BOOK REVIEWS
James H. Carter, Creating a Chinese Harbin, Nationalism in an International City, 1916-1932
Plaque tournante des lignes transsibérienne et transmandchourienne, Harbin a été édifiée vers 1898 par les Russes de la Compagnie ferroviaire de lEst de la Chine. Prospère, la cité abrite jusquaux années 1930 des résidents dune dizaine de nationalités : Russes, Polonais, autres Européens, Japonais, Coréens, etc., et une majorité de Chinois.
Harbin, créée par des Russes, aux caractéristiques architecturales et urbanistiques européennes, administrée jusquà la Révolution dOctobre par une compagnie ferroviaire étrangère, était-elle une cité russe ou chinoise ? La question indispose toujours les nationalistes chinois, les auteurs nostalgiques, et jusquaux autorités actuelles de Pékin. Celles-ci, soucieuses de contrôler le discours nationaliste et dentretenir la mémoire de la nation, nont pas hésité, en 1998, à suspendre louverture dun colloque international voué à la commémoration du centenaire de la ville.
Pour James H. Carter, le débat est mal orienté : il préfère centrer son ouvrage sur lévolution du nationalisme à Harbin. Cest avec vivacité et pertinence quil enquête sur les efforts des acteurs locaux désireux daffirmer lidentité chinoise de cette « cité russe sur la terre de Chine », de ce « Paris de lEst » ; il trouve plus judicieux de les recadrer au sein dun mouvement dont il date la naissance vers 1916, et le dépérissement à la veille de loccupation japonaise, en 1932.
Contrairement à ce qui sest passé dans dautres villes chinoises de la même époque, les militants du Guomindang (GMD) et du Parti communiste chinois (PCC) nont joué quun rôle secondaire, sinon minime, à Harbin, et encore sest-il situé vers la fin de la période traitée. Le nationalisme de la cité a été édifié par des acteurs de types variés et parfois inhabituels : éducateurs, publicistes, marchands, cheminots, étudiants, chrétiens chinois, bouddhistes, fonctionnaires des Seigneurs de la guerre... Au fil du temps et du contexte historique, le mouvement devait changer de normes, dintonations et de physionomie. Pour bien cerner les caractéristiques de ses diverses manifestations, James H. Carter recourt à une série de catégories terminologiques binaires telles que « pro-étranger » et « anti-étranger », « moderne » et « traditionnel », « religieux » et « séculier », « promotion de lEtat-nation » et « promotion de lEtat » tout court.
Un petit groupe cosmopolite dhommes se trouve à lorigine du mouvement : ce sont souvent des intellectuels ou des marchands et la plupart sont des chrétiens liés à la Young Men Christian Association américaine. En collaboration avec les fonctionnaires régionaux, ils projettent en 1916 de bâtir un établissement secondaire lEcole Donghua, ouverte en 1918 pour dresser à Harbin une « Grande Muraille », en vue déveiller la conscience du peuple, de renforcer le sentiment de lidentité chinoise et de former des compétences utiles au salut national. Pour cette première génération (1916-1927) des nationalistes de Harbin, les cultures chinoise (confucéenne) et occidentale (chrétienne) ne recèlent aucune incompatibilité et doivent être développées conjointement, loin de toute xénophobie et de tout rejet de lhéritage cosmopolite de la cité.
Mais dans le courant des années 1920, ce nationalisme « syncrétique » cède peu à peu du terrain à un nationalisme plus agressif et plus xénophobe. Les Russes Blancs, privés de leur statut dextraterritorialité et de la protection dun puissant Etat voisin, vont en pâtir tout particulièrement. Lincident du match de basket-ball de 1926 entre étudiants russes et chinois marque peut-être lapogée de ces nouvelles tensions raciales. Sappuyant sur des récits et témoignages dobservateurs russo-européens, lauteur nous livre dexcellentes pages. Les frictions répétées étaient alimentées, côté chinois, par lhostilité des nouveaux dirigeants politiques et par le radicalisme des étudiants. Côté étranger, la peur du « péril jaune » des Occidentaux nourrissait les fantasmes de la « culture coloniale » (« Chinese Rule in Foreign Eyes : Sex, Civilization, and Power », pp. 107-115).
Autre changement plus fondamental : si les élites sociales coopèrent toujours avec les autorités régionales, les tenants du pouvoir civil et militaire jouent un rôle croissant dans le développement dun comportement nationaliste parfois dérisoire. Chacun, quil soit administrateur des douanes ou directeur de lAdministration spéciale de la région des provinces de lEst, semploie à ajouter des traits nationaux à un centre-ville quasiment dépourvu de physionomie chinoise, en prenant linitiative de constructions particulièrement pompeuses.
Lauteur y consacre un chapitre fascinant, assorti dun repérage précis des emplacements, de la description des styles architecturaux et de lanalyse des motivations des promoteurs (« A Chinese Place, Chinese Attempts to Claim Harbins Physical environment, 1921-1929 », pp. 126-161). LEcole secondaire n° 3, grand immeuble de type traditionnel chinois est ainsi dressé au cur de Nangang, là où se concentrent les consulats, les compagnies et les habitants étrangers. Un splendide Temple bouddhiste du Paradis (Jilesi), puis un temple confucéen, trouvent leur place près des cimetières russe et juif, sur lartère principale menant au centre-ville. Promoteur du temple confucéen, ladministrateur civil et chef militaire Zhang Huanxiang change par ailleurs les noms russes des rues et impose des enseignes en caractères chinois aux magasins et entreprises étrangers. Toutefois, les autorités chinoises ne vont pas jusquà démolir les édifices russo-européens ; à la demande des Russes Blancs, ils préservent même les icônes de saint Nicolas affichées sur certains immeubles. De toute façon, la communauté en question ne représentait plus une menace pour le pouvoir local chinois.
A ce propos, lauteur sarrête sur la signification particulière de la construction dun Temple de Confucius à Harbin. En effet, la fonction socioculturelle des temples confucéens déclinait, à la même époque, dans beaucoup dautres villes chinoises. Mais le nouveau Harbin avait besoin de « réinventer la tradition ». James H. Carter souligne ainsi une nouvelle forme de nationalisme, en même temps quil dessine une image inhabituelle de la représentation de lEtat sous le règne des Seigneurs de la guerre.
Sous la pression japonaise et en raison de la division des autorités chinoises, ce nationalisme dEtat va de plus en plus se couper, vers 1927-1928, de ses bases sociale et politique. Désormais allié à Zhang Xueliang, le GMD semploie à exploiter le sentiment antijaponais des étudiants pour le compte de lEtat-parti nationaliste. Les jeux complexes de lutte de pouvoir déroutent la population. Quant aux fonctionnaires locaux, soucieux de préserver leurs prérogatives face à la menace du GMD, ils vont pour la plupart collaborer avec les Japonais à partir de loccupation de 1932.
En dépit de son originalité première, Harbin a connu, dans le nationalisme de ses habitants chinois, une évolution comparable à celle du reste de la Chine, de la construction de lEtat-nation au renforcement dun Etat autoritaire. Lauteur le rappelle très justement dans sa conclusion.