BOOK REVIEWS
Vincent Gossaert éd., « L'anticléricalisme en Chine », Extrême-Orient Extrême-Occident
La revue Extrême-Orient Extrême-Occident a fait paraître un numéro stimulant autour du thème de lanticléricalisme en Chine. Dans lintroduction, Vincent Gossaert et Valentine Zuber, revendiquent le parti-pris comparatiste de la tentative. Lanticléricalisme, défini comme la critique des institutions religieuses et de leurs professionnels nest pas une réalité limitée au contexte latin. Les divers spécialistes chinois du religieux (les clercs) ont été lobjet continu de critiques sévères. Prêter attention à ces discours critiques, cest à la fois renouveler létude du champ religieux en Chine et enrichir lenquête comparatiste. En même temps, le pluralisme religieux de la Chine modifie les données. Et lanticléricalisme chinois peut concerner une catégorie particulière de croyances, ou sétendre au fait religieux comme tel. Il peut être populaire ou savant, de style littéraire, journalistique ou philosophique. Les éditeurs du volume sessaient ainsi à une « typologie des intolérances ». Une première partie dessine des types danticléricalisme. La seconde partie se centre sur la figure du bonze. La conclusion de Jean Baubérot sessaie avec bonheur à préciser les enjeux du volume par rapport à dautres lieux et cultures.
Larticle de Sylvie Hureau retrace lapparition des thèmes anticléricaux dans la polémique anti-bouddhique médiévale. La croissance même du bouddhisme ne pouvait quaviver les craintes liées à la pureté des murs comme aux conséquences sociales, politiques et économiques des nouvelles institutions. Contexte tout différent que celui étudié par larticle de Fang Ling : la « laïcisation » furtive et progressive de la médecine sous les Ming, avec la suppression dans le cursus impérial des pratiques exorcistes. La contribution de Lars Laamann sintéresse aux agitations menées contre le clergé chrétien entre 1720 et 1810, agitations dont les ressorts mythiques sont manifestés par le contraste entre lexubérance du discours et le très petit nombre de clercs chrétiens, chinois ou étrangers, alors présents en Chine. Elisabeth Allès étudie pour sa part les provocations menées contre les communautés islamiques, du XIXe siècle à nos jours. Les difficultés proviennent ici moins de lattitude étatique (jusquen 1958) que de la difficulté pour les populations Han daccepter « létrangeté » de la minorité Hui, difficulté exprimée dans des opérations visant à ridiculiser clergé et coutumes rituelles. La campagne antireligieuse de 1922, analysée par Marianne Bastid-Bruguière, se déroule selon une autre trajectoire. La contribution décrit les stratégies politiques à lorigine du mouvement. Le débat se transforme vite en une critique de fond des structures sociales et idéologiques chinoises, les intellectuels impliqués étant mus par la conviction que la Chine « navait pas besoin » de la religion, nocive pour la propagation scientifique et la reconstruction nationale.
Dans la seconde partie, Vincent Durand-Dastès retrace les portraits de bonzes dévoyés quon trouve dans les romans des XVI-XVIIIe siècles : le moine dun coup détourné et séduit au cours de son chemin vers la perfection, le moine licencieux et séducteur, leffrayant moine barbare, le moine excentrique redresseur de torts... Une évolution se dessine au cours du temps : la valorisation des moines « confucéens », dont les pratiques vident et dépassent le bouddhisme originel. Lanalyse par Vincent Gossaert du discours du journal Shenbao (1872-1878) poursuit lanalyse de linsécurité éveillée par la simple présence dun clergé bouddhiste célibataire : une frange de la population citadine exprime ainsi son rejet de la culture dun clergé non soumis au contrôle social. Larticle dIsabelle Charleux brosse le portrait de limaginaire chinois du « moine barbare », sa charge dhorreur et de fascination, sa propension prétendue à sapproprier le pouvoir dEtat. Enfin, larticle de David Palmer met en scène des anticléricalismes croisés : celui des maîtres de qigong contre les religions dans leur ensemble, systématisé par le fondateur du Falungong, Li Hongzhi, qui étendra cette critique aux maîtres de qigong eux-mêmes ; discours anti-Falungong tenu par les clergés ; et discours articulé contre le même mouvement par le Parti communiste.
La reprise de Jean Baubérot relativise linterrogation classique sur le caractère « englobant » ou « spécialisé » du fait religieux en Chine, mettant en valeur limportance des évolutions historiques, cela en contraste avec une approche trop essentialiste de la question. Jean Baubérot a aussi raison de noter que « des pistes théoriques sur les rapports entretenus entre confucianisme et anticléricalisme seraient particulièrement bienvenues » (p. 171). Il remarque également combien la pérennité de la représentation de lEmpereur détermine une forme danticléricalisme différente de celle provoquée en Europe par la progressive émancipation de lEtat de lemprise du religieux. Enfin, il relativise la distinction entre « anti-religion » et anticléricalisme, au moins pour la période récente. Toutes pistes qui amènent lauteur à privilégier létude du rapport entre idéologie anticléricale et questions de pouvoir, y compris dans la Chine la plus contemporaine.
Ce volume a le grand mérite de brouiller les perspectives traditionnelles sur létude du fait religieux en Chine. Reprenant certaines de ses ouvertures, je me risque à suggérer ce vers quoi pourrait orienter la recomposition ainsi entamée.
Il me semble que la question du rapport au fait religieux détermine en fait celle de limage des clercs et des institutions. La relative nouveauté du terme « religion » (zongjiao) un fait souvent relevé ne doit pas induire en erreur : tout un éventail de termes qualifie depuis très longtemps le rapport avec lau-delà en tant que ce rapport est médiatisé par des « spécialistes ». La légitimité ou lefficacité de cette médiation peut être contestée pour diverses raisons : négation de la réalité supra-sensible ; caractère inconnaissable de cette même réalité ; contestation des médiations effectuées par les agents religieux, une contestation effectuée soit par lEtat, soit par des agents concurrents (lettrés, intellectuels agents dune autre forme religieuse) ; contestation apparaissant à lintérieur de la forme religieuse, cela du fait dadeptes en quête dune refondation ou bien de la dynamique doctrinale de la religion même, qui privilégie alors limmédiateté de lexpérience spirituelle plutôt que de réaffirmer le monopole que ses clercs exerceraient sur les relations entre le monde humain et la réalité supra-sensible. Quatre « lieux doctrinaux » pour le moins ont développé une critique spécifique des médiations institutionnelles du religieux : il y a la trace laissée sur la définition du « religieux » par les écoles confucéennes ; il y a ensuite la contestation des formes religieuses chinoises induites moins par linstitution bouddhiste que par sa doctrine ; il y a encore la critique religieuse conduite par les églises chrétiennes dans quelle mesure le christianisme est-il aussi en Chine « la religion de la sortie de la religion » (Marcel Gauchet) ? Il y a enfin le discours scientiste et marxiste dont il faudrait voir si, dans la Chine daujourdhui, il fait obstacle au « retour du religieux », ou si son épuisement attiserait au contraire cet hypothétique retour.
En résumé, lanticléricalisme sarticule en une critique des formes de médiations qui structurent le rapport entre lindividu et lau-delà, ce qui explique que les religions elles-mêmes soient en mesure de développer, dans certaines limites, un discours « anticlérical », une critique interne de leur propre appareil rituel ou de son usage par leurs clercs. Cest, à mon sens, sur cette toile de fond que limage du clerc en contexte chinois restera un lieu pertinent pour cerner les représentations mentales et les enjeux de pouvoir inhérents au fait religieux.