impact de l’immigration han qui s’est intensifiée depuis l’introduction des réformes économiques, avec l’installation massive de populations provenant des régions intérieures, particulièrement du Hunan. Cette récente implantation des Han de l’intérieur est un important facteur de « l’irrésistible hanification » (transformation en Han) de la frontière, qui fixe les cultures minoritaires dans le cadre d’images et de symboles stéréotypés offerts à la consommation des Han. La sexualisation de la femme dai, telle que l’élabore un imaginaire han qui, de longue date, a attribué une sexualité débridée et des mœurs légères aux populations « barbares » de la périphérie, contribue ainsi à l’essor d’un tourisme sexuel centré sur la consommation de cette image han des femmes des minorités ethniques (p. 170).

David Feingold examine l’étroite relation entre le commerce en plein essor de cette marchandise féminine, essentiellement destinée à l’industrie du sexe en Thaïlande, et de la drogue, dans un chapitre qui souligne la gravité d’une situation menaçant directement la survie physique et culturelle des populations minoritaires les plus touchées des frontières sino-thaï et sino-birmane (Akha, Lahu, Lisu, Yao, Hmong, Shan etc). L’auteur examine les multiples facteurs, externes et internes, qui sont responsables du développement récent d’un commerce de jeunes filles et de femmes, encore quasi inexistant il y a une vingtaine d’années (p. 184), et qui a contribué à transformer l’économie locale et à la placer sous la dépendance de l’immigration de la population féminine destinée à la prostitution.

Le chapitre de Mika Toyota sur les réseaux sociaux des caravaniers Akha, en montrant la manière dont ces activités de commerce, pourtant anciennes mais largement ignorées ou négligées par les études ethnographiques, ont servi à manipuler les identités et à fabriquer des relations interethniques (p. 206), prouve que l’enquête anthropologique ne doit pas se contenir dans les frontières ethniques que tracent les classifications officielles des Etats, mais au contraire s’attacher à l’étude des stratégies identitaires.

Les Chinois musulmans (Hui) du Yunnan étaient également autrefois un autre important protagoniste de ce commerce caravanier entre la Chine, le Siam et la Birmanie. Jean Berli observe cependant que cet ancien commerce, dont les routes étaient sillonnées par un réseau de mosquées qui servaient à la fois de pôles économiques et religieux (p. 224-225), ne semble pas avoir survécu à la fermeture des frontières au début des années cinquante, puis à l’ouverture des nouvelles routes maritimes au début des années 80 tenues désormais par des Chinois non musulmans. Le déclin du rôle économique des musulmans yunnanais dans le commerce transfrontalier entre le Yunnan et le nord de la Thaïlande n’a toutefois aucun impact sur la vitalité d’une pratique religieuse dont les signes de sa reviviscence sont particulièrement visible.

Les quatre derniers chapitres nous conduisent à la frontière sino-vietnamienne. La question des réseaux chinois transnationaux est illustrée par l’essai de Chau Thi Hai sur les usages des réseaux sociaux et économiques sur lesquels s’appuient les activités de commerce transfrontalières des Hoa, l’appellation sino-vietnamienne par laquelle sont désignés les Vietnamiens d’origine chinoise, un des 54 groupes ethniques officiels de la nation vietnamienne. Ce chapitre ne va malheureusement guère au-delà des stéréotypes habituels sur les succès des Chinois. Il est notamment regrettable qu’à aucun moment l’auteur ne fasse allusion aux circonstances politiques de l’immigration qui est à l’origine de la constitution du réseau transnational chinois auquel l’auteur attribue le succès économique des Hoa vietnamiens.

Abordant l’existence des réseaux féminins, Xie Guangmao montre le rôle prédominant des femmes dans le commerce transfrontalier qui se développe à la bourgade frontalière chinoise de Dongxing. Une mise en parallèle avec les activités économiques des hommes et surtout une observation plus approfondie de la place qu’elles occupent au sein de la cellule familiale aurait sans doute contribué à nuancer des conclusions qui tendent à réduire la position sociale de la femme à une simple question de statut économique.

Cheung Siu Woo apporte un essai passionnant sur les Kinh du Guangxi, communauté d’origine vietnamienne, que l’un des informateurs de l’auteur, jouant de la polysémie du terme minzu en chinois pour désigner l’ethnicité et la nationalité, définit astucieusement comme « à la fois le plus petit et le plus grand groupe ethnique (minzu) de la République populaire de Chine ». Dans le cadre de la nation chinoise, les Kinh sont effectivement une petite minorité, en revanche leur ethnicité vietnamienne fonde une identité transnationale. Le chapitre montre plus particulièrement comment cette double appartenance s’articule et s’exprime dans le cadre des pratiques culturelles, selon qu’il s’agit de mettre en avant leur identité nationale chinoise ou l’ethnicité vietnamienne sur laquelle s’appuient leurs liens transnationaux privilégiés avec les autres Kinh.

Enfin, Christopher Hutton apporte la perspective linguistique sur cette question centrale dans l’étude des phénomènes d’ethnicité qu’est celle du classement en relation aux pratiques linguistiques. On sait que les pratiques linguistiques ne sont pas productrices d’ethnicité, l’opération de classification linguistique, en revanche, contribue à la création de réalités ethniques officielles fondées sur un critère linguistique auquel est souvent donnée une importance considérable. Le cas des Nung au Vietnam étudié par l’auteur est un remarquable exemple de la fluctuation des catégories linguistiques qui englobent des populations fort hétérogènes.

En conclusion, voici une collection d’essais, d’un apport inégal, mais qui réussit le plus souvent à montrer ces anciennes marches méridionales de l’empire chinois, que la fixation des frontières politiques des Etat nations modernes a transformé en régions transfrontalières, telles qu’elles sont, à savoir des lieux de connexions et d’enchevêtrements multiples, traversés par une pluralité de réseaux (ethniques, linguistiques, économiques, religieux, familiaux, etc.).