BOOK REVIEWS
Patricia Sieber éd., Red Is Not The Only Color: Contemporary Chinese Fiction on Love and Sex between Women
Ce livre résulte dune collaboration fertile entre léditeur, des femmes écrivains et des traducteurs. Les histoires sont bien choisies et dotées dune complexité et dune diversité culturelle remarquables. Il ne sagit pas dhistoires classiques de révélation dhomosexualité guidées par des enjeux politiques et identitaires trop souvent attendus. Ces histoires sont émouvantes de par leur profondeur intellectuelle et leur maturité émotionnelle, et ne dissimulent jamais la complexité historique, les travers culturels, les contraintes sociales et de liberté individuelle qui conditionnent leur raison dêtre. Ces histoires, toutes originales, ont été choisies parmi des nouvelles dauteurs largement reconnues et expérimentées originaires de Hong Kong, de Taiwan et de Chine.
La traductrice de lécrivain de la République populaire Zhang Mei, Patricia Sieber, a très justement rendu le ton de lauteur. « A Record » est une recherche ethnographique de la culture déclinante des « mariages entre femmes » à Shunde, en Chine du sud. Parmi ces femmes mariées, on trouvait des amantes que leur contemporains appelaient « couples dintimes » (liangxinzhi). La narratrice est une intellectuelle auto-critique qui décrit limpossibilité de retrouver la culture perdue de lamour, tant émotionnel que charnel, entre femmes qui travaillaient et étaient indépendantes. Elle fait preuve de scepticisme et dironie à légard des hommes et de leur univers culturel qui dénote une curieuse fascination pour ces femmes insoumises du passé. Lhistoire montre bel et bien que lamour et les relations sexuelles entre femmes font partie intégrante dun lieu et dune époque révolus. Elle résiste à la tentation de faire dune pratique marginale un symbole. Enfin, les observations sur les effets du capitalisme dans la Chine du sud et les modes de vie passés et présents des femmes sont dune remarquable intensité, même si lon peut regretter que les démons du capitalisme soient un peu trop simplement attribués à lhomme de Hong Kong, alter ego chinois du capitalisme.
La traduction de « Breaking Open » de lécrivain chinoise Chen Ran, par Paola Zamperini, est également superbe. Cette nouvelle flirte avec un ton didactique qui sapproche dun manifeste féministe : elle prend la forme de discussions très intellectuelles et de débats intérieurs entre deux femmes fières de leur élitisme culturel. Il faudra beaucoup de questionnements philosophiques, lombre menaçante dun péril mortel ainsi que lapprobation de lesprit de la mère décédée pour que ces femmes rompent avec le tabou sexuel qui sattache à leur langage et à leur corps, et se déclarent timidement leur amour et leur désir dintimité sexuelle. Pour ma part, le langage et lunivers imaginaire de Chen Ran me semblent convenus. La déclaration damour provoquée par un accident davion imminent est trop prévisible. Enfin, lélitisme intellectuel paraît quelque peu snob, un travers que lon retrouve dans bien dautres productions.
Les longues et intenses conversations et la forme épistolaire apparaissent également dans « Brothers » de lauteur chinoise Wang Anyi, traduit par Zhang Jingyuan. Cette nouvelle met en scène trois femmes artistes et intellectuelles, trois amies inséparables dont lextrême solidarité sapproprie merveilleusement bien le langage, la camaraderie et la liberté intellectuelle et physique des hommes. La « camaraderie » se détériore à mesure que les trois consurs se retrouvent confrontées aux impératifs de lamour, du sexe et du mariage hétérosexuels ainsi quavec les enfants, sous le régime communiste. Lintensité émotionnelle émouvante, la pensée et le langage audacieux de ces femmes transparaissent merveilleusement dans la traduction. Les hommes comme les femmes luttent avec et contre les faiblesses de lessentialisme des sexes propre à leur culture. Lamour maternel rend caduc lamour entre femmes. Les maris jaloux et les batailles du mari libéral sont pareillement décrits. Cette nouvelle montre quelles sont les limites de la libération féminine dans la société chinoise, elle décrit jusquoù un amour intense entre deux femmes peut aller avant que les structures de la famille et du mariage cessent de la tolérer. En réalité, cette nouvelle ne raconte pas une prise de conscience de lhomosexualité féminine et de lexploration de cette sexualité, mais davantage le déchirement dune amitié passionnée et exclusive entre trois femmes sous les diverses pressions de la société.
A la différence de la position intellectuellement élitiste et snob adoptée par les écrivains chinoises contre linévitable commercialisation de leur culture, « Shes a Young Woman and So am I », de la talentueuse hongkongaise Wong Bikwan, sen prend aux deux parties. A travers lhistoire de deux étudiantes vivant ensemble et dont la relation homosexuelle demeure de lordre de la sphère privée, Wong Bikwan tente de présenter les deux faces du vieux combat entre les aspirations intellectuelles et matérielles. Leur relation érotique se termine lorsque le personnage phallocrate achète cyniquement la vie de lintellectuelle et que celle-ci rompt pour plonger dans la décadence de la richesse et du prestige. Lauteur, plutôt que de faire preuve dun élitisme jamais remis en cause, comme chez de nombreuses écrivaines chinoises, est plus consciente de sa personne et ironise sur la distinction entre le corps et lesprit, et sur le pathos des intellectuels et artistes aux prises avec une culture populaire dominée par la médiocrité du mercantilisme. Cette nouvelle ne fait pour autant pas sien le cliché qui voudrait que Hong Kong soit un paradis commercial et un désert culturel. La narration présente et le langage imite de manière cynique la logique des représentations qui tend à transformer les sujets traitant de Hong Kong en des prédictions auto-réalisatrices. Cependant, la traduction de Naifei Ding, du fait probablement dun manque de maîtrise des tours et détours du cantonais, ne fait pas honneur à certaines ironies subtiles, à lhumour cruel et au choix troublant de mots qui font la réputation de lauteur. Le ton prétentieux que Wong singénie à éliminer tend alors à apparaître précisément là où il nexistait pas.
Les tabous sexuels et sociaux liés à lamour et aux relations sexuelles entre femmes en Chine populaire et à Hong Kong sont également présents dans les histoires taiwanaises. Ecrite spécialement pour cet ouvrage, « Andante » de He An a été traduite par Patricia Sieber. Il sagit, là encore, dune histoire de femmes artistes et intellectuelles, une catégorie très présente dans cet ouvrage. Une musicienne lesbienne est trahie et abandonnée par sa partenaire lycéenne à Taiwan. Elle reprend progressivement confiance dans une relation homosexuelle avec une autre lesbienne musicienne aux Etats-Unis. La difficulté de révéler son homosexualité à Taiwan, la pression qui sexerce pour que ces jeunes femmes aient des « petits amis » et lhomophobie omniprésente dont font preuve même les amantes qui se cachent, sont également abordés dans « Lips », dune autre écrivain taiwanaise, Liang Hanyi, dont le texte a été traduit par Kimberly Besio. Cette histoire rend plus explicitement compte des pressions quexercent lhomophobie et les tabous les plus courants sur la sexualité des femmes. Un baiser dune proche amie du lycée devient un traumatisme sexuellement inhibiteur. La lesbienne stigmatisée, qui a déclaré publiquement son homosexualité et qui meurt de tuberculose est un peu trop mélodramatique, en dépit du fait que la mort est un thème récurrent dans la culture lesbienne taiwanaise.
Les autres nouvelles taiwanaises passent à lautre extrême. La combinaison impossible dun langage sexuel explicite et dune sincérité émotionnelle à la limite de linnocence transparaît très bien dans la traduction de Patricia Sieber du texte de lécrivain taiwanaise Chen Xue. La nouvelle de Chen Xue, « In Search of the Lost Wings of the Angels », est la plus sexuellement explicite du recueil. Il sagit de la découverte dun désir homosexuel vécue à travers son enchevêtrement avec la perte dun parent, le traumatisme qui en découle et le rétablissement. La lutte entre la bisexualité et lhomosexualité féminine se retrouve de manière tout aussi forte dans la traduction. On attribue souvent à Chen Xue linvention du langage érotique et sexuel des femmes dans le langage contemporain chinois. « Fever » de lécrivain taiwanaise Hong Ling, traduite par Paola Zamperini, met en scène une femme fatale vampire et constitue également un bijou dérotisme et de mélancolie. Cest une vision futuriste du deuil que représente la perte dune amante lesbienne. Le recours aux vampires et autres personnages étranges sont devenus chez Hong un signe distinctif.
Nous ne pouvons que nous réjouir du rôle précurseur tant attendu que remplit ce recueil de nouvelles. Son introduction bien référencée témoigne dune connaissance approfondie de la littérature anglophone savante dans ce domaine et des productions de certains groupes féministes à Taiwan. Sa contextualisation culturelle et historique est de bonne tenue, même sil y a un manque de connaissance évident concernant la culture et lhistoire proche du cliché de Hong Kong. Les biographies « critiques » des auteurs me semblent très utiles. En complément des textes traduits ici, nous indiquons quun recueil de nouvelles de premiers amours entre femmes est paru à Hong Kong, également en 2001 : Commotion : Hers and Hers First Love Stories (Saodong : tata de chulian gushi), édité par Jin Hualu, conçu par Jin Peiwei et publié par Hong Kongs Cultural Act Up. En outre, de nombreuses histoires et même des films traitant de la sexualité féminine, provenant de Hong Kong, Taiwan et de Chine populaire sont disponibles sur lInternet. Nous encourageons vivement les lecteurs à consulter ces créations : nombre dentre elles sont surprenantes et novatrices.
Traduit de langlais par Arline Brisemur