BOOK REVIEWS
Gordon G. Chang, The Coming Collapse of China
Louvrage de Gordon Chang traite en douze chapitres une question qui obsède les observateurs de lévolution politique chinoise depuis près de deux décennies : les réformes économiques nentraînent-elles pas la montée de tensions sociales provoquant une implosion du régime communiste ? Reconnaissons le, beaucoup de déçus de la politique chinoise, surtout après le massacre de 1989, ont pensé que léconomique rattraperait un jour le politique, une vengeance en quelque sorte à retardement contre le refus des dirigeants politiques chinois de démocratiser le régime. G. Chang, même sil ne lénonce pas clairement, se situe dans la droite ligne de cette réflexion partagée par nombre dobservateurs qui ont vécu et travaillé pendant une longue période en Chine, et qui souhaiteraient à juste titre voir le pays évoluer vers un régime démocratique.
On peut néanmoins adresser plusieurs critiques à la thèse centrale du caractère inéluctable de la crise politique face à la montée des contradictions économiques. La question du rapport entre léconomique et le politique est pertinente, mais elle est traitée par lauteur de manière trop téléologique et simpliste. Lhistoire économique contemporaine compte une série dexemples nationaux où des situations économiques beaucoup plus graves quen Chine nont pas débouché sur des révolutions politiques. La plupart des anciennes économies socialistes européennes traversaient une crise profonde depuis plus de 15 ans lorsquintervint la chute du mur de Berlin, sans quil y ait eu des menaces sur le maintien au pouvoir du régime communiste (1). Tant quil ny a pas de conflit au sommet du Parti, lappareil de répression empêche toute diffusion des conflits du travail et lorganisation sur une base nationale dun mouvement politique de contestation, qui seul peut utiliser le mécontentement social pour provoquer une crise politique. Cependant, léquipe dirigeante en Chine depuis 1989 ne semble pas dans cette situation. Elle a tiré les leçons de 1989 où la division au sommet était à deux doigts de conduire à une grave crise politique. Face à la répression, il semble également que les salariés urbains aient pour linstant accepté lhégémonie de lEtat et du marché dans la conduite de stratégies individuelles, ce qui amplifie la difficulté à développer un mouvement de contestation à léchelle nationale (2). On regrettera également que lauteur ait arrêté ses conclusions sur la chute du régime avant davoir analysé les problèmes économiques, car cela lenferme dans une vision trop manichéenne des réformes actuelles. La manière dont il traite ladhésion de la Chine à lOMC est représentative à cet égard. Labaissement des barrières douanières va certes, comme le souligne lauteur, provoquer un choc pour les firmes et les agriculteurs chinois. Néanmoins, lauteur ne considère pas les multiples mécanismes qui vont amortir celui-ci : soit par des textes négociés par la Chine, qui la protège dune ouverture trop rapide (capacité à augmenter ses subventions agricoles, quotas maximum dimportations de céréales fixés à 10% de la consommation intérieure), soit par une stratégie de protection fondée sur des mesures autres que les droits de douane, et qui est très largement utilisée par les grandes puissances commerciales (barrières sanitaires, lenteur des processus de règlement des conflits, protectionnisme provincial). De la même manière, malgré limportance des problèmes du secteur bancaire sur lesquels lauteur insiste, la Chine dispose encore de moyens pour empêcher un effondrement du type argentin. In fine, le risque bancaire en Chine est un risque souverain, puisque à lexception dune banque (la Banque Mingsheng), le secteur bancaire est dans les mains de lEtat, avec une part négligeable dendettement extérieur et un contrôle très limité du capital par des investisseurs étrangers. Dans un moment de panique, lEtat pourrait toujours décider, par un recours à la force, de bloquer les retraits des épargnants. Au total, une analyse plus fouillée du triptyque, problèmes économiques, conséquences sociales et incidences sur le régime politique lui aurait permis daboutir à la conclusion inverse, à savoir que les conditions ne sont pas réunies aujourdhui en Chine pour voir les contradictions économiques déboucher sur une grave crise politique.
Doit-on pour autant reléguer ce livre dans la catégorie des innombrables ouvrages sans intérêt sur la Chine, qui procèdent dune idée toute faite, et qui « surfent » sur des effets de mode liés à une vision tantôt optimiste, tantôt pessimiste de lavenir. A mon sens, la réponse est non. Même si les conclusions sont erronées dans le cadre politique actuel, ce livre a le mérite de rappeler les fragilités du « miracle économique chinois » et les possibles points de rupture si la configuration politique venait à changer : lenvironnement, la corruption endémique, le difficile contrôle de linformation, la quasi faillite du secteur bancaire, la montée rapide des inégalités et du chômage, ou bien encore la difficile réforme des entreprises publiques. La situation sociale est potentiellement beaucoup plus explosive quelle ne létait en 1989, doù lextrême prudence du pouvoir actuel vis-à-vis de tout embryon de mouvement social organisé. Lauteur montre aussi de manière convaincante pour montrer que ces différents problèmes sont largement interdépendants. Le gouvernement chinois ne peut plus compter autant, comme dans les années 1980 et au début des années 1990, sur une « stratégie du pompier », qui consistait à calmer un feu isolé dans la société, puis continuer à réformer un autre pan de léconomie sans se soucier des interdépendances. G. Chang a raison de préciser que le gouvernement chinois doit aujourdhui sattaquer de front à un ensemble de problèmes qui ne peuvent plus être aussi facilement isolés. Cest peut-être la capacité du gouvernement à mener des réformes « graduelles » par opposition à une « thérapie de choc » qui est aujourdhui en jeu. Lincapacité du régime à se réformer pour répondre à ces défis qui conduiraient à son effondrement est un des scénarios envisageables. Mais lauteur aurait pu explorer dautres voies sur la nécessité de changements institutionnels et politiques graduels, qui permettraient au Parti communiste de se maintenir au pouvoir et de continuer bon gré mal gré à contenir les immenses contradictions auxquelles il doit faire face.
En résumé, malgré une thèse centrale trop simpliste, ce livre mérite une lecture ne serait-ce que pour le rappel des défis économiques et politiques qui attendent la Chine dans la prochaine décennie.