BOOK REVIEWS
Judith Farquar, Appetites : food and sex in postsocialist China (Body, Commodity, Text, Studies of Objectifying Practice)
Professeur danthropologie à lUniversité de la Caroline du Nord, Judith Farquar sétait jusquà présent principalement attachée à des recherches sur la pensée et la pratique médicales en Chine contemporaine. Sa première publication, en 1987, sintitulait, Problems of Knowledge in Contemporary Chinese Medical Discourse (1) , lune des dernières, Market Magic : Getting Rich anf Getting Personal in Medecine after Mao (2).
Appetites sinscrit dans le même ordre de préoccupations. Il sagit dune étude qui ne porte ni sur lalimentation ou la cuisine chinoises, ni sur le comportement sexuel des Chinois daujourdhui, mais plutôt sur lidée quun certain nombre dentre eux sen font. Bien que lauteur ne sexplique guère sur la portée de la notion de « pratique objectivante », sans doute faut-il comprendre par là la représentation que lon se fait de ces besoins telle quelle apparaît dans la publicité, le cinéma, le roman et au cours de diverses expériences personnelles. Lintroduction plaide pour une ethnographie globalisante et non dualiste qui se place sous linvocation de Marx (3) et de Mencius (4). Elle insiste sur lempreinte laissée par lhistoire : lenquête se donne le but dexposer « a body totally imprinted by history », autrement dit de révéler les changements dhabitus de la Chine qualifiée de « postsocialiste », celle de la « réforme », selon les mots même de lauteur, « the shift from Maoist asceticism to capitalist boom in the everyday lives and embodied experiences of contemporary Chinese urbanite » (p. 3). Un but secondaire est doffrir à cette occasion un modèle de créativité méthodologique : « an increase in and a blurring of the boundaries between the genres of the source material that can serve as an ethnographic text ».
Lauteur na connu la Chine quà partir de 1982 (cf. note 21, p. 295), une époque, souligne-t-elle, où le « maoïsme » laissait encore de beaux restes (cf. pp. 13-14). Néanmoins, le décalage entre lexpérience vécue et lhistoire idéalisée explique dans une certaine mesure les conclusions de la dernière page de lenquête : « The jolt that must have accompanied the first glimpse of the new [Lei Feng] posters for those city dwellers was a reminder not only that big capital is taking the place of the state, but that there was a time when the state offered youth, sincerity, and optimism within an altruistic project. With all of its disappointments, this vision promised and for a time delivered healthier bodies, bodies more connected to a coherent collective, bodies that could take pleasure in the ordinary things of a shared life » (p. 291).
Il est vrai que lauteur ajoute : « I do not think that Lei Fengs image as offered by the Sanju Corporation would have produced quite such an extreme response in Beijingers in the summer of 2000. But it, too, hailed a remembered, embodied, and therefore far from lost self. There are contemporary Chinese thinkers Lu Wenfu, Mo Yan, Zhang Jie, and Zhou Xiaowen have been heard from these pages who wonder whether the reform era can offer any substitute for the simple but undeniable pleasures of socialism ».
Certes, comme toute ethnologue qui se respecte, lauteur se sent soumise à la nécessité de prendre conscience de ses préjugés de Nord-Américaine et de sefforcer de sympathiser avec lobjet de son étude, mais comment concilier ces plaisirs avec le tableau des deux décennies de la « revolution (and I for one still find the word appropriate ) » donné pp. 11 et 12, même dans une version quelque peu adoucie (« After several bad droughts and little alteration in the intensification policy, much of the country experienced a disastrous famine. Many died of starvation or associated illnesses, and only a small proportion of the population of the population, mostly highly placed urbanites, escaped periods of great de privation ») ?
Bref, lauteur ne semble pas avoir été toujours sensible à la direction de lironie des auteurs quelle analyse. Porte-t-elle sur la période quasi-contemporaine de réforme ou sur le passé récent dintégrisme maoïste ? Il est permis de sinterroger sur de possibles malentendus sur ce point. Lenquête nen reste pas moins, dans le détail, pleine de notations intéressantes et considérations provocantes. Elle se divise en deux parties, la première consacrée au manger (eating). Ses trois chapitres portent des titres ben trovato, qui parlent deux-mêmes : Medicinal Meals, A Feast for the Mind et Excess and Deficiency. Dans le premier, qui se place sous linvocation du Cru et du cuit de Claude Lévi-Strauss, lauteur nous fait part aussi bien de ses connaissances du discours diététique chinois que de ses expériences vécues en ce domaine, tel ce restaurant fréquenté à létage uniquement par les hommes et toujours rempli, pour des raisons que lon devine, ou encore le cas de cette ménagère, convaincue de lefficacité des asperges pour ce dont elle souffrait, dont elle faisait venir à grands frais des conserves et dont elle imposait quotidiennement la consommation à toute sa famille. Le chapitre suivant tire son titre dune expression ironique utilisée dans le roman de Gu Hua (1942- ) Hibiscus (1981). Son analyse suit celle de La Fille aux cheveux blancs de He Jingzhi et autres dans ses diverses versions à partir des années 40. Celle du Gourmet (1983) de Lu Wenfu mène au propos du troisième chapitre coiffé dune citation de Jacques Derrida mettant le « bien manger » en question. Cest alors Mo Yan (1956 ), avec le Clan du sorgho (1986) et surtout Le Pays de lalcool (1993), qui se trouve le plus souvent mis sur la sellette à propos de lopposition entre déficience (depletion) et satiété (repletion), famine et abondance. Laspect médical de lantinomie est présenté dans un tableau éclairant (p. 139). La discussion débouche sur la passion des banquets entraînant aux frais des collectivités des dépenses annuelles estimées à douze milliards de dollars américains en 1995 (cf. p. 146). Il na certes pas échappé à lauteur, citant également le film Vivre de Zhang Yimu (p. 127), que dans ces uvres plus récentes lironie tourne au sarcasme.
La deuxième partie, consacré au désir sexuel (desiring : an ethics of embodiment), souvre sur un préambule consacré à lanalyse dune nouvelle de Ding Ling (1904-1986), composée vers 1966, mais publiée en 1978, Du Wanxiang, une fille modèle, le pendant de Lei Feng, animée dune ferveur que lauteur qualifie de la façon suivante : « This is a world that imagines love and sexuality together in a general and diffuse eroticism oriented first toward the collective » (p. 170). Des trois chapitres qui sen partagent la matière, il suffit de rappeler la moitié des intitulés : Writing the Self, Sexual Science et Ars Erotica. Le premier des chapitres, sous-titré The Romance of the personal prend principalement appui sur la nouvelle de Zhang Jie (1937-), Il ne faut pas oublier lamour, qui fit grand bruit à sa publication en 1980, non pas sur son roman plus connu de 1981 Ailes de plomb, qui, disait-on, volait au secours de Deng Xiaoping. Le chapitre suivant porte sur lapparition et lévolution dune Scientia Sexualis se réclamant de la modernité et dune relative liberté sexuelle. Il éclaire de façon critique le domaine encore peu connu de la naissante sexologie chinoise. Le discours de ces ouvrages en voie de multiplication y est finement analysé, et les limites des enquêtes sur le comportement sexuel pertinemment dénoncées. Beaucoup trop de fuzzy spots interdisent de chercher à établir une quelconque spécificité chinoise. Le dernier chapitre se rapporte aux manuels anciens dhygiène sexuelle pour la quasi-totalité, retrouvés au Japon dans la première moitié du siècle dernier. A cela se sont ajoutées les découvertes de Mawangdui, qui en font remonter la tradition un demi millénaire plus tôt, un sujet de fierté nationale et, par le biais de cette confirmation dune avance chinoise, la réhabilitation dun domaine naguère tabou. Est-ce lobsession de limpuissance qui est liée au capitalisme ou bien sa publicité dans une économie libérée (cf. p. 269) ? Il nest pas contestable que ce soit depuis peu devenu un motif répandu. Lauteur analyse à ce propos le film de Zhou Xiaowen Ermo, une comédie de 1994. Un certain féminisme peut se sentir gagner par la nostalgie dun monde asexué et se sentir rebuter par ces anciens manuels que lon a accusé dêtre empreints dune sorte de vampirisme mâle. « I myself do not wish to mine these materials for particular techniques that would add variety to my own or my readers sexual habits. This is partly because the most obvious form of sexual embodiment encouraged by these texts is quite markedly male » (p. 249), nous confie lauteur. « Needham insisted that they were not [exploitative of women] because of the ample evidence of sensitivity to womens sexual needs » (p. 281), ajoute-t-elle plus loin en multipliant les mises en garde et en concluant : « The woman of this natural, common sense sexual ethics has not enough distinct presence to put her own preferences on the twenty-first-century agenda ».
Ces citations montrent que, loin de garder les distances de lobservation dite scientifique, lethnologue sengage dans la matière quelle ausculte. On en garde le sentiment dun impressionnisme parfois brouillon, mais dune grande richesse dont on ne saurait rendre pleinement compte sans tomber dans une fastidieuse prolixité. La bibliographie est révélatrice (pp. 323-336) : aucune publication antérieure à 1950. Or, il sagit de questions dont la profondeur historique va bien en deçà de létablissement du nouveau régime. La politique de la table rase à certaines périodes demanderait à être réévaluée à tout le moins. A-t-on pris la mesure de ce qui sétait terré sans se laisser enterrer? Lindex porte sur les grandes questions plutôt que sur les realia, ce qui est dommage : par exemple rien sur la viande de chien dont il est question en maints endroits (notamment p. 132 la parodie quen tire Mo Yan), ou sur le cur (p. 142, the classic Chinese medical maxim : « too much joy harms the heart »).
Bref, un livre à relire pour y retrouver des perles enfouies dans une matière trop riche.