BOOK REVIEWS
Adam Segal, Digital Dragon. High-Technology Enterprises in China, et Kellee S. Tsai, Back-Alley Banking, Private entrepreneurs in China
A bien des égards, le dynamisme de la croissance économique chinoise constitue un défi pour les sciences sociales. A la différence du capitalisme occidental, léconomie, et en particulier le secteur privé au cours des dix dernières années, se sont développés en labsence dun corpus cohérent de lois réglementant les régimes et les transferts de propriété. Autre paradoxe, certains ont pu considéré que la Chine suivait un modèle de développement inspiré des expériences de ces voisins japonais, coréen ou taiwanais, mais lhypothèse dun Etat chinois central « développementaliste » est contredite par la variété des situations locales et lécart qui les sépare des directives formulées au niveau central. Les ouvrages de Adam Segal et Kellee S. Tsai apportent tous deux des réponses importantes au défi lancé par le cas chinois aux analyses classiques du développement économique.
Lobjet détude dAdam Segal, ce sont les entreprises de haute technologie à gestion privée (les minban ou minying kejiqiye). Ces entreprises, ni publiques, ni privées, relèvent de fait de divers régimes de propriété ; elles sont tantôt entreprises dEtat, tantôt entreprises collectives ou entreprises privées (1). Lobjectif de lauteur est non seulement de montrer que les politiques mises en oeuvre pour favoriser leur développement ont varié dun point à un autre de la Chine, mais dexpliquer pourquoi. Pour se faire, il enquête dans quatre grandes villes : Pékin, Shanghai, Xian et Canton. Il a dépouillé la presse locale, lu les rapports administratifs ou les plans de développement de ce secteur dactivité, et conduit plus dune centaine dentretiens avec des entrepreneurs comme des représentants des administrations concernées.
Pour comprendre la variété des choix stratégiques opérés par les autorités, Segal les replace dans le cadre de systèmes économiques locaux quil caractérise par quatre éléments : les ressources technologiques et scientifiques disponibles, les rapports de force entre les différentes administrations, les relations entre le gouvernement local et les autorités centrales, les traditions locales en matière de politique économique. Ces quatre éléments définissent une configuration institutionnelle propre à lespace considéré qui, conclut-il, a façonné la trajectoire locale en matière de promotion des entreprises de haute technologie. Le cur de louvrage, ce sont donc les chapitres dans lesquels lauteur reconstitue ces trajectoires locales. A chaque fois, lauteur sinterroge sur trois aspects : la forme juridique (le régime de propriété) adoptée par les entreprises, le type de financement mis en uvre, la relation entre le gouvernement local et les entreprises. Etudiant lémergence dun même secteur dactivité en plusieurs points du territoire chinois, lauteur associe logiquement les caractéristiques du système local avec le succès ou léchec dans la promotion des industries de haute technologie.
Certains des résultats de lenquête peuvent surprendre. Par exemple, contrairement à lidée reçue quà Pékin, le gouvernement est omniprésent, Segal montre que les entreprises de haute technologie se sont développées de manière très largement indépendantes des administrations centrales. Ce nest que dans un second temps, après leurs premiers succès, que le gouvernement local et le Conseil des affaires de lEtat ont mis sur pied une zone privilégiée daccueil de ces entreprises à Zhongguancun. Cette trajectoire est bien évidemment à mettre en rapport avec les caractéristiques du système économique local. Pékin bénéficie de la plus large concentration duniversités et dinstituts de recherche publics, en même temps que les outils de planification industriel y sont moins développés que dans dautres villes comme Shanghai. Dans cette dernière, le développement des industries de haute technologie sest fait autour de grandes entreprises dEtat. A Xian, la situation est comparable, léconomie locale étant dominée par des entreprises dEtat et les industries de la défense. Canton a elle logiquement fait appel aux capitaux étrangers, et en particulier aux entrepreneurs de Hong Kong.
Kellee S. Tsai sinterroge, pour sa part, sur la contribution des financements informels à la croissance chinoise (70% des entreprises auprès desquelles elle a enquêté ont eu recours à une forme ou une autre de financement informel : prêts sur gage, tontine, emprunts auprès de parents ou damis, etc.). Les trois questions à lorigine de louvrage sont les suivantes : comment expliquer la large diffusion des modes informels de financement alors quils sont illégaux ? Pourquoi loffre en matière de financement informel varie-t-elle dun point à lautre du territoire chinois ? Pourquoi, dans un même espace local, les entrepreneurs privés ont-ils recours de manière différente à ces financements ? Tsai sinterroge donc non seulement sur la diversité des situations locales, mais aussi sur lusage variable par les entrepreneurs privés des mêmes ressources de financement disponibles au sein dun territoire donné.
Largumentation sappuie sur un travail de terrain considérable, plus de vingt mois denquête répartis entre 1994 et 2001 (ce qui autorise lauteur à commenter des évolutions (2)), trois cents entretiens avec des entrepreneurs privés, des responsables de banques et dadministrations, dans dix-huit localités distinctes des provinces du Fujian, du Zhejiang et du Henan. Lampleur de léchantillon permet de vérifier statistiquement (tests de corrélation) certaines hypothèses. Ainsi, dans 16 des 18 localités enquêtées, lattitude du gouvernement local à légard du secteur privé (répressif ou favorable) explique le degré de diversité institutionnelle en matière de financement informel.
Les données montrent aussi que la stratégie dun entrepreneur individuel en matière de financement dépend de la longueur de son expérience, de létendue de ses relations politiques, de ses origines résidentielles ainsi que de son sexe. Tsai insiste donc aussi sur la diversité des entrepreneurs privés eux-mêmes. Si, dans des conditions données, ils font un usage variable des modes de financement disponibles, cest que chacun se caractérise par une identité politique et sociale différente. Ainsi, un entrepreneur disposant de relations politiques solides sera plus disposé à mobiliser le système formel de crédit, quune femme migrante disposant de peu de relais dans la société locale.
La réponse de Tsai à lhypothèse dun Etat chinois « développementaliste », fût-il local, consiste en ce quelle appelle « les logiques locales des possibilités économiques » (the local logics of economic possibility). Lauteur insiste à la fois sur limportance des héritages de la période maoïste (la présence dentreprises dEtat ou dinstitutions collectives puissantes) et sur la capacité dinitiative des entrepreneurs qui, certes insérés dans des structures locales données, disposent néanmoins de capacités dinnovation dans lusage des ressources disponibles. Ce qui compte pour la compréhension des processus en cours, ce sont donc moins les impulsions données par le gouvernement central, que les configurations locales.
On laura compris, les deux ouvrages partagent une même méthode comparative, qui met en regard plusieurs fractions de lespace chinois. Ce choix permet déviter deux écueils, à la fois les généralisations abstraites et abusives à léchelle dun pays si contrasté, et les impasses de la pure monographie. La méthode choisie est ici extrêmement féconde et permet de construire des typologies : quatre modes de développement des entreprises de haute technologie pour Adam Segal (p. 18), trois modèles de développement du secteur financier informel pour Kellee Tsai (p. 256).
Les auteurs insistent aussi sur la nécessité de déconstruire lEtat central comme les gouvernements locaux. Il ne faut pas considérer lEtat chinois comme une machine cohérente qui marche dun seul pas. On chercherait en vain une administration centrale chinoise qui soit léquivalent du MITI japonais ou de lEPD singapourien. En Chine, il faut envisager lEtat comme une structure décentralisée, insérée (embedded) dans des configurations institutionnelles, politiques et sociales particulières. Adam Segal sintéresse précisément aux interactions entre les échelons local et central. Kellee Tsai montre avec clarté quà léchelle dune même ville, la Banque de Chine et le Bureau de lindustrie et du commerce peuvent avoir des intérêts divergents (lorsque la première souhaite réprimer les formes informelles de crédits, le second peut activement les soutenir car maisons de prêts sur gages ou coopératives de crédits sont des sources de revenus). A chaque échelon, national, provincial, municipal, du district ou du village, le parti-Etat est composé dorganes administratifs et politiques qui sont simultanément concourants et rivaux.
Une autre conclusion commune aux deux ouvrages est le poids du passé. Adam Segal évoque les « modèles traditionnels de politique industrielle » (traditional patterns of industrial policy) qui varient dun espace à lautre et contribuent à expliquer la capacité des gouvernements locaux à formuler et à mettre en oeuvre une politique industrielle. Kellee Tsai insiste sur lhéritage maoïste, facteur structurant des logiques locales. Là où lEtat na pas organisé le développement économique durant la période maoïste, léconomie privée est active (cas de Wenzhou) et les autorités locales sont favorables à la création de formes nouvelles de financement (3).
Certes, la lecture de ces deux ouvrages laisse des regrets. Adam Segal ne fournit par exemple aucune indice de la performance économique ou technologique des entreprises considérées. Dans quelle mesure les entreprises chinoises de haute technologie sont-elles vraiment innovantes ? Ne se contentent-elles pas pour nombre dentre elles dassembler des pièces, très largement importées, et ne sont-elles donc pas des entreprises manufacturières ordinaires ? La Chine ne se couvre-t-elle pas de parcs technologiques (gaokexue yuan) qui, lorsquils ne sont pas déserts, accueillent surtout des entreprises à la recherche dexemptions fiscales et daccès faciles au crédit ? La comparaison entre Zhongguancun et la Silicon Valley californienne est-elle pertinente (on pense en particulier à la question de la circulation de linformation entre des entreprises liées à des universités ou des centres de recherche concurrents) ? Kellee Tsai, pour sa part, lasse parfois son lecteur par limmensité de la littérature sociologique, économique, anthropologique ou de science politique mobilisée (la référence à lhabitus de Pierre Bourdieu, p. 259, est-elle bien nécessaire ?). Malgré ces remarques, les deux auteurs apportent une moisson considérable de résultats et tracent une voie prometteuse.