BOOK REVIEWS
Gregory B. Lee, La Chine et le spectre de l’Occident : contestation poétique, modernité et métissage
Le nombre de signifiants à lintérieur de ces deux titres signale demblée que cest avec un spectre très large que lauteur a abordé son ouvrage : parler de poésie lyrique, de la société et de la politique chinoise contemporaine, de sa réception dans les pays occidentaux et du problème des immigrés chinois, de la difficulté de la reconnaissance de la différence, etc., requiert un commun dénominateur qui touche à la fois le fond et la forme : lhybridité. Ce terme renvoie à plusieurs définitions dont la suivante, qui nous semble bien reprendre le ton et le style de cet ouvrage : " les processus dhybridité comme je les conçois sont des processus de renouveau et de changement significatifs et libérateurs. La mise en uvre dune stratégie dhybridité intersémiotique permet, me semble-t-il, de progresser sur le plan culturel et sur le plan politique vers des moments de plus en plus fréquents et des zones de plus en plus importantes dautonomie " (p. 221) . Cette phrase qui appartient à la conclusion de louvrage nous indique les forces plus que la direction qui sous-tendent la réflexion théorique de M. Lee. Elle donne aussi un exemple du langage souvent complexe et de la syntaxe parfois tortueuse de ce livre qui demande à la fois concentration et grande ouverture desprit.
Louvrage de Gregory Lee est extrêmement fourni et divers puisquil sappuie sur lanalyse douvrages et darticles de spécialistes anglo-saxons de littérature chinoise, rencontre ensuite le problème des chansons populaires et de leur statut poétique et politique, puis aborde la question de limmigration chinoise aux Etats-Unis et en Angleterre. Cest bien un large panorama qui nous est offert et pour sy repérer il ne faut pas moins de lintroduction qui nous indique précisément, chapitre après chapitre, la démarche suivie (en outre, M. Lee lui même nhésite pas à nous servir " descorte " au début des chapitres). Les grandes notions mises en relief et qui sont à luvre dans cette étude demanderaient chacune un ouvrage entier pour être éclaircies, à savoir : lAutre (tout ce qui concerne les notions dhybri-dité, de racisme, de pureté), la modernité, le lyrisme. Cet ouvrage ayant à notre sens de multiples entrées, il nous apparaît dès lors bien difficile de rendre compte de lensemble, aussi avons-nous choisi de suivre un fil directeur, celui de la réflexion sur la poésie chinoise contemporaine.
Tout en relevant dune analyse sémiotique et sociologique, cet ouvrage qui aborde de biais la poésie lyrique chinoise contemporaine possède un ton qui relève de " la rage de lexpression " chère à Ponge ; rien qui ne soit critique acérée et argumentation justifiée, rien qui ne soit abordée selon la méthode de la " déconstruction " (cf. le titre " Na(rra)tion réaliste, Shanghai moderniste ") propre à la pensée contemporaine.
Ce livre qui nous apporte une réflexion sur lAutre, nous permet de reconnaître que la Chine est oubliée, rejetée et méprisée (" situés comme Autres, comme écrivains du tiers-monde, les poètes chinois et les poètes africains sont jetés dans le même panier par la métropole littéraire euro-américaine, et par cette entreprise capitaliste récente quest le marché du livre ").
En outre, lhomme chinois nest pas seulement rejeté en tant que Chinois, ce qui était le cas au début du siècle aux Etats-Unis (cf. au chapitre 7, " La triste condition de lhybride anglo-chinois " extrêmement détaillée et passionnante), mais surtout parce quil est hybride.
Ce rejet que Gregory Lee explique longuement avec un commentaire appuyé et assez commun sur le racisme est aussi, en ce qui concerne la littérature chinoise, luvre des sinologues, férus de Chine antique, qui ne reconnaissent pas la poésie contemporaine chinoise écrite par des poètes en exil, qui seraient devenus ignorants de leur propre culture. " En réalité, ce qui est en question, nest-ce pas la poursuite de la domination par les sinologues de la littérature chinoise, dune culture sinologisée ? " (p. 111) Le problème est en effet de savoir qui décide de ce qui sera traduit et reconnu en Occident de la culture chinoise contemporaine.
Les quatre premiers chapitres relèvent principalement de la critique douvrages ou darticles duniversitaires anglo-saxons, auxquels nous navons malheureusement que trop peu loccasion daccéder, mais dont il est fait une critique négative convaincante puisque ce qui domine le discours de ces auteurs est un racisme à peine contenu et un mépris de la littérature chinoise contemporaine et une préférence pour " la production littéraire officielle subventionnée par le Parti-Etat " (p. 101)
Ce qui ressort souvent de latmosphère parfois étouffante de ce livre pressé de dénoncer est un sentiment de révolte qui pourtant hésite à déclarer clairement son point de vue. Un jugement tel que " Elle avait à la fois tort et raison " (p. 47) nest pas rare dans cet ouvrage, puisque lintention affichée est de sortir de la polémique en gardant un ton modéré et en faisant la part des choses.
Le chapitre 2 a " pour objectif détudier les relations entre poésie moderne et idéologie du XIXe siècle à la fin du XXe siècle ". Le discours idéologique est ici mis en cause par la poésie dissidente. La poésie a un rôle politique et social à jouer, mais elle est avant tout un besoin que malheureusement la société capitaliste relaye en abreuvant les chansons populaires dadjuvants poétiques. " De la sorte, les besoins en poésie sont largement satisfaits, que ce soit en Chine, à Hong Kong ou dans les sociétés capitalistes avancées, par les chansons lyriques et les pratiques non linguistiques de la musique pop, des ballades, du heavy metal et du punk rock " (p. 43). Tout en critiquant la musique commerciale, lauteur reconnaît une valeur à la chanson populaire.
Deux poètes dominent dans ce livre, Duo Duo, qui " ressemble " à Tsvetaïeva " poétesse intéressante ", et Bei Dao " dont le nom depuis une quinzaine dannées était le plus fréquemment lié au prix Nobel ". Le poète Mang Ke, entre autres, tient également une place importante. Certains poèmes sont traduits et analysés dans louvrage.
Lanalyse de ces auteurs est rapprochée de la poésie de Benjamin Péret, mais aussi des " poèmes " de Charles Trénet pour traiter du rapport entre lyrisme, idéologie et patriotisme. La poésie lyrique est considérée, dune part, selon son usage dans la propagande idéologique, " porteuse de mythe et dillusion ", et, dautre part, dans sa fonction qui consiste à " critiquer lidéologie et [à] la transcender ". Sil est important de souligner lusage de la poésie lyrique dans lidéologie politique, il est plus ennuyeux de dire que cette dernière fonction " nest pas sans rapport avec la première "(p. 47). Même si lon comprend bien ce que Gregory Lee veut dire, une définition cohérente du lyrisme, thème très souvent débattu parmi les poètes contemporains, serait souhaitable afin, entre autre, de démêler, dans leur essence, la poésie du politique.
Quel est en effet le rapport entre la poésie officielle de propagande et lacte poétique ?
Quand la politique devient le centre dintérêt, ceci dès le troisième chapitre, elle met face à face les deux blocs de la politique communiste et du capitalisme, blocs entre lesquels le poète chinois exilé na que très peu de champ de manuvre ; ne voulant pas écrire une poésie idéologique, tout en demeurant une poésie politique, il doit ensuite se refuser à lamalgame entre liberté-démocratie et consumérisme. Il ny a parfois pas dissue possible.
Le chapitre 4 traite plus particulièrement de la poésie chinoise contemporaine et les poètes en exil Bei Dao et Duo Duo, ainsi que Yang Lian, sont à lhonneur. Le rapport profond de leur poésie à la politique de la Chine est mis en avant. Ce chapitre nous semble important tant il est rare de trouver des livres qui traitent de la poésie chinoise contemporaine en France. Cependant, Gregory Lee considère audacieusement le chanteur de rock Cui Jian comme " poète lyrique populaire " qui aurait sa place auprès des poètes en exil Bei Dao et Duo Duo, ce qui est discutable.
Le thème de lexil, exil du poète chinois dans un autre pays mais aussi de lhomme dans la modernité et la société de spectacle, met à nouveau en avant la poésie de Duo Duo. Lexil est vécu comme aliénation mais aussi comme regard extérieur et facteur de créativité, et la réflexion se termine par la belle remarque dAlain Touraine : " dans un monde unifié, on ne peut sexiler ". Mais on comprend moins la cohérence du paragraphe où il est écrit qu" au plan populaire, la désaffectation et laliénation qui règnent parmi les gens ordinaires en dépit de la disponibilité des biens matériels, preuve encore du gouffre idéologique de laprès Mao, se manifestent par la montée spectaculaire de la secte Falungong ".
La fin de louvrage séloigne un peu de la réfle-xion poético-politique pour une étude beaucoup plus sociologique de la chanson populaire moderne, son rôle et sa place par rapport au discours politique orthodoxe, en Chine comme en France. Sur le sentiment toujours vivant du racisme, notamment contre les Chinois en Europe, et du nationalisme, le chapitre 7 aborde des pans de lhistoire souvent méconnus. Le livre sachève avec un chapitre qui présente la poésie non plus par son contenu mais au travers de ses modes daccès : le monde cybernétique et les zones autonomes temporaires, moyens souvent sollicités par les particularismes, et notamment pour la défense de la culture occitane. Ces derniers chapitres, au parti pris moderniste affirmé et aux thèmes précis, mêlent remarques sur les caractéristiques de notre société de consommation à laquelle soppose la poésie lyrique qui apparaît comme une forme de " survie ".