BOOK REVIEWS
Leung Ping-kwan, Travelling with a Bitter Melon selected Poems (1973-1998)
Vingt-cinq ans de poésie réunis dans cet ouvrage mettent en valeur les contrastes et lévolution de la pensée du poète. Ce sont presque toujours de longs poèmes dans une forme très libre, souvent proches de la prose.
Comme le disent les deux préfaciers, Martha P. Y. Cheung et Rey Chow, Leung Ping-kwan parle dans un langage simple de choses simples. Lauteur lui-même, rapporte Rey Chow, apprécie dans les poèmes des autres " non le bonheur décriture ou la comparaison juste, mais plutôt la manière dont un horizon complet, une manière propre de parler se révèlent eux-mêmes dans lobservation la plus banale et lusage le plus ordinaire du langage ".
Leung Ping-kwan pourrait, par cette remarque se rapprocher du poète français Antoine Emaz qui lui aussi a le souci de retenir ce qui est le plus anodin et de souscrire à la beauté que lon ne remarque pas, exprimée dans le langage le plus simple et semble-t-il le plus accessible. " Dans la manière simple dont les gens vivent, il y a un esprit vivant " écrit Leung Ping-kwan dans " Le musée dhistoire de Krakow ". Mais là sarrêterait sans doute une possible comparaison, tant la poésie de Leung Ping-kwan est ancrée à la fois dans la Chine ancienne et ballottée par le cosmopolitisme de la vie moderne.
Les poèmes de ce recueil suivent presque la chronologie et répondent à huit rubriques dont les titres évoquent les thèmes chers à lauteur. Dans le premier " Les cigales chantent ", " Feuilles de lotus ", on découvre son attachement à la poésie chinoise traditionnelle et son intérêt pour les paysages et les petits événements de la vie, les beautés insignifiantes de la nature, perceptibles aussi en ce qui concerne les aliments et la cuisine, auxquels lauteur attache une attention parti-culière dans " Monographie alimentaire". " Poèmes de voyage " révèle une réflexion sur le déplacement proche du détachement. Dans " Villes anciennes ", " Derrière les murs ", " Musées " et dans " Redessiner les cartes ", apparaît très nettement lintérêt historique et politique de lauteur concernant des villes et des pays différents du monde et son engagement déterminé.
La poésie de Leung Ping-kwan reflète aussi son existence dans la ville de Hong Kong, à la fois réserve de la Chine traditionnelle (ayant évité les saccages de la politique communiste chinoise) et depuis longtemps aux prises avec la société matérialiste. Entre le passé et le présent, entre Hong Kong où il vit depuis quelques mois après sa naissance et les villes des Etats-Unis où il a étudié et les villes dEurope quil a traversées, Leung Ping-kwan adopte lattitude du voyageur qui prospecte le monde quotidien exactement comme le voyageur qui découvre un nouveau pays : il est à la fois disponible, attentif, curieux et détaché. Sa poésie est de fait très concrète, les détails et les objets décrits font percevoir leur lumière, latmosphère des lieux, la complicité entre les êtres. Mais ce nest pas seulement une poésie imagée, les bruits sont très présents dans sa poésie, bruits diffus, bruits sourds rapportés ou contenus dans les sonorités des mots, tandis que le brun semble être la couleur dominante.
Le détachement du voyageur surtout sensible dans ses premiers recueils devient engagement politique dun poète concerné par tout ce quil perçoit, quel que soit le pays, quel que soit lhistoire qui sy est déroulée. Derrière des phrases anodines, des événements sans prétention, combien de blessures et de tourments ne nous sont-ils pas rapportés ? Par cette approche, le lecteur partage plus sûrement la souffrance des autres. " [ ] Nous aussi nous avons nos peurs, les touristes photographient les vestiges dune énorme marmite (utilisée pour la torture), pendant que nous imaginons dautres enfers " (" La villa des tigres et des léopards "). Si Leung garde presque toujours le ton de la suggestion propre à la poésie chinoise traditionnelle, il sait toujours nous faire comprendre la révolte, parfois avec dérision, mais toujours avec beaucoup de tendresse (" Pourquoi le bus narrive-t-il pas ? Lhistoire est derrière nous couleur rouge-sauce de soja " dans " Palais Impérial "). Il nous transmet les souffrances dun peuple qui subit lautorité politique que ce soit en Chine populaire, en Pologne ou à Hong Kong, particulièrement dans les rubriques Derrière les murs et Redessiner les cartes.
Paysages de ville ou de campagne, descriptions de la vie moderne ou évocations du passé, la poésie de Leung Ping-kwan, que les préfaciers classent parmi la poésie post-moderne même si elle ne possède pas cette négativité grise et sans vie qui la caractérise souvent, est avant tout moderne, dans ce quelle a dintemporel et dau-delà des modes dont un écrivain de Hong Kong, selon lauteur lui-même, na dailleurs pas à se soucier, étant donné le peu de lecteurs quil est amené à croiser. Elle est lyrique dans cette célébration de la vie de tous les jours et de lévocation dun avenir multiple et divers. Cette poésie qui na lair de rien pose toutes sortes de questions, des plus simples aux plus métaphysiques (sur lidentité des pays dont lhistoire a été usurpée par les guerres, sur la mémoire, sur le langage), mais nest jamais austère ou statique. Les poèmes procèdent dune dynamique qui ne cesse de croiser, de rencontrer : " toujours à la frontière, toujours en transition " (Images de Hong-Kong, p. 322), dans un mouvement incessant qui na pas de but préconçu, qui cherche simplement à retenir un moment toujours privilégié. Le monde est celui de lévanescence, tout change, tout passe, tout se renouvelle, ce qui est construit se détruit, tout ce qui est détruit est reconstruit comme dans le remarquable poème : " Un mur sécroule et un autre sélève " (Derrière les murs, p. 192).
Aussi le maître mot de ce recueil est-il sans doute ouran, " par hasard " : ce qui est recherché est justement ce qui est fortuit, contingent, qui ne dure que le temps de le noter et de le garder en mémoire dans un poème. Dans cette vision du monde où lévanescence des choses de la poésie classique et la rapidité du monde moderne se rencontrent et sassocient pour créer un tourbillon, chaque personne, chaque chose a sa place, a une existence nécessaire, même le cucurbitacée le plus insignifiant. Leung Ping-kwan insiste en effet sur limportance de la nourriture et du repas, ceci moins en réponse à une tradition qui voit dans lattachement à la nourriture le besoin de dévorer et dexprimer une certaine agressivité, que pour offrir un moment de partage.
Le titre du dernier poème écrit par Leung Ping-kwan qui est aussi celui de louvrage entier : " Voyage avec un cucurbitacée " (gugua se traduit par momordique, appelé aussi pomme des merveilles, mais peut-être trop évocateur pour un titre) lexprime bien. Dans ce poème, au travers lattention tendre apportée à ce cucurbitacée reçu en cadeau lors dun voyage, le poète nous convie à une réflexion sur la fragilité des relations humaines, les séparations et les retrouvailles, les frontières quil faut traverser pour se retrouver : " je mets seul la table, séparés par un océan, je voudrais tant goûter avec toi la chair rafraîchissante de ce melon, tant de choses ne sont pas comme on le souhaite, le monde des hommes est plein dimperfection, mais le cucurbitacée le comprend ". Même une cucurbitacée possède une signification qui ne se limite pas à elle-même. Ainsi peut-on se rappeler grâce à ce poème la peinture de Zhu Da (XVIIIe siècle) intitulée " Melon et lune " et qui représente au premier plan un rond plein, le melon, et au second un cercle vide, qui contient tout à la fois une attention aux choses simples, un sens métaphysique et un sens politique puisque le melon représente la fidélité à la dynastie chinoise remplacée par les Mandchous à lépoque où le peintre vit en exil et caché dans un monastère bouddhique.
Le poème de Leung Ping-kwan, est emblématique des réflexions de lauteur sur le voyage, la nourriture, les êtres, lexpérience de la vie. Il doit donc correspondre au principe qui selon Martha P. Y. Cheung résume son uvre : d " une poétique de la découverte à une politique de lintervention ".