BOOK REVIEWS
Randall Peerenboom, China's Long March toward Rule of Law
A en croire les tenants du relativisme, toute philosophie morale à prétention universaliste serait à la fois irréaliste et intolérante. Eux seuls seraient donc capables de reconnaître lirréductible diversité des moralités sociales et den préserver lexcellence contre limperium occidental.
Voici en quelque sorte limpression que laisse la lecture, si ce nest de la totalité, du moins de certains passages de Chinas Long March toward Rule of Law. Par cet ambitieux ouvrage de près de 700 pages, Randall Peerenboom, spécialiste et praticien reconnu du droit chinois qui enseigne à la faculté de droit de lUniversité de Californie, cherche à démontrer en Chine lexistence dune thin rule of law ou dun Etat de droit au caractère procédural. La Chine aurait ainsi su « développer une version alternative au modèle occidental de lEtat de droit ». Alors quune thick theory ou « théorie substantive » de lEtat de droit incorporerait des éléments de morale politique comme les formes de gouvernement, les modèles économiques ou les différentes conceptions des droits de lhomme, une thin theory mettrait en avant les aspects formels ou instrumentalistes dun Etat de droit qui reposerait sur un système de lois « générales, publiées, prospectives, claires, cohérentes, applicables, stables et mises en uvre » (1).
Aussi, « doit-il exister des lois sur lesquelles sappuyer, ces lois doivent-elles être suivies, mais également strictement appliquées, et toute violation de la loi doit-elle être réprimée » (youfa keyi, youfa bi yi, zhifa bi yan, weifa bi jiu). Ce credo juridique adopté par le Parti communiste chinois dès 1978 témoignerait de la volonté du gouvernement de se diriger progressivement vers une forme originale dEtat de droit fondée sur une refonte en profondeur dun système juridique hérité du maoïsme et inadapté aux évolutions économiques à venir.
La révolution juridique en marche
Lhyper activité législative qui caractérise la Chine des réformes aurait donc abouti à la formulation du fameux yifa zhiguo, gouvernement en accord avec la loi, qui ne se comprend quen référence à la seconde variable de léquation, jianshe shehui-zhuyi fazhi guojia, cest-à-dire létablissement dun Etat socialiste de droit, formule elle-même consacrée par les amendements constitutionnels de 1999. Et lauteur de parfaitement décrire et analyser en profondeur les principales transformations qua subies le système juridique chinois ces 25 dernières années, selon une approche historique dans les deux premiers chapitres de son ouvrage, puis en fonction de grands domaines : le système législatif, le pouvoir judiciaire, les professions juridiques et le droit administratif. Les derniers chapitres de Chinas Long March toward Rule of Law sont consacrés à des développements plus philosophiques sur la relation entre Etat de droit, croissance économique et démocratie. Le livre se referme enfin sur un certain nombre de recommandations destinées aux Etats qui à limage des Etats-Unis ou des pays Européens seraient tentés de promouvoir lEtat de droit en Chine.
Fondé sur de nombreuses références théoriques, très bien documenté et pourvu dun riche appareil critique dont on regrettera cependant quil ne soit pas plus accessible et reste souvent un peu confus dans sa présentation, louvrage de Randall Pereenboom tend visiblement à une certaine exhaustivité (2). Tous les arguments et les contre-arguments des défenseurs de lEtat de droit ou de ses opposants occidentaux et chinois sont ainsi passés au crible comme pour mieux asseoir cette tentative de définition dun nouveau cadre théorique. Lauteur aurait cependant pu faire léconomie de quelques pages. Le propos général nous semble en effet souvent dilué dans des descriptions qui par ailleurs ne permettent pas de rendre véritablement compte des positions de la doctrine sur la relation entre droit et développement économique et, de manière encore plus criante, entre démocratie et Etat de droit (3).
Etat de droit contre démocratie
Au risque dêtre accusé « dethnocentrisme libéral à tendance universaliste », il nous faut rappeler ici avec force quEtat de droit et démocratie sont à nos yeux deux principes consubstantiels. Il existe en effet entre ces deux idées un lien ontologique que lon ne peut occulter. En dehors de la Déclaration universelle des droits de lhomme de 1948, du Pacte relatif aux droits civils et politiques de 1966 ou de la Convention européenne des droits de lhomme, il convient de citer la Déclaration de Copenhague du 29 juin 1990 qui dispose dans son article 3 que « la démocratie est un élément inhérent à lEtat de droit », ou plus récemment, le Préambule de la Charte des droits fondamentaux de lUnion européenne qui souligne que « lUnion repose sur le principe de démocratie et le principe dEtat de droit ».
Il est donc absolument inacceptable de lire par exemple que « si la démocratie implique lEtat de droit la réciproque nest pas vraie » ou encore que lEtat de droit peut coexister avec « des formes non démocratiques et non libérales de gouvernement » (4). Lauteur tente de démontrer par ailleurs que la construction dun Etat de droit pourrait être envisagée comme une étape nécessaire sur le chemin de la démocratisation sans pour autant que la Chine aboutisse à une démocratie libérale mais plutôt à une version « non libérale », « autoritaire molle » ou encore « communautariste » de la démocratie (5). Aussi « un régime socialiste à parti unique dans lequel le Parti joue un rôle majeur » serait-il « en théorie compatible avec un Etat de droit, tout en précisant quil ne sagit pas dune version libérale démocratique de lEtat de droit » (6).
En ce sens, pourquoi ne pas supposer que les amendements apportés aux statuts du Parti communiste chinois, lors de son XVIe congrès, participent de cette même logique réformatrice dans la mesure où ils visent à mettre en place une « démocratie socialiste » gouvernée en toute complémentarité par le « droit » (yifa zhiguo) et la « vertu » (yide zhiguo). La codification de la « pensée novatrice pour le XXIe siècle » de Jiang Zemin dont lessentiel avait été formulé, en lan 2000, dans la « théorie des trois représentativités » (sange daibiao) nous conduirait donc progressivement vers un Etat de droit à la chinoise, première étape à linstauration dune démocratie elle aussi à la chinoise.
Sil ny a pas lieu de sétonner du fait que la Chine puisse créer un modèle politique qui lui soit propre et qui ne soit donc pas la transposition de modèles occidentaux préexistants, il est en revanche impossible de vider de leur sens des concepts juridiques et philosophiques comme ceux dEtat de droit et de démocratie au nom dune dénonciation bienveillante dun certain ethnocentrisme (7). A trop vouloir prendre en compte les spécificités chinoises, Randall Peerenboom en vient indirectement à piétiner le socle fondateur de principes à vocation universelle.
Etat de droit contre Rule of Law
Fondé sur la légalité et son contrôle juridictionnel, lEtat de droit vise en quelque sorte à circonscrire la puissance de lEtat par le droit et à garantir la protection des droits de la personne humaine. Il forme un tout et ne peut donc être morcelé sous peine de voir sa portée diminuée et son sens altéré. LEtat de droit se caractérise également par la séparation des pouvoirs, lindépendance de la justice, lexistence dun contrôle de constitutionalité et dun contrôle de la légalité des actes administratifs.
La polysémie et lambiguïté du syntagme Etat de droit nest cependant plus à démontrer.
Etat de droit, Rechtsstaat ou Rule of law, sont bien des concepts aux acceptions différentes et tout laisse penser quil est impossible de traduire ce « Rule of law » dont parle Randall Peerenboom par Etat de droit (8). Si la Rule of law ne se réfère quà un système formel de droit qui garantit une certaine sécurité juridique, il existe alors bien en Chine, et notamment dans le domaine économique, une tendance à la rationalisation des pratiques juridiques voire même à une certaine juridicisation de la société qui témoigne dune prise de conscience populaire de lexistence de droits et dune plus grande aspiration à la justice. Mais toute lambiguïté de la thèse de lauteur est quil ne semble pas se contenter dune définition formelle de lEtat de droit au sens procédural, il cherche en effet à le définir au regard de la démocratie pour prouver sa capacité à exister dans un régime autoritaire. Il y a là une sorte de perversion ou du moins une confusion des genres qui nuit à la démonstration densemble et rend finalement peu convaincante lidée selon laquelle la Chine aurait rompu avec une conception instrumentaliste du droit.
Cet ouvrage dun fin connaisseur du terrain juridique chinois, et qui a le mérite de prendre un certain nombre de risques en termes de formulation didées nouvelles, nest néanmoins pas à mettre entre toutes les mains. Un lecteur au bagage juridique et politique insuffisant pourrait en effet se laisser facilement séduire par les dangereuses sirènes dun culturalisme revisité.