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Les aléas du droit à l'éducation en ChineEnquête sur la scolarisation des enfants de travailleurs migrants à Chengdu
A la fois droit civique fondamental et facteur déterminant du développement dun pays, le droit à léducation pour tous nest pas garanti en République populaire de Chine. Cela est tout particulièrement vrai pour les centaines de milliers denfants issus de la campagne qui ont suivi leurs parents partis chercher un emploi en ville. Exclus des structures scolaires urbaines jusquen 1996, seule une partie de ces enfants y a désormais accès dans des conditions qui font deux une population victime de discrimination. Pourtant, la Constitution chinoise de 1982 stipule : « les citoyens de la République populaire de Chine ont le droit ainsi que le devoir de recevoir une éducation » (art. 46). La Chine a instauré en 1986 un système de scolarité obligatoire de neuf ans pour tout enfant à partir de lâge de six ou de sept ans et a ratifié la Charte des Nations Unies sur les droits de lenfant ainsi que la Convention internationale sur les droits économiques, sociaux et culturels qui toutes deux mentionnent le droit à léducation. Comment comprendre que ce droit ne soit pas garanti alors quil est sans cesse réaffirmé par lEtat chinois ? Pour palier les difficultés daccès des enfants migrants à léducation publique, des initiatives émanant de la société ont vu le jour : des écoles non-gouvernementales spécialisées dans leur accueil, ont été créées. La scolarité que ces écoles offrent à leurs élèves permet-elle de contrer la discrimination dont ils sont les victimes ? Comment expliquer les difficultés que rencontrent ces écoles pour obtenir une garantie de lEtat et quelles stratégies mettent-elles en uvre pour conquérir une reconnaissance publique ?
Une situation préoccupante
Le problème est urgent, et lon peut estimer quil va samplifier en raison de laugmentation des migrations familiales et de la durée de séjour en ville (1). Dès 1996, la commission dEtat à lEducation estimait le nombre denfants migrants en âge dêtre scolarisés à 2 ou 3 millions (2). Il ne peut sagir que dune estimation, sans aucun doute sous-évaluée : les migrants étant soumis à des formalités longues, coûteuses et compliquées pour être autorisés à résider et travailler en zone urbaine, nombre dentre eux sont illégaux et échappent de ce fait aux recensements. Leur nombre est estimé à 100 millions de personnes par le gouvernement chinois et à 120 millions par Human Rights in China (3). Sur un échantillon de 102 travailleurs migrants que nous avons interrogés à Chengdu, capitale du Sichuan, 36% sont venus accompagnés de leurs enfants et près des trois quart désirent sinstaller en ville, ce qui signifie que beaucoup denfants, qui seront considérés comme dorigine rurale puisque ce statut se transmet par filiation, vont encore rejoindre leurs parents ou naître en zone urbaine (4).
Si ces enfants viennent en ville, cest quils nont personne pour les éduquer et suivre leurs études à la campagne. Cest aussi parce que le système scolaire en zone rurale, que lEtat finance beaucoup moins quen zone urbaine (5), nest pas à même de leur offrir une éducation qui leur permettrait davoir un avenir meilleur que celui de leurs parents. Comment expliquer que ces enfants nont pas accès aux mêmes conditions détudes que les citadins ?
Les barrières institutionnelles
La société chinoise repose sur une institution fondamentale, le système de domiciliation (hukou), qui napparaît ni dans la Constitution ni dans les lois du pays et qui a été progressivement instauré par des règlements administratifs au cours des années 1950 (6) pour répondre aux besoins de contrôle social et aux choix de développement économique du régime. Durant la période maoïste, il était la clé de voûte dun ensemble économique et administratif plus vaste fixant les personnes sur leur lieu denregistrement et leur conférant des droits qui variaient en fonction de leur place dans le système de production. Tandis que lEtat prenait directement en charge le « bol de riz en fer » (7) des citadins, les collectivités rurales devaient compter sur leurs propres forces tout en dégageant les surplus nécessaires au financement de lindustrialisation. Les réformes ont de facto assoupli le système de domiciliation, le déplacement des personnes étant désormais toléré pour les besoins de léconomie de marché, mais il reste toujours en vigueur et soppose à lémergence dune véritable citoyenneté. Lappartenance à la société reste toujours fonction du lieu denregistrement des personnes : la scolarisation des enfants, comme tous les autres droits sociaux, nest garantie par les gouvernements locaux que pour leurs administrés. Cest pourquoi le droit à léducation reconnu par la loi chinoise na aucune valeur légale pour les enfants qui résident dans un lieu différent de celui où ils sont enregistrés. Le système du hukou, qui augmente le risque et le coût des migrations, est maintenu à dessein par des autorités chinoises qui redoutent dêtre confrontées à un exode rural massif et incontrôlable : les migrations doivent permettre de combler ponctuellement les besoins en main-duvre de léconomie urbaine sans remettre en cause léquilibre démographique entre les villes et les campagnes.
Ce système de gestion et de contrôle de la population a été renforcé par les lois de décentralisation mises en place à partir des années 1980. La Loi sur la scolarité obligatoire en République populaire de Chine (8), votée lors de la 4e Conférence de la VIe Assemblée populaire nationale le 12 avril 1986, instaure un système de scolarité obligatoire comprenant les six années de primaire et les trois années de collège, mais transfère aux gouvernements locaux la responsabilité et la gestion de léducation : « Le domaine de léducation, placé sous la direction du Conseil des affaires de lEtat, relève de la responsabilité des gouvernements locaux, la gestion en est décentralisée » (art. 8). La Loi sur léducation en RPC (9), votée en 1995, renforce le principe d « une responsabilité locale et dune gestion par échelons » (difang fuze, fenji guanli) : léducation primaire et secondaire relève avant tout des compétences du canton en zone rurale et de larrondissement en zone urbaine, léducation supérieure étant prise en charge par la province (arts. 14 et 15). Autrement dit, au moment même où lEtat chinois entreprend des réformes économiques orientées vers léconomie de marché qui supposent la libre circulation des personnes, la nature des réformes administratives quil met en place soppose à la garantie de droits individuels en les soumettant à la condition dune gestion territoriale.
Cest dans ce contexte quil faut comprendre la publication des Mesures provisoires pour la scolarisation des enfants et adolescents issus de la population migrante par la commission dEtat à lEducation et le ministère de la Sécurité publique en 1998 (10). Si ces mesures autorisent linscription des enfants migrants dans les écoles publiques urbaines ainsi que la création décoles non-gouvernementales spécialisées dans leur accueil, elles tentent dune part de reprendre le contrôle sur un état de fait, en particulier lapparition décoles illégales, et dautre part lèvent moins les barrières institutionnelles à légalité des droits quelles nentérinent la discrimination à légard de cette population.
Tout dabord, comme leur nom lindique, ce sont des mesures provisoires qui proposent des solutions provisoires pour aménager un système institutionnel quelles ne remettent pas en cause : il ne sagit en aucun cas dencourager les élèves à effectuer leur scolarité dans une localité autre que celle où est enregistré leur hukou. Ces mesures opèrent explicitement un transfert de responsabilité des gouvernements ruraux aux gouvernements urbains en ce qui concerne la scolarité obligatoire des enfants résidant en ville depuis plus de six mois et nayant ni parents ni tuteur en zone rurale. Cependant, elles nont pas été accompagnées des transferts de fonds nécessaires à leur application : les gouvernements locaux continuent dallouer les ressources destinées à léducation en fonction du nombre de leurs résidents permanents (11). Aussi des enfants résidant en ville depuis plusieurs années sont-ils toujours de fait privés de laide publique qui leur revient de droit. Par ailleurs, ces mesures sont minimalistes (aucune précision nest apportée au fait que les gouvernements urbains soient tenus de « créer des conditions favorables à léducation obligatoire des enfants issus de la population migrante »), peu contraignantes (aucun système de contrôle nétant prévu), et laissent une grande marge de manuvre aux « gouvernements populaires des provinces, régions autonomes et municipalités sous administration directe [qui] déterminent des mesures dapplication en fonction de leur situation » (art. 18). Ces mesures illustrent ce qui, en langage populaire, est devenu le mot dordre officieux de la décentralisation : « le centre propose, les gouvernements locaux disposent » (zhongyang you zhengce, difang you duice).
Lécole publique, « creuset » des inégalités et facteur de marginalisation
Les Mesures de 1998 disposent que les enfants de migrants doivent avant tout être scolarisés dans les écoles publiques « à titre provisoire » (jiedu). Mais cette autorisation dinscription est soumise à conditions et ne bénéficie daucune garantie. Elle ne concerne que les enfants « légaux », munis dun permis de résidence temporaire en ville et qui ne sont pas nés hors plan. Les gouvernements ruraux et urbains sont invités à coopérer pour contrôler étroitement cette population : les enfants migrants sont tenus dêtre enregistrés auprès du gouvernement de leur village et de lorgane en charge de léducation de leur canton (dont ils doivent obtenir une autorisation pour effectuer leur scolarité en ville), de même quauprès de leur école et du commissariat de leur lieu dorigine. Munis de ces papiers, ils doivent déposer une demande auprès de lécole la plus proche de leur domicile urbain, laquelle est en droit de refuser lenfant. Dans le cas dun refus, une seconde demande doit être adressée au bureau de lEducation du lieu dimmigration qui se chargera de « trouver une solution par conciliation » (arts. 5 et 8). Lorsquon connaît les difficultés daccès de la population rurale aux organes gouvernementaux, celles quelle rencontre pour obtenir des autorisations et la perception de taxes arbitraires dont elles sont victimes, ces démarches préliminaires apparaissent déjà comme un obstacle quasi insurmontable à la scolarisation des enfants migrants. Aussi sont-elles peu respectées dans la pratique.
La deuxième condition posée à linscription des enfants migrants dans les écoles publiques est dordre économique, les frais de scolarité étant en totalité à la charge des familles. Pour parer au problème dallocation des ressources publiques mentionné plus haut, les Mesures de 1998 prévoient la possibilité pour les écoles urbaines de percevoir des « taxes de scolarité provisoire » (jiedufei) en conformité avec la législation nationale (12). Celle-ci charge les bureaux des prix, des finances et de lEducation au niveau des municipalités de fixer conjointement une norme pour cette taxe et de la soumettre à lapprobation du gouvernement provincial. A Chengdu, la norme est denviron 400 yuans par semestre pour le primaire et de 1 000 yuans par semestre pour le collège (13). Il sagit dune moyenne car le montant de cette taxe varie en réalité en fonction du prestige des établissements et de la qualité de lenseignement qui y est dispensé. Certaines écoles considèrent en outre quelles doivent être dédommagées pour accepter des élèves qui portent, selon elles, atteinte à leur niveau et à leur réputation, et envers lesquels leur responsabilité légale reste floue. Dans les faits, cette taxe est donc à la discrétion du chef détablissement : selon les parents délèves de lécole Bashu, école non-gouvernementale de Chengdu spécialisée dans laccueil des enfants migrants, elle sélève à environ 9 000 yuans pour les six années décole primaire, soit environ 1 500 yuans par an. Beaucoup décoles requièrent le paiement de lintégralité de cette taxe pour les six années de primaire ou sur plusieurs années davance, alors même que la législation stipule le paiement par semestre. Les sommes dues ne sont généralement pas remboursées en cas de départ de lélève, que celui-ci soit renvoyé ou que ses parents décident de le retirer de lécole. Dans un contexte de privatisation de facto et non-réglementée du système éducatif chinois, le paiement de cette taxe sajoute aux frais de scolarité (environ 350 yuans pour un semestre de primaire) ainsi quaux innombrables taxes mises en place arbitrairement par les établissements publics ces dernières années pour les besoins de leur autofinancement. Ainsi langlais, linformatique et le sport sont-ils devenus des cours optionnels payants sélevant, toujours selon les parents de lécole Bashu, à plus de 2 000 yuans par an. Ces mêmes parents se plaignent également de la multiplication intempestive de toutes sortes de taxes indues (luan shou fei) : pour létude du soir, le passage des examens, pour la surveillance pendant les récréations et la cantine, etc. (14). Si le problème est le même pour les citadins, et ce en dépit de la garantie par la loi chinoise de la gratuité de la scolarité obligatoire, ces parents, qui ont émigré avant tout pour des raisons économiques, ne peuvent faire face à tant de dépenses et sont souvent contraints de retirer leurs enfants de lécole.
Cette privatisation de fait est couverte par un système de contrôle non-transparent exercé par des gouvernements darrondissement qui y sont intéressés, soit directement, soit indirectement dans la mesure où elle leur permet dalléger leurs dépenses. La mise en place dun contrôle efficace savère pour le moins illusoire, si lon songe que lEtat chinois ne consacre que 2,5% de son PNB à léducation soit moins que la plupart des pays en développement les plus pauvres, qui y consacrent en moyenne 4% de leur PNB (15) et où, en labsence de séparation des pouvoirs, il nexiste pas de contrôle juridictionnel. Il nexiste dautres recours pour les parents que de porter plainte auprès des organes administratifs en charge de léducation, sous la juridiction desquels sont placées les écoles (16). Si les « taxes de construction » et les « taxes de soutien » aux écoles, qui pouvaient sélever à plusieurs dizaines de milliers de yuans par an, ont été plus ou moins abolies dans les faits suite à leur interdiction par les autorités centrales (17), dautres sont apparues. Bien souvent en Chine, les campagnes politiques tentent de suppléer aux manques et contradictions du système : une campagne lancée à Chengdu en février 2003 annonçait léradication totale de la perception arbitraire de taxes par les écoles dici la fin du mois de mars (18). A la mi-avril (19), les médias appelaient toujours les parents délèves à la dénonciation, mais les autorités avaient au moins eu le mérite de dénoncer le problème. On est cependant encore loin dune campagne politique en faveur du droit à léducation des enfants dorigine rurale tant il est vrai que la discrimination participe également dune stratégie consciente de la part des autorités urbaines pour limiter le flux de migrants, et pour maximiser les profits générés par leur travail tout en minimisant le coût des dépenses sociales.
A cette discrimination institutionnalisée sexerçant contre les enfants migrants sajoute une discrimination populaire, dont la législation se fait parfois complice. Les écoles urbaines qui ny sont pas explicitement contraintes par la loi sont peu disposées à recevoir ces élèves venus de la campagne en raison de la « qualité trop basse » (suzhi taidi) quon leur prête. Cette expression fait non seulement référence au niveau scolaire souvent médiocre de ces enfants et qui est à imputer à létat dabandon dans lequel se trouve le système éducatif dans les campagnes, mais comporte également une connotation essentialiste : ces enfants seraient atteints dune « tare » due à un retard considérable dans leur processus de « civilisation ». Ils sont isolés au sein de lécole, les autres élèves les écartant de leurs jeux ou les méprisant parce quils sont mal habillés. Les professeurs font parfois pression sur les directeurs des écoles pour quils renvoient les migrants : recevant des primes si les élèves réussissent bien aux examens, ils sont hostiles à ces enfants qui ont généralement de moins bons résultats. De même, les familles urbaines voient dun mauvais il laugmentation du nombre des migrants dans létablissement de leurs enfants (20). Pour ces raisons, sans doute plus que pour parer à linsuffisance des capacités daccueil des écoles urbaines (21), les Mesures de 1998 prévoient la possibilité de créer des classes annexes où les enfants migrants reçoivent lenseignement de professeurs retraités (art. 10), légitimant ainsi un système scolaire à deux vitesses.
Certains enfants migrants se voient tout simplement fermer la porte des écoles publiques, même si leurs parents peuvent sacquitter des frais de scolarité. Cest le cas, par exemple, des enfants handicapés : boiter peut être un motif de refus dans une école car lenfant « nest pas comme les autres ». Les enfants migrants qui sont acceptés malgré leur « handicap » ne bénéficient daucune aide ni attention de la part des enseignants : un père raconte que son fils, qui souffre dun léger tremblement des mains et écrit moins vite que les autres, na pu poursuivre sa scolarité dans une école publique, les professeurs effaçant le tableau sans attendre quil ait fini de copier et les élèves ne voulant pas lui prêter leurs cahiers (22).
Les parents rencontrés soulignent que, même sils possèdent les fonds nécessaires pour scolariser leurs enfants dans les écoles publiques, ceux-ci sont dans un environnement trop hostile pour étudier correctement. Ils ajoutent que, contrairement à leur mission, les écoles publiques empêchent lintégration sociale : « Tout petits, les enfants se sentent rejetés et nourrissent un sentiment damertume envers la société » (23).
Quelle alternative aux écoles publiques ?
Pour répondre aux besoins de ces enfants exclus du système scolaire public, des écoles émanant dinitiatives privées informelles sont spontanément apparues dès le milieu des années 1990 dans les grands centres urbains. Souvent mises en place par les migrants eux-mêmes, elles témoignent dune forme dauto-organisation pour résoudre un problème auquel personne napporte de solution. Lune des premières en date, lécole Xingzhi a été ouverte en 1994 dans un baraquement situé sur un terrain vague à Pékin par une enseignante de la campagne du Hebei : ses voisins et amis, travailleurs migrants comme elle, lavaient priée de donner quelques cours à leurs enfants (24).
Ces écoles autogérées et autofinancées ne prennent en moyenne à Pékin que 300 yuans de frais de scolarité par semestre (25), mais font avec les « moyens du bord ». Situées en zone périurbaine où résident les migrants, elles occupent de vieux appartements, des maisons insalubres sans étages, ou encore des entrepôts à labandon qui ont été réaménagés. Elles emploient généralement du personnel enseignant qui na pas lexpérience ou le niveau requis ; une partie dentre eux vient de la campagne, de même quune partie des manuels scolaires utilisés. Les conditions sanitaires, de sécurité et denseignement sont souvent déplorables, les enfants sentassant dans de petites classes mal aérées et éclairées, glaciales en hiver, étouffantes en été. Dans ces classes qui dépassent régulièrement les 50 personnes, des élèves dâges et de niveaux différents suivent les mêmes enseignements. Peu de ces écoles proposent un enseignement secondaire. Le mobilier tables, chaises, tableau, etc. est fabriqué sommairement par le personnel des écoles ou est racheté à bas prix à des écoles publiques qui revendent leur matériel usagé. Peu décoles sont équipées dun lieu de récréation ou déquipements sportifs (26).
A la fin de lannée 1996, les arrondissements pékinois de Haidian et de Fengtai comptaient au moins sept écoles primaires mises en place par et pour les migrants où étaient scolarisés plus de mille enfants (27). A la fin de lannée 2000, il y avait dans la seule ville de Pékin plus de 200 écoles de ce type et plus de 40 000 élèves y étaient scolarisés (28). Leur nombre croissant et la concurrence aidant, quelques établissements parmi les plus importants tentent daligner la qualité de leur enseignement et de leurs équipements sur celle des écoles urbaines. Ainsi, si les établissements de plusieurs milliers délèves introduisent progressivement les cours danglais et dinformatique, ceux qui nen comptent que quelques dizaines peinent toujours à assurer les enseignements de base en chinois et en mathématiques (29).
Ces écoles nont pas de statut légal, ce qui signifie quelles ne peuvent délivrer de diplômes ni déquivalences, problème de taille lorsque les élèves souhaitent réintégrer lécole publique ou faire valoir leur niveau détudes pour trouver un emploi. Elles sont par ailleurs régulièrement frappées dinterdiction et démolies sans que les autorités soccupent de placer les enfants dans dautres établissements scolaires. Pourtant, les Mesures provisoires pour la scolarisation des enfants et adolescents issus de la population migrante de 1998 prévoient la possibilité pour les « forces sociales » de créer des écoles pour enfants migrants « inférieures aux normes » (jianyi xuexiao), auxquelles les gouvernements locaux et organes en charge de léducation sont tenus dapporter un « soutien actif » (art. 9). Mais la loi sarrête là : un seul article est consacré à ces écoles spécialisées dans laccueil des enfants migrants sur les 19 que comprennent ces Mesures. Aussi, les fonctionnaires en charge de lautorisation et du contrôle de ces établissements, qui nont « aucune directive à suivre ni aucune idée des exigences du gouvernement envers ces écoles informelles » comme le déplore le directeur de lune dentre elles à Pékin (30), se sont-ils naturellement rapportés aux Règlements pour la création décoles par les forces sociales (31), émis par le Conseil des affaires de lEtat en 1997. Ces règlements ont pour objet « dencourager les entreprises, les institutions, les associations et autres organisations sociales ainsi que les citoyens » à développer les secteurs de la formation professionnelle et de léducation des adultes, ainsi que de léducation précédant, suivant ou complétant le cursus de scolarité obligatoire (crèche, enseignement supérieur de langues, petits cours pour préparer les examens, etc.). Sagissant du système de scolarité obligatoire, linitiative privée est invitée à « compléter » loffre publique lorsque celle-ci ne peut répondre à la demande sociale, ce qui a donné lieu à la création de ce qui est communément appelé les « écoles aristocratiques » (guizu xuexiao) offrant à une élite argentée de meilleures conditions déducation. Les exigences en termes dorganisation interne et de fonctionnement de ces établissements, dinvestissement de départ et de revenus, de qualité des équipements, du personnel et du corps enseignant, etc., sont en totale contradiction avec la tolérance particulière accordée par les Mesures de 1998 aux écoles accueillant les migrants et ne sont de toute évidence pas adaptées au problème spécifique de la scolarisation de ces enfants. Le manque de moyens dont disposent les migrants (financements, connaissances et réseau social), leur méconnaissance de la loi ainsi que les rapports souvent distants et méfiants quils entretiennent avec les autorités expliquent limpossibilité dans laquelle ils sont de mettre en place des écoles répondant aux critères de ces Règlements. Ces derniers seront remplacés, à partir du 1er septembre 2003, par la Loi pour promouvoir léducation non-gouvernementale en RPC (32), votée en décembre 2002 par le comité permanent de lAssemblée populaire nationale. Cette loi ne fera en outre quaccentuer le problème dans la mesure où elle multiplie les conditions à la création de telles écoles et en renforce le contrôle. Toutefois, nos enquêtes à Chengdu auprès dune nouvelle génération détablissements scolaires révèlent que les difficultés auxquelles doivent faire face les écoles pour enfants de migrants afin dobtenir la reconnaissance de lEtat dépassent la seule indigence de la législation les concernant.
La course à la reconnaissance
Nous avons observé, dans la capitale du Sichuan, lapparition dune nouvelle génération de directeurs qui a fondé des écoles pour enfants migrants il y a environ un an : il sagit durbains non originaires de Chengdu qui, à la fois par conviction personnelle et attirés par les profits à réaliser, ont voulu répondre aux besoins dune population migrante en forte augmentation. Depuis près de dix ans que le phénomène des écoles de migrants se développe, certains ont vu dans ce secteur une source de profit : ainsi le fondateur de lécole Yangfan a mené dans plusieurs villes de Chine une vaste enquête ressemblant fort à une étude de marché avant douvrir son établissement à Chengdu. Ces nouveaux directeurs ont par ailleurs été encouragés par un climat politique favorable, notamment par la campagne de lutte contre la pauvreté et daide aux « groupes sociaux affaiblis » (ruoshi qunti) qui a été proclamée lors de la session de lAssemblée populaire nationale de mars 2002. Nétant pas des travailleurs migrants, ces fondateurs décoles possèdent les moyens intellectuels et financiers de leur entreprise. Lécole Bashu et lécole Yangfan, les deux établissements que nous avons suivis avec le plus dassiduité (33), reposent respectivement sur un investissement de départ de 200 000 yuans et de 500 000 yuans. La fondatrice de la première, madame Xiao Hongtao, originaire de Chongqing, est un ancien professeur de collège et vient dune famille où lon est professeur de génération en génération ; ses frères et surs exercent également cette profession. Elle dit avoir été frappée par les enfants qui cirent les chaussures dans la rue au lieu daller à lécole. Le fondateur de la seconde, monsieur Zhou Yongan, originaire de la province du Jiangxi, a exercé les professions denseignant du supérieur et dingénieur. Il dit avoir voulu régler sa dette envers les paysans qui lont toujours bien accueilli lorsquil fut, par trois fois, envoyé à la campagne pendant la période maoïste. Tous deux se sont conformés aux Critères de la province du Sichuan pour létablissement dinstitutions éducatives non-gouvernementales (34) qui indiquent les critères que doivent remplir le directeur de lécole, son personnel enseignant et administratif, son terrain, ses locaux et ses équipements, ainsi que linvestissement minimal de départ, de même quaux Règlements pour la création décoles par les forces sociales (35) publiés par le bureau de lEducation de leur arrondissement, qui spécifient la teneur du dossier à constituer ainsi que les démarches à suivre auprès du bureau de lEducation du gouvernement de larrondissement, du gouvernement du village administratif et du comité de rue, du bureau de la Sécurité publique, du bureau des Prix et enfin du bureau des Affaires civiles.
Ces deux écoles répondent, à quelques détails près, aux normes en vigueur. Pourtant leur existence est menacée : lune, Bashu, nayant jamais obtenu de permis (xukezheng) ; lautre, Yangfan, étant en passe de le perdre. Ces deux établissements sont situés en périphérie urbaine, dans des quartiers pauvres à forte concentration de population migrante. Ils ne posent aucune condition au recrutement des élèves, nexigent aucun papier de type hukou, permis de résidence temporaire ou autorisation gouvernementale du lieu dorigine. Comme le souligne le fondateur et directeur de lécole Yangfan : « Etudier est un droit qui ne souffre aucune condition ». Les frais de scolarité sont abordables, bien que plus élevés que dans les écoles de Pékin fondées par des migrants en raison de leur meilleure qualité. Les frais de scolarité à Yangfan sélèvent à 500 yuans par semestre pour la dernière section de maternelle, à 550 yuans par semestre pour la première année décole primaire puis augmentent de 10 yuans par niveau. Bashu, plus petite, présente des frais de scolarité un peu plus élevés : 500 yuans par semestre pour la dernière année décole primaire et 650 yuans par semestre pour toutes les classes du primaire. Ces frais restent cependant inférieurs à la limite des 750 yuans par semestre fixée par les autorités municipales à ladresse des écoles privées dispensant un enseignement correspondant à la période de scolarité obligatoire, et, conformément à la législation nationale, les familles en situation difficile bénéficient de tarifs préférentiels, certains enfants étant même temporairement exonérés des frais de scolarité. Ces écoles accueillent beaucoup denfants handicapés qui ne sont pas acceptés ou sont mal traités dans les écoles publiques. Les élèves suivent le cursus obligatoire dans toutes les matières, y compris les cours danglais, de musique, de sport et dinformatique qui sont considérés dans les écoles publiques comme des cours optionnels pour lesquels les enfants de migrants sont obligés de payer des frais supplémentaires. Les manuels utilisés sont les mêmes que dans les écoles publiques.
Lécole Yangfan est située au nord-est de la ville, dans larrondissement de Chenghua. Elle comporte une école principale à Honghuayan cun (village) et une annexe à Qinglong xiang (canton). Lenseignement sétend de la dernière section de maternelle à la première année du secondaire. Fondée en janvier 2002, lécole a obtenu un permis au mois de juillet suivant. Elle passe pour être la première école privée à avoir accueilli des enfants de migrants à Chengdu, cest aussi la plus importante que nous ayons visitée. Elle accueille environ 1 500 élèves, répartis entre les 13 classes du bâtiment principal et les 10 classes de lannexe, et compte 52 professeurs ainsi que 8 personnes chargées de ladministration. Lécole principale est située dans un ancien entrepôt qui a été réaménagé. Même si les conditions sont modestes, les locaux sont en bon état. Elle est équipée dune cour de récréation munie déquipements sportifs (ping-pong, basket), de 40 ordinateurs de récupération, dune modeste bibliothèque et dune salle de musique. Elle compte cependant plus de 50 élèves par classe, effectif maximum autorisé par la loi.
Lécole Bashu est située au sud-ouest de la ville, dans larrondissement de Wuhou. Depuis quelle a ouvert ses portes en juin 2002 et a formellement commencé à dispenser des cours en septembre 2002, lécole na toujours pas obtenu de permis. Lenseignement va de la dernière section de maternelle à la dernière année décole primaire. Lécole comprend 7 classes, une pour chaque niveau, composées de 16 à 50 élèves. Elle compte 218 élèves, 14 professeurs et 2 administrateurs. Les professeurs, en majorité dorigine urbaine, sont recrutés dans des agences pour lemploi spécialisées et possèdent tous les diplômes requis même sils nont pas toujours lexpérience exigée par la législation. Lécole, qui sétend sur un terrain de 2 500 m2, a fait construire des locaux spécialement destinés à accueillir des salles de classe. Elle comprend en outre une cour de récréation plantée munie déquipements sportifs (basket, barres parallèles, ping-pong), une cantine avec cuisines sur place, 10 ordinateurs de récupération, un piano électrique.
Ces deux établissements témoignent defforts certains pour rapprocher la qualité de leur enseignement et de leurs équipements des standards urbains, même sils ne peuvent rivaliser avec le luxe flamboyant des écoles privées « aristocratiques ». De laveu même de Zhou Yongan, le niveau de lenseignement reste toujours à améliorer : 60% du corps enseignant de cette école vient de la campagne, où le niveau de formation est médiocre, et certains professeurs nont pas les cinq ans dexpérience requis par la loi. Beaucoup denseignants sont retraités, dautres viennent de départements de formation au sein dentreprises. Ces écoles ne peuvent en effet espérer attirer des professeurs aussi qualifiés que les écoles publiques ou privées de haut standing en raison des salaires plus bas quelles ont a leur offrir : 600 yuans par mois à Yangfan, de 600 à 800 yuans auxquels sajoutent des primes en fonction de la qualité de lenseignement à Bashu. Lécole Yangfan encourage ses professeurs à suivre des cours de formation payants organisés par une école publique spécialisée, mais les frais doivent être supportés par les enseignants, lécole ne pouvant les prendre en charge bien que la législation sur les écoles privées ly oblige. Malgré ces difficultés, ces écoles offrent de meilleures conditions déducation que les écoles en zone rurale.
Lhostilité des gouvernements locaux à légard de ces établissements spécialisés dans laccueil des enfants de migrants ne sexplique pas uniquement par lappréhension, bien réelle et justifiée cependant, dêtre tenus responsables de lautorisation décoles ne présentant pas de garanties suffisantes. Lindigence de la législation et du système de contrôle aidant, les cas de faillite et de fermeture décoles privées se sont multipliés ces dernières années, les directeurs disparaissant du jour au lendemain sans rembourser les sommes dues aux familles. Ils concernent cependant pour lessentiel des écoles privées « aristocratiques » et non des écoles pour migrants. Pour contrer ce risque, les Critères de la province du Sichuan pour létablissement dinstitutions éducatives non-gouvernementales fixent à 200 000 yuans linvestissement de départ minimal pour une école primaire et à un million pour un collège. Les gouvernements darrondissement exigent par ailleurs des établissement scolaires quils effectuent un dépôt de garantie à la banque. Il sélève dans larrondissement de Wuhou à 60 000 yuans pour 320 élèves et ne peut être recouvré que 20 ans après. Quand bien même ces sommes savèrent souvent prohibitives pour les écoles de migrants, elles assurent le dédommagement des familles en cas de faillite. Les gouvernements darrondissement en charge de lautorisation de ces écoles invoquent encore leurs mauvaises conditions matérielles et sanitaires pour justifier leur fermeture. Nous avons déjà souligné combien cet argument est spécieux dans un contexte où les enfants scolarisés dans ces écoles censées, selon la législation, faire lobjet de la tolérance et du soutien particuliers des autorités ont avant tout besoin de se voir garantir un niveau minimal déducation. Plus profondément, les raisons de cette hostilité sont à chercher dans des conflits dintérêts économiques. Les enfants de migrants scolarisés dans les écoles non-gouvernementales ne paient pas les taxes quils sont contraints dacquitter dans les écoles publiques, ce qui constitue un manque à gagner pour ces dernières et les gouvernements locaux. Ces derniers sont également peu enclins à allouer des terrains à des écoles qui sont exonérées dimpôts, contrairement aux entreprises. Par ailleurs, accorder une licence à un établissement signifie le soumettre à des contrôles réguliers concernant le contenu et la qualité de son enseignement, son mode dadministration et sa gestion financière, ses conditions sanitaires et de sécurité. Pour parer à cette dépense, le gouvernement de larrondissement Jingniu a imposé des « frais de gestion » à lécole Caiyi quil a reconnue, alors même que la loi précise que les écoles privées doivent faire lobjet dun traitement égal aux écoles publiques de la part des autorités, lesquelles sont par ailleurs tenues de créer les conditions nécessaires à la scolarisation des enfants de migrants, en particulier en soutenant les initiatives privées (36). Beaucoup de fonctionnaires urbains continuent donc de considérer quils ne sont pas responsables de la scolarité obligatoire des non-résidents et quils doivent être dédommagés, voire rémunérés pour ce service. Enfin, il existe aussi un problème dimage, de « face », qui nest pas à négliger : ces écoles pour migrants ont piètre allure et sont perçues comme un élément de dépréciation dans le paysage urbain.
Toutes ces raisons expliquent que les gouvernements locaux fassent tout pour maintenir ou faire entrer ces écoles dans lillégalité. Ils ont pour cela recours à des moyens qui non seulement défient la législation, mais également dévalorisent limage des autorités publiques.
Lécole Bashu, en attente de sa légalisation
Avant de commencer à inscrire des élèves, lécole Bashu a fait, conformément à la législation en vigueur, une demande dautorisation auprès du gouvernement du village administratif de Yongfen et du bureau de lEducation du gouvernement de larrondissement de Wuhou dont elle relève, mais na pas obtenu de réponse positive. Nous avons eu accès à lensemble des dossiers de lécole Bashu que sa fondatrice et directrice, madame Xiao Hongtao, a bien voulu nous laisser consulter. Nous avons pu constater que le dossier de demande dautorisation était complet, spécifiait les statuts et objectifs précis, justifiait lorigine des fonds de départ, fournissait un contrat de location du terrain ainsi quun plan doccupation des sols en bonne et due forme. Un dossier personnel a été constitué pour chaque professeur et employé administratif qui justifie de ses compétences. Lécole affirme clairement ses objectifs non lucratifs, ses statuts spécifiant que lensemble des bénéfices sera réinvesti pendant cinq ans à lissue desquels seuls 20% seront répartis entre les actionnaires. Lécole possède en outre un conseil dadministration qui fonctionne parfaitement, alors même que les Règlements de la province du Sichuan pour la création décoles par les forces sociales mentionnent lexistence dun tel conseil comme une possibilité et non une obligation.
Létablissement présente néanmoins deux faiblesses au regard des Règlements de la province du Sichuan pour létablissement dinstitutions éducatives non-gouvernementales : lune concerne ses équipements, lautre la qualification de ses enseignants. Manquent un laboratoire dexpérience, une bibliothèque et une salle de musique, ce qui nempêche en rien les cours de musique dêtre dispensés. Par ailleurs, seuls quatre enseignants sur les dix que comptait lécole au moment de son ouverture possèdent une habilitation, bien que tous soient au minimum diplômés de la deuxième année décole normale supérieure, conformément à la législation. En ce qui concerne la première question, aucune des écoles pour enfants de migrants que nous avons visitées, dont certaines ont été officiellement reconnues par lEtat (37), ne possède la totalité des équipements exigés par les Règlements dans la mesure où linvestissement est trop lourd pour ce type détablissement et le risque trop important en cas de refus de permis. Par ailleurs, nous avons déjà souligné que ce type décole étaient bien en peine dattirer des professeurs pleinement qualifiés : les six enseignants nayant pas dhabilitation correspondent soit à des professeurs non-originaires de Chengdu qui, bien quayant passé leur habilitation sur leur lieu dorigine, ne sont pas reconnus par cette municipalité ; soit à de jeunes enseignants qui nont pas encore fini les trois à cinq ans de formation pratique qui doit précéder la présentation de lexamen.
Le 15 août 2002, Bashu recevait un avis du bureau de lEducation de larrondissement de Wuhou qui, sur la foi du dossier de lécole, établissait que le terrain, les installations et les équipements pédagogiques, la qualité des enseignants nétaient pas conformes aux normes et nautorisait pas lécole à ouvrir. Celle-ci devait cesser immédiatement de faire de la publicité et de recruter des élèves. Cet avis était suivi, le 3 septembre 2002, quelques jours après le début des cours, dun avis de sanction administrative du bureau de lEducation de larrondissement de Wuhou annonçant la fermeture de lécole et, le 11 septembre, dune décision de sanction administrative émanant du même bureau fixant la date d « éradication » de létablissement à 30 jours après réception de la lettre.
Lavis du 3 septembre cite larticle 45 des Règlements de la province du Sichuan pour la création décoles par les forces sociales précisant que les écoles ne peuvent être fermées quaprès une période dessai de mise à niveau accordée par les autorités et affirme que les diverses tentatives de conciliation mises en uvre par ladministration ont toutes échouées. En fait de conciliation, les gouvernements du village administratif et de larrondissement ont envoyé des émissaires placarder des dazibao vilipendant « lécole illégale ». Une campagne de diffamation a été orchestrée dans la presse locale à grand tirage, dénonçant la vétusté des locaux, lincompétence des enseignants et des administrateurs de lécole, accusant sa directrice de nemployer que des gens de sa famille et de navoir pour seule motivation que lappât du gain (38). A plusieurs reprises, des fonctionnaires, accompagnés de grands renforts de police, se sont rendus à Bashu pour intimer aux enseignants lordre de démissionner et aux parents délèves de retirer leurs enfants de lécole en échange dune aide à la recherche demploi. Le responsable principal de léducation au gouvernement du village administratif de Fengxiang, que les responsables de Bashu accusent de collusion avec les écoles publiques, a même personnellement mené une campagne à lintérieur de lécole Bashu, de même que dans les marchés et foires des environs, pour vanter les mérites décoles publiques relevant de son administration et affirmer que celles-ci ne prendraient que 400 yuans de frais de scolarité par semestre pour les enfants ayant quitté Bashu. Le 27 août 2002, en pleine canicule, les responsables locaux ont coupé leau et lélectricité de lécole, provoquant ainsi des malaises chez plusieurs élèves et professeurs.
De son côté, lécole Bashu a tenté à plusieurs reprises de défendre sa cause auprès des services administratifs mais sest entendue répondre quelle nobtiendrait aucune autorisation à moins deffectuer un important dépôt de garantie à la banque (ce quelle a fait), puis dinvestir 40 millions de yuans pour construire une « école aux normes », cest-à-dire pouvant rivaliser avec le faste des écoles privées « aristocratiques » sur lesquelles les gouvernements locaux prélèvent plus ou moins légalement des taxes sous forme de pourcentage sur linvestissement, de « frais de construction » et autres « frais de gestion ». Selon les responsables de lécole Bashu, les autorités développent ainsi une logique qui vise moins à garantir les droits des élèves et de leur famille quà favoriser lenrichissement personnel des fonctionnaires. Soit une école a les moyens dintéresser les autorités à ses profits et voit de ce fait ses objectifs lucratifs encouragés au mépris de la loi (39), soit elle ne peut franchir les obstacles économiques qui lui sont imposés et « disparaît delle-même » (zisheng zimie) en faisant faillite. Cest le cas à Chongqing de lécole Kaiming, également spécialisée dans laccueil denfants de migrants, qui sétait vue imposée un investissement de départ de 90 millions de yuans par les autorités. Elle a contracté un emprunt de 80 millions quelle na pas pu rembourser (40). Selon cette logique, les « écoles de pauvres » (pingmin xuexiao) sont toujours perdantes face aux « écoles des aristocrates » (guizu xuexiao).
Encouragée par le soutien et la mobilisation des parents délèves, lécole Bashu a poursuivi ses activités, mais vit sous la menace constante dêtre « éradiquée ». Ceci implique non seulement que lenseignement quelle dispense na aucune valeur reconnue, mais encore que lécole ne peut prendre le risque dinvestir pour améliorer la qualité de ses infrastructures et de son enseignement.
Lécole Yangfan, sous la menace de la perte de son statut
Les difficultés rencontrées par Zhou Yongan afin dobtenir un permis pour son école ont été similaires à celles de lécole Bashu, bien que lissue en ait été plus heureuse. Zhou Yongan a ouvert les portes de lécole Yangfan en janvier 2002, alors même quil venait dêtre débouté de sa demande dautorisation par les autorités de larrondissement de Chenghua. Malgré linterdiction frappant son école, Zhou Yongan ne la pas pour autant fermée et a obtenu un permis six mois plus tard grâce au soutien des parents délèves, à quelques arrangements avec des fonctionnaires du gouvernement local et au relais de la presse écrite et de la télévision, elles aussi largement dédommagées pour leur engagement en faveur de la scolarisation des enfants de migrants. Cela a été possible grâce à lenvergure de lécole qui a en outre rencontré un succès immédiat auprès des familles émigrées. A lévidence, des écoles plus petites, avec un investissement de départ moins important et accueillant moins délèves comme cest le cas pour Bashu mais aussi pour deux autres écoles dans larrondissement de Chenghua (41) ne peuvent débourser autant dargent pour obtenir la reconnaissance de lEtat.
Le problème de la garantie de cette école nest cependant pas encore résolu car le gouvernement de Chenghua a instauré un renouvellement annuel du permis, alors même que les législations nationale et provinciale nen affirment la nécessité que lorsquune école modifie ses objectifs et le contenu de son enseignement, ou bien change de localisation (42). Les Critères de la province du Sichuan pour la création dinstitutions éducatives non-gouvernementales disposent que les écoles primaires doivent garantir une surface de 8 m2 par élève. Or les inscriptions ont été si nombreuses depuis louverture de lécole que les locaux sont devenus largement insuffisants. Zhou Yongan a donc fait une demande de location et de construction pour un terrain jouxtant le site principal de lécole auprès du gouvernement de son arrondissement, lequel a refusé, préférant le louer à une entreprise payant des impôts, alors même que les lois nationales et provinciales soulignent que les écoles sont prioritaires dans lallocation des terrains (43). Zhou Yongan a donc été contraint de détruire certaines parties de lécole, dont la cantine, la majorité des logements des professeurs et la salle dexpériences pour construire de nouvelles salles de classe. Des enfants de 6-7 ans sont ainsi contraints de sortir de lécole le midi pour se restaurer dans des échoppes de rue. Cette solution ne résout en outre pas le problème car la cantine et la salle dexpériences sont autant déquipement requis pour obtenir un permis. Depuis janvier dernier, Zhou Yongan a reçu à plusieurs reprises la visite dinspecteurs le menaçant de fermer son établissement. De lavis même des directeurs décoles rencontrés, la stratégie des autorités consiste donc à mettre les établissements en infraction pour empêcher la délivrance de permis ou prévenir son renouvellement.
Des stratégies de résistance
Confrontées à la même situation darbitraire, Bashu et Yangfan ont choisi deux stratégies radicalement différentes pour sen protéger : lune a résolument choisi de se placer du côté du droit et de la loi, lautre a exploité les dysfonctionnements du système.
Peu après la réception du premier avis de fermeture de létablissement, Gan Bingxiang, cofondateur avec son épouse de lécole Bashu, a envoyé une « plainte aux dirigeants » adressée au gouvernement du village administratif, aux bureaux de lEducation de larrondissement, de la municipalité et de la province, au bureau municipal des lois et des réglementations ainsi quaux assemblées populaires de la municipalité et de la province, recourant ainsi à une pratique ayant cours en Chine depuis lépoque impériale. Se faisant son propre avocat, lauteur appelle les dirigeants supérieurs à « appliquer la loi avec sévérité et clarté, maintenir le droit et léquité » (mingjing gaoxuan, bingfa gongzheng), détaille les objectifs et les conditions de son école, les démarches entreprises pour la régulariser et les difficultés rencontrées et cite scrupuleusement tous les articles de loi sur lesquels son entreprise repose. La lettre se termine sur un appel à sauver son école au nom du droit à léducation pour tous et sur une mise en garde sagissant des conséquences sociales qui sont à craindre si ce droit nest pas respecté. Cette lettre a été accompagnée dune autre plainte, spontanément rédigée par les parents délèves, dans laquelle ils décrivent la discrimination dont leurs enfants font lobjet dans les écoles publiques ainsi que leur satisfaction à légard de lécole Bashu (44). Suite à la réception de la décision de fermeture de létablissement, lécole a également fait appel auprès du tribunal populaire de larrondissement de Wuhou. Mais le tribunal a confirmé la décision de celui-ci et a fixé la fermeture au 1er janvier 2003 (45). Entre-temps, le bureau de lEducation de la municipalité de Chengdu avait réagi à la plainte qui lui avait été adressée en envoyant une équipe de contrôle sanitaire qui, après inspection, a déclaré lécole conforme aux normes (46), tandis que lassemblée populaire de la province du Sichuan intervenait directement auprès du gouvernement de Wuhou en lincitant à provisoirement ne pas fermer lécole. Il est cependant extrêmement hasardeux pour les échelons supérieurs des autorités de désavouer les échelons inférieurs, qui sont en outre directement chargés de lenregistrement des écoles, et doutrepasser la décision du tribunal populaire de larrondissement de Wuhou qui a donné une valeur juridique à une décision administrative. Aussi lécole Bashu, forte des résultats de linspection sanitaire, sest-elle à nouveau rendue au gouvernement de son arrondissement qui a fixé une nouvelle condition à lattribution dun permis : la production dun acte de propriété du terrain. Cette condition ne figure dans aucune loi et pour cause : la terre, en Chine, appartient dans sa quasi-totalité à lEtat. Elle na cependant pas été formulée au hasard : le terrain loué par lécole a été privatisé et appartient à un riche entrepreneur, mais lécole reste, théoriquement et bien hypothétiquement, protégée par la loi qui déclare suffisant un contrat de location de longue durée (47).
Si lécole Bashu, qui dénonce labsence dune perspective de service public chez les fonctionnaires, a décidé de jouer le système légal contre larbitraire, lécole Yangfan en a au contraire pris son parti. Fermement décidé à ouvrir un collège, un lycée puis une université pour enfants de migrants, Zhou Yongan vient de louer deux terrains dans le village administratif de Qinglong relevant de larrondissement de Wuhou en projetant officiellement dy faire construire des maisons de retraite. Les autorités sont bien plus favorables à ce type détablissement qui sadresse à des citadins et est soumis au régime fiscal. Le premier terrain, denviron un hectare, abritera une école primaire et un collège, le second, de 7 500 m2, un collège. Les travaux ont commencé et les écoles ouvriront leurs portes en septembre. Zhou Yongan espère que les autorités, si elles sont intéressées à lentreprise, noseront pas détruire les établissements une fois mises devant le fait accompli ; rien nest moins sûr cependant. Conscient des dangers, le directeur de Yangfan est parvenu, pour tenter de prévenir les risques, à établir tout un réseau social autour de son école et trouver divers soutiens auprès des médias (48), dinstitutions académiques et dorganisations de masse, quil a su sallier grâce à ses réflexions sur linégalité des chances, laide à linsertion des travailleurs migrants en ville et le renouvellement des méthodes pédagogiques. Zhou Yongan a scellé le 29 mars dernier une collaboration avec le Groupe de jeunes volontaires pour léducation de lUniversité du Sichuan (49), qui sest engagé à dispenser gratuitement aux élèves qui le souhaitent des cours de mathématiques, de chinois, danglais, de danse et de musique le week-end. La cérémonie dinauguration fut présidée par les responsables de la Ligue de la jeunesse communiste de Chengdu, des Comités des jeunes volontaires de cette ligue au niveau de la municipalité et de lUniversité du Sichuan et dun représentant de lAcadémie des sciences sociales du Sichuan, qui se sont exprimés, devant les caméras de la Télévision de Chengdu et de la chaîne éducative de la Télévision du Sichuan, en faveur de lengagement social du directeur de Yangfan. Zhou Yongan a su tirer profit du climat politique inauguré par la session de lAPN de mars 2002, puis confirmé lors du XVIe Congrès du PCC en novembre dernier, celui-ci sétant prononcé en faveur de la lutte contre les inégalités sociales, et réaffirmé lors de la tenue de la session de la Xe APN, en mars 2003, au cours de laquelle les délégués de la Ligue de la jeunesse communiste ont dénoncé les inégalités de traitement dont sont victimes les migrants, en particulier en matière déducation (50). Il a également eu lhabileté de transformer lévénement en cérémonie patriotique : celle-ci sest ouverte sur lhymne national et sest tenue dans la cour de lécole où flottait le drapeau de la RPC et à lentrée de laquelle une banderole célébrait lobtention dun permis par lécole. A travers cette mise en scène, Zhou Yongan avait à cur dexhiber la légalité de son école comme pour conjurer la précarité de son statut et de témoigner de ses bons et loyaux services envers sa patrie alors même que le développement de son entreprise était de plus en plus susceptible dêtre interprété comme une opposition au gouvernement.
Dans un second temps, Zhou Yongan espère pouvoir développer cette coopération, à laquelle il tente également dassocier le Centre déducation et de formation de lAcadémie des sciences sociales du Sichuan, dans trois directions : premièrement, mettre en place des formations techniques ciblées pour aider les élèves à devenir des « petits patrons » ; deuxièmement, proposer aux parents délèves des cours de culture générale et de formation professionnelle pour les aider à mieux sintégrer en ville ; et troisièmement, améliorer la formation des professeurs dans leurs disciplines respectives, mais aussi les initier à de nouvelles méthodes pédagogiques adaptées aux enfants de migrants. Ces projets ont également pour but de développer des partenariats avec des institutions officielles sous la protection desquelles lécole pourrait se placer. Pour lheure, cependant, lAcadémie des sciences sociales du Sichuan a refusé de se constituer en « institution parapluie » (guakao danwei) de lécole, ce qui, en échange dune part du capital de létablissement, aurait permis à Yangfan de relever dune institution officielle et de régulariser définitivement son statut (51).
Les anomies du système
Il existerait une dizaine décoles pour enfants de migrants à Chengdu, nous en connaissons cinq dont deux ont obtenu un permis et une seule Caiyi xuexiao verrait apparemment son statut assuré. Les autres, « ni supprimées, ni reconnues » (bu qudi ye bu chengren), se trouvent dans une situation précaire. Les gouvernement locaux hésitent à les fermer dans la mesure où ils nont pas encore apporté de solution à la situation des enfants de migrants, aux besoins desquels ces écoles ont le mérite de répondre. Dun document confidentiel du gouvernement de larrondissement de Chenghua auquel nous avons eu accès (52), il ressort clairement que la tactique des autorités consiste à scolariser tous les enfants migrants dans les écoles publiques. Elles envisagent pour cela den augmenter les capacités daccueil en construisant des annexes. Rien nest dit cependant des raisons pour lesquelles les parents immigrés ne peuvent ou ne veulent pas scolariser leurs enfants dans les établissements publics : nous avons vu cependant que les échelons inférieurs des autorités avaient intérêt à maintenir un système de discrimination. Si les gouvernements locaux hésitent à fermer ces écoles, cest aussi parce quils se heurteraient à lhostilité de la population pour laquelle elles représentent le seul espoir, et qui a déjà montré quelle était prête à se mobiliser pour les défendre. Enfin, les gouvernements de villages administratifs et darrondissements sont dans leur tort, ce dont ne sont pas dupes les échelons supérieurs des autorités, comme en témoigne le soutien du bureau de lEducation de la municipalité de Chengdu et de lAssemblée populaire de la province du Sichuan à lécole Bashu. Si ces écoles sont illégales, cest parce que les gouvernements locaux refusent de leur délivrer un permis, tandis que les mauvaises conditions matérielles, denseignement et de gestion quils mettent en cause (53) pour ne pas autoriser ces établissements ne sont que les résultats de leur politique. La réponse au problème se situe au contraire dans la régularisation de ces écoles et linstauration dun système de contrôle et de soutien les aidant à améliorer leurs conditions dexistence, conformément à ce que stipule la législation.
En attendant, les enfants migrants sont les premières victimes de labsence de reconnaissance publique de leurs établissements. Les années détude quils y effectuent nont aucune valeur attestée et ils sont régulièrement contraints dinterrompre leur scolarité suite à la suppression de leur école. Ladministration, la gestion, la qualité denseignement de ces établissements ne font lobjet daucun contrôle et les directeurs ne sont pas encouragés à investir pour en améliorer la situation. Bien plus, en labsence totale de contrôle des bénéfices, ceux-ci sont parfois accaparés par les responsables détablissement et les faillites se multiplient sans que les familles soient dédommagées ni les enfants scolarisés ailleurs (54). Les élèves sont parfois les otages de lambition des chefs détablissement dans un contexte de concurrence croissante et non-réglementée. A Pékin, afin dattirer de nouveaux clients, certaines écoles pour migrants ont commencé à se doter dinfrastructures coûteuses et à mettre en place de nouveaux services dont elles font porter le coût aux familles, lesquelles nont pas toujours dautre alternative pour scolariser leurs enfants. Cette « marchandisation » de léducation a déjà été dénoncée par des chercheurs chinois, en particulier par Han Jialing (55). A Chengdu, lambition de lécole Yangfan met en péril les enfants quelle scolarise avec ses investissements illégaux. Mais ces établissements peuvent tout aussi bien se révéler des modèles décole républicaine, comme en témoignent les parents délèves de lécole Bashu. Ils soulignent que, contrairement aux élèves des écoles publiques, leurs enfants sont traités avec respect et égalité, quelle que soit leur origine. Ils se montrent très satisfaits de leurs progrès scolaires ainsi que de leur apprentissage des valeurs fondamentales. Les familles en difficulté bénéficient de mesures préférentielles sur critères sociaux et les enfants handicapés font lobjet dune attention particulière. Les relations au sein de lécole sont fondées sur la solidarité : les parents sont très reconnaissants aux enseignants de prendre sur leur temps de repos pour organiser des études et aider les enfants en difficulté scolaire, de les garder jusquà ce quils aient fini de travailler ou de les raccompagner chez eux lorsquils ne peuvent venir les chercher. Bashu comme Yangfan ouvrent leurs portes les samedi et dimanche pour offrir un lieu de sociabilité à des enfants trop souvent livrés à eux-mêmes. Toutes deux organisent régulièrement des réunions de parents délèves pour les informer de la situation de lécole, de la pédagogie qui y est mise en uvre et y entendre leurs propositions. Cette initiative tranche avec leur accueil dans les écoles publiques où ils ne sont ni écoutés ni informés. Yangfan possède même sa propre publication, à laquelle contribuent les professeurs, les élèves et les parents délèves. Gratuite, elle présente les nouvelles de lécole, des informations sur la population migrante, en particulier la législation les concernant, et offre une tribune pour le soutien des parents et des élèves à lécole. Publiée à 1 500 exemplaires, la condition dexistence de cette gazette est quelle ne soit pas distribuée à lextérieur de létablissement. Comme en témoigne la mobilisation des parents délèves de Bashu pour obtenir de lEtat la garantie de leur établissement et la reconnaissance du droit à léducation de leurs enfants, « lécole républicaine » pourrait bien se révéler « lécole de la démocratie », à moins que les autorités ne sempressent den reprendre le contrôle en régularisant ces établissements.
Forces en présence et perspectives davenir
Si, jusque dans la deuxième moitié des années 1990, la question de la scolarisation des enfants de migrants nétait pas posée, une véritable mobilisation en faveur du droit à léducation pour tous sest progressivement affirmée chez les intellectuels chinois. Des chercheurs, dont certains appartiennent à des think-tanks gouvernementaux, ont multiplié ces dernières années des rapports fouillés quils soumettent directement au gouvernement. Nous avons déjà cité Han Jialing de lInstitut de sociologie de lAcadémie des sciences sociales de Chine (CASS, en anglais) auquel lon peut ajouter Wang Chunguang de la CASS également ainsi que Cui Chuanyi et Zhao Shukai du Centre de recherche pour le développement du Conseil des affaires de lEtat (56). Les journalistes, du cri de protestation de He Nanying dénonçant en 1996 lémergence dune « nouvelle génération dillettrés (57)» au récent dossier du Nanfang Zhoumo (58) consacré au « nettoyage » de 16 écoles dans larrondissement pékinois de Fengtai, en février dernier, jouent également un rôle important dans lévolution des mentalités et de lopinion publique. Cette mobilisation a un impact certain sur le gouvernement central. En mai 2001, le Conseil des affaires de lEtat a publié une Décision sur la réforme et le développement de léducation élémentaire (59) mentionnant la nécessité de prendre en compte la scolarisation des enfants migrants en privilégiant leur accueil dans les écoles publiques. En janvier dernier, lAvis pour mener à bien la gestion de lemploi en ville des paysans et leur accès aux services publics (60) comporte une clause stipulant « quil faut garantir le droit à léducation obligatoire des enfants de travailleurs migrants » : les gouvernements locaux sont tenus de prendre des mesures pour quils jouissent des mêmes conditions denseignement dans les écoles publiques que les urbains et de soutenir les « écoles inférieures aux normes » en les intégrant dans les plans de développement de léducation et en les aidant à améliorer leurs conditions matérielles et denseignement au lieu de les supprimer. Enfin, les gouvernements urbains sont tenus de consacrer une partie de leur budget à la scolarisation de ces enfants.
Cependant, ces signes de bonne volonté restent bien souvent lettre morte en labsence dune législation détaillée et contraignante.
Ainsi, larrondissement pékinois de Fengtai, qui a été choisi à deux reprises, en 1996 et 1998, par les autorités municipales comme site pilote pour expérimenter la législation nationale concernant les écoles pour migrants, na non seulement pas contribué à lamélioration des conditions de ces établissements, mais encore a organisé deux campagnes de « nettoyage », dont la première en 2001 avait permis « déradiquer » 50 écoles (61). Lopposition entre autorités centrales et locales est manifeste : les premières se contentent détablir des principes généraux en laissant le soin aux secondes den élaborer la législation et den supporter le coût.
Depuis mars 2002 cependant, un début de consensus semble poindre sur le fait quil vaut mieux prévenir que guérir le mal social : cest cet esprit qui a prévalu lors du XVIe Congrès du Parti communiste chinois (PCC) en novembre dernier, alors que le XVe Congrès en 1997 avait en quelque sorte proclamé la nécessité dune société à deux vitesses pour accélérer le développement économique du pays. Avec lapprofondissement de la crise sociale, le PCC a pris conscience que la hausse du taux de croissance ne suffisait plus à assurer sa légitimité, aussi vient-il de se donner pour objectif la création dune société plus égalitaire et de prospérité relative, entendue comme mieux partagée. Dans ce contexte, des voix résolument réformistes se font entendre au sein du Parti et de lEtat, et des initiatives voient le jour. La première session de la Xe Assemblée populaire nationale a donné, en mars dernier, une tribune à ces réformateurs. Nous avons déjà mentionné la prise de position ferme de la Ligue de la jeunesse communiste en faveur de légalité des droits des migrants, en particulier en ce qui concerne léducation. Un groupe de représentants a mis en garde contre « la maladie sociale » sur le point de se développer si la situation des travailleurs migrants ne faisait pas lobjet de plus dattention. Citant des chiffres de délinquance et de criminalité en hausse, un représentant les commentait de la manière suivante : « le respect de la société suppose que la société respecte la dignité de la personne humaine » (62). Ce point de vue est également partagé par des organes exécutifs locaux, comme en témoigne linitiative de la municipalité de Xiamen qui, en août 2002, a publié une législation ayant permis de régulariser 34 écoles privées pour migrants et de créer un bureau spécial chargé de les contrôler, de les orienter et de les financer. Laudace de cette initiative est cependant à relativiser : près de la moitié de la population de Xiamen nest pas originaire de la ville et les autorités sont conscientes que ses 30 000 enfants migrants représentent lavenir de la zone économique spéciale (63).
Le pouvoir est donc divisé par des intérêts et des points de vue divergents, et cest à nen pas douter ce qui favorisera le changement. Les rapports entre les différents échelons des autorités au Sichuan est particulièrement intéressant et créent des perspectives dévolution plus favorables que dans certaines grandes villes de lest chinois. En effet, comment expliquer quà ce jour, aucune campagne déradication décoles pour enfants migrants nait été menée à Chengdu alors que de telles campagnes sont régulièrement organisées dans des villes comme Pékin, Shanghai ou encore Shenzhen ? Il faut sans doute y voir la spécificité de cette ville par rapport aux municipalités sous administration directe ou aux zones économiques spéciales de la partie orientale de la Chine. Dune part, Chengdu est confrontée à un exode rural moins massif, essentiellement en provenance de la province dont elle est la capitale, contrairement aux grandes villes orientales qui accueillent des migrants issus de lensemble du territoire avec lesquels elles entretiennent des liens identitaires et culturels beaucoup moins forts et envers lesquels elles nont pas dobligation administrative directe. La capitale du Sichuan fait dautre part partie des centres urbains qui forment les piliers de la politique de développement de louest mise en place à lété 1999 et qui sont de ce fait appelés à se développer alors que les villes de lest, qui ont déjà atteint un certain niveau de développement, tentent au contraire de réduire limmigration, grâce à des mesures de contrôle beaucoup plus radicales et des politiques de sélection sur critères socio-économiques. Ainsi, la volonté du Centre dapporter aide et soutien aux groupes sociaux défavorisés rencontre-t-elle les préoccupations de lAssemblée populaire du Sichuan, censée représenter lensemble de la population provinciale. Celle-ci a non seulement apporté son soutien à lécole Bashu, mais encore émis en novembre dernier des propositions pour créer des écoles accueillant des enfants migrants, doter le bureau de lEducation provincial dun fonds de 2 millions de yuans pour mettre en place un programme spécial pour la scolarité obligatoire de ces enfants et contraindre les organes municipaux chargés des finances et de léducation à créer des fonds spéciaux pour financer des écoles publiques accueillant des migrants (64). La municipalité de Chengdu semble plus hésitante et divisée. Dune part, elle a obtenu face à lAssemblée populaire du Sichuan dêtre tenue à lécart de la réforme provinciale du hukou permettant aux migrants possédant un revenu et un logement fixes de devenir citoyens urbains (65). Dautre part, le contrôle des migrants y est moins sévère que dans les grandes villes de lest (66) et le maire a apporté son soutien symbolique au directeur de Yangfan venu solliciter son aide en affirmant que Chengdu devait créer son propre modèle de scolarisation des enfants migrants (67) tandis que le bureau de lEducation a apporté son soutien à Bashu. Cependant, le gouvernement municipal na toujours pas publié de législation concernant les écoles pour enfants migrants, ce qui laisse subsister un doute sur sa position, entre soutien et répression, ce dont se plaint le gouvernement de larrondissement de Chenghua, qui lui demande de renforcer ses moyens pour éradiquer ces écoles (68). Enfin, les gouvernements des villages administratifs et des arrondissements restent, essentiellement pour des raisons économiques, réfractaires à la levée des barrières à légalité des droits entre migrants et citadins. Si ces derniers conservent les pleins pouvoirs en ce qui concerne lautorisation des écoles, leur pouvoir de répression est limité par la législation nationale, la position de lAssemblée provinciale et lambivalence du gouvernement municipal qui refuse de saligner sur leur position sans toutefois leur accorder les financements nécessaires à la résolution de ces contradictions. La question qui se pose désormais est de savoir si la politique de développement de louest entraînera un rééquilibrage démographique entre ruraux et citadins suffisant pour quà linstar de Xiamen, la municipalité de Chengdu conjugue ses intérêts avec ceux de ses travailleurs immigrés.
Depuis près de vingt-cinq ans que la Chine a entrepris des réformes économiques, elle na pas remis en cause un système de domiciliation qui a au contraire été renforcé par les politiques de décentralisation et contrecarre la portée apparemment universelle de la législation en matière déducation. Dune manière générale, les personnes issues directement ou par filiation de la campagne restent des citoyens de seconde classe que la médiocrité du système scolaire en zone rurale et les obstacles posés à la scolarisation des enfants en zone urbaine privent de légalité des chances avec les citadins. En ville, la pratique des autorités reste largement discriminatoire et lidentité de « migrant » subsiste comme un stigmate qui a bien des chances de se transmettre aux générations futures. Si lEtat chinois continue de poser des obstacles à la reconnaissance des écoles pour migrants, alors quil a su garantir lexistence dun secteur éducatif privé pour les citadins, cest que cette reconnaissance est révélatrice des contradictions et des faillites du système. Jusquà présent, le gouvernement a fait porter le coût du décalage entre réformes économiques et réformes politiques aux individus, mais depuis un peu plus dun an, une nouvelle prise de conscience se manifeste au sein du pouvoir : le coût payé par les individus finit par être porté par le pays et le Parti risque den être le premier débiteur. La prise de conscience des risques ainsi encourus laisse espérer quune attention particulière sera accordée au droit à léducation pour tous, pilier des principes intangibles du régime que sont la stabilité sociale et le développement économique.