BOOK REVIEWS
Lau Sanching, Dix ans dans les camps chinois 1981-1991
Le témoignage de Lau Sanching sur dix ans passés au laogai, le goulag chinois, fait partie dun genre qui a ses lettres de noblesse puisquil relate à la fois leffroyable et linexplicable : comment un homme qui na rien fait dautre quexprimer une divergence politique peut-il se retrouver à passer dix ans de sa vie derrière les barreaux dune prison. Lau Sanching nest pas Soljenitsyne et son récit na ni la force ni la qualité littéraire de son illustre prédécesseur, mais il nen a pas la prétention non plus. Lauteur répète à plusieurs reprises quil était pratiquement inculte en 1981, et quil na jamais tant lu que durant ses dix années dincarcération. Mais cest justement labsence de toute prétention littéraire, de tout effet de style qui rend son récit dautant plus intéressant et vient parfaire un tableau encore trop méconnu de lunivers pénitentiaire chinois, un monde que lon ne sait même pas évaluer correctement en chiffres : il y aurait actuellement trois, quatre, ou six millions de prisonniers en Chine populaire, selon la source que lon voudra privilégier.
Lau Sanching, originaire de Hong Kong, était un étudiant évoluant dans la mouvance trotskiste lorsquexplosa le premier mouvement démocratique chinois de 1978-1979. Convaincu de la nécéssité dapporter son soutien à la famille de militants connus comme Wang Xizhe et He Qiu, il eut laudace deffectuer quatorze voyages dans la province méridionale du Guangdong avant dêtre arrêté à son tour, puis condamné à dix ans de réclusion. Il raconte comment, en lespace de dix ans, il a vu évoluer le sort des prisonniers quil côtoyait. Durant la première période, à partir de 1981, la discipline de fer, qui règnait durant la Révolution culturelle, commence à seffriter. Petit à petit, le désordre qui sinstalle dans la société avec louverture brutale de la Chine sur le monde extérieur, contamine les prisons chinoises. Bientôt, de 1982 à 1983, cest lanarchie totale : les prisonniers sorganisent en clans, se mutinent, se battent, volent, agressent les gardiens, au point que ceux-ci sont obligés de se déplacer en bandes pour éviter dêtre sauvagement tabassés par les détenus. A lextérieur, débutent les campagnes contre le libéralisme bourgeois, puis contre la pollution spirituelle. Elles vont déboucher sur une des vagues dexécution les plus dures quait connue la Chine de Deng Xiaoping, la campagne dite " lourde et vite ", cest-à-dire des condamnations lourdes suite à des procédures rapides. Dans les prisons, les autorités pénitentiaires ont carte blanche pour transformer la moindre peccadille en crime grave, menant à la peine capitale.
Très honnêtement, Lau Sanching, qui se contente de rapporter ce dont il a été témoin, et qui nextrapole jamais à ce qui a pu se passer dans lensemble du pays, ne saventure pas à proposer de chiffres. Mais on peut imaginer que les exécutions capitales ont dû à cette époque dépasser la dizaine de milliers par an, puisque le spectacle des hommes exécutés dune balle dans la tête dans la cour de la prison devient pratiquement banal durant plusieurs mois. La description, bien que pudique, du malaise intense éprouvé par ceux qui en réchappent culmine avec la description dune peine dun nouveau genre : les pensionnaires les plus récalcitrants sont obligés de dégager les cadavres du lieu dexécution. " Daprès leur récit, le transport du corps fut facile à raconter, tout à fait horrible à exécuter. Je veux bien le croire. Après avoir vécu cette expérience effrayante, lun des porteurs, qui sappelait Lin Shuxiang, fut tellement tourmenté quon lexpédia dans le nord-ouest ".
La peine de déportation se substitua progressivement à la peine capitale et les Cantonnais, habitués à un climat humide et chaud, se retrouvèrent bientôt envoyés en masse dans les régions désertiques, aux fortes variations climatiques du Qinghai et du Xinjiang. Beaucoup ny ont pas survécu, mais la plupart partirent volontairement, espérant connaître un destin plus clément dans ces lointaines " fermes dEtat ".
A partir de 1986, nouveau tournant, lentrée de léconomie de marché dans lunivers pénitentiaire renverse de nouveau complètement la donne : finies les longues séances dinstruction politique, finis les rares loisirs ou séances de gymnastique, plein feu sur la production. Les directeurs de prison deviennent de véritables managers, acceptant contrats, hommes daffaires en tournée, voire même venus de létranger, et découvrent les prisonniers sous un nouveau jour : une main duvre taillable et corvéable à merci, mais quil faut tout de même nourrir correctement si lon veut quelle reste productrice. Les prisonniers sont parfois obligés de demander à leurs familles de leur fournir des vitamines pour soutenir le rythme infernal de douze heures de travail quotidien que leur imposent leurs chefs.
La force de caractère de Lau Sanching, qui a survécu à toutes ses épreuves, se mesure à lobstination quil mit à refuser dadmettre quil a commis le moindre crime. Comme tous les autres dissidents qui connurent un destin semblable, de Lin Xiling à Wei Jingsheng, de Xu Wenli à Harry Wu, en passant par Sun Weibang et Liu Qing, ces hommes et ces femmes victimes de la dictature chinoise ont en commun une ténacité phénoménale qui les empêchera jusquau bout de céder le moindre centimètre de terrain à leur adversaire : considérant que réclamer la démocratie pour leur pays nest pas un crime, ils refuseront de capituler devant toutes les menaces, tortures, ou opérations de charme qui pourraient les amener à se déshonorer. A plusieurs reprises, Lau Sanching avoue que les pressions quil subit, en particulier de sa propre famille, qui subit à son tour la pression des autorités chinoises, manquent de le rendre fou, et il reconnaît sêtre souvent montré passablement incohérent dans son comportement en prison. La précision de son récit, labondance danecdotes et la clarté de ses vues sur ce quil appelle le Pays du Mensonge nen sont que plus remarquables.