BOOK REVIEWS
Catherine Capdeville-Zeng, Rites et rock à Pékin. Tradition et modernité de la musique rock dans la société chinoise
Le livre de Catherine Capdeville-Zeng, ethnographie de lunivers du rock chinois des années 1980 et du début des années 1990 à Pékin, nous plonge littéralement dans le milieu du " Cercle de la société du rock ", avec ses protagonistes de lépoque, entre autres Cui Jian, Femmes et He Yong, qui se produisent avec leurs états dâme et leurs ambitions sur scène ou en studio. Si le titre et la photo de couverture (Cui Jian et son saxophoniste Liu Yuan) nous incite spontanément à associer limage du rock, en général rebelle et contestataire, aux événements de 1989, lauteur situe demblée son étude dans une perspective plus anthropologique : " Cette monographie du rock chinois appréhende cette musique comme une construction sociale particulière de la société chinoise. Ce nest pas du rock mondial dont il est question, mais de lidée que sen font les Chinois et de leur réalisation chinoise de cette musique " (p. 10). Sa présence régulière sur le " terrain rock " lamène à construi-re une typologie personnelle des groupes de rocks holiste, impérial et ouvert quelle analyse dans huit chapitres à travers des structures classiques doppositions (rite et musique ou ying et yang, inspirés de la tradition chinoise, ou encore hiérarchie et égalité ou individualisme et holisme, empruntés à Louis Dumont) pour poser la question de lémergence dun individu chinois quelle définit comme " individu-relation " : sachant exprimer ses émotions et les communiquer à autrui.
Catherine Capdeville-Zeng commence par une présentation des conditions démergence et de production du rock en Chine. Le premier chapitre balaye lhistoire de la musique en Chine, du classique confucéen Livre de la musique jusquà lémergence du rock lors des réformes dans ses aspects traditionnels, politiques, musicologiques et sociaux. Le rock est présenté en trois étapes : sa naissance en 1982, une période de variété autonome de 1986 à 1989, et la " société rock ", appelée le Cercle de la communauté rock au début des années 1990. Le second chapitre est davantage sociologique. Il cherche à comprendre les parcours de vie des rockers, à partir de leur cercle familial (tradition intergénérationnelle via les " unités artistiques " wenyi tuanti, transmission des valeurs musicales et respect de lautorité parentale) et leur formation scolaire jusquà leur insertion dans le milieu rock par les zouxue tournées en province , rites de passage obligés.
Catherine Capdeville-Zeng se sert de sa propre typologie des groupes de rock pour présenter les étapes essentielles de leur carrière. La répétition (chapitre trois) et lenregistrement (chapitre quatre) sont analysés de manière systématique pour, dune part, décrire la constitution de chaque groupe dans son cadre de travail et, dautre part, exposer leurs relations autant professionnelles que personnelles au sein de la société du rock. " Activité musicale où les différentes structures des groupes sont le mieux mises en évidence car les musiciens y expriment directement leurs rapports musicaux et sociaux " (p. 79), lobservation de séances de répétitions de deux groupes, Femmes et Cui Jian, met à jour deux types de formations musicales opposées : le premier holiste et le second impérial. Femmes forment une communauté (au sens sociologique), fondée sur une relation de " socialité ", dont la caractéristique principale est " de créer en commun " (p. 116), tandis que Cui Jian est composé dun chef dirigeant et dun ensemble de musiciens qui exécutent. Lenregistrement est en revanche illustré à laide dun groupe ouvert, collaborant régulièrement avec des membres du Cercle, car il " permet de relier et de dépasser les deux formes de groupe rock étudiées et éclaire sous un angle nouveau la question de lindividualisme " (p. 141). Cest le cas, pour lauteur, du compositeur et musicien He Yong, qui a cassé son contrat à la suite dun conflit pour créer une uvre personnelle, laquelle lui a apporté une consécration sociale.
Lanalyse des parties (chapitre quatre) et du concert (chapitre huit) est interprétée dans la dichotomie opposant le rite (ou rapport social) à la musique (ou émotion). Alors que linteraction entre rockers du Cercle est fondamentale à travers le rite dans les parties, véritables lieux dintégration et de reconnaissance à la fois musicales et sociales, organisées à lintention des spectateurs étrangers dans certains espaces publics, lécoute de la musique comme expression des émotions humaines est privilégiée lors des grands concerts. Ceux donnés par Cui Jian à Guiyang en 1992 sinscrivent précisément dans cette logique renversant momentanément le rapport du rite à la musique. Lefficacité symbo-lique de la musique diffusée crée un lien social entre les milliers de spectateurs dans une grande union (datong) qui se dissout à la fin du concert " pour que la division des rites puisse à nouveau structurer la société " (p. 316). Les relations sociales et affectives, voire fraternelles au sein de chaque groupe sont minutieusement examinées au chapitre six. Catherine Capdeville-Zeng propose au lecteur un système de statuts sociaux et financiers complexe, dépassant leurs différences morphologiques (égalitaire ou hiérarchique) et leur modus vivendi (entraide entre amis (pengyou bangmang) ou relation contractuelle), que seule une situation de conflit ou de crise (poussée dindividualisme ou rémunération contestée) parvient à bouleverser. Enfin, avec létude littérale des textes de Cui Jian, He Yong et Femmes (chapitre sept) qui " posent tous le problème du combat entre lindividu chinois et lindividu occidental " (p. 286), lauteur montre à quel point ces compositeurs sinterrogent sur les valeurs dominantes (égalité ou hiérarchie) de la société chinoise. Les différentes analyses des étapes musicales des groupes et la place quoccupe la communication de lémotion dans le rock permettent à Catherine Capdeville-Zeng de revenir dans sa conclusion sur les notions dindividualisme et de holisme ainsi que sur linfluence de lOccident dans cet univers particulier quelle inscrit dans la figure chinoise du ying et du yang pour expliquer lémergence dun individu-relation chinois.
Au-delà de certaines faiblesses méthodologiques, cet ouvrage savère intéressant pour plusieurs raisons. En premier lieu, cette étude sur le rock à Pékin, construite sur la base dexpériences de terrain prolongées et de solides connaissances sur la société chinoise, comble certaines lacunes de lédition française sur la culture contemporaine chinoise. Ensuite, Catherine Capdeville-Zeng porte un regard sur laltérité du rock. Elle tente de saisir ce monde musical dans sa complexité et expose la manière dont le rock sest socialement et culturellement construit et défini en Chine, non sans nous rappeler le film Platform (Zhantai) de Jia Zhangke (2000). Sans trop insister sur linfluence du rock occidental, elle révèle lexistence et la production dun discours sur le rock chinois, dont les références de première ou seconde main sont quasi inexistantes. Elle souligne par ailleurs une grande diversité et dynamique dans ses pratiques, illustrées entre autres par sa typologie des groupes holistes, impériaux et ouverts, dont lélaboration méthodologique aurait mérité quelques explications supplémentaires. Dans sa volonté de dépasser les notions dindividualisme et de holisme, déjà largement débattues en anthropologie, et de présenter à travers le rocker un individu chinois défini comme un " individu-relation " (p. 320), lauteur sinscrit dans une perspective comparative. Toutefois, davantage de comparaisons entre certains thèmes liés à la formation des groupes de rock et leurs relations rituelles ou émotionnelles avec autrui, professionnels de la musique ou non (je pense ici spécifiquement aux groupes de rock occidentaux par exemple ou plus globalement aux notions de rites de passage, despace public, de fête et à la question du genre), auraient pu, à mon sens, mieux étayer cette recherche et enrichir cette analyse du rock comme " construction sociale particulière à la société chinoise " (p. 10).