BOOK REVIEWS
Benoît Vermander, Les Mandariniers de la rivière Huai : le réveil religieux de la Chine
Benoît Vermander, le directeur de lInstitut Ricci à Taipei, sappuie sur des données et des analyses historiques, sociologiques, artistiques et théologiques pour annoncer les signes précurseurs dun réveil religieux intrinsèquement lié à la transformation actuelle de la Chine tant sur le plan social que culturel. Pour lui, la récente fièvre religieuse (zhongjiao re)  qui se manifeste par la renaissance de taoïsme et du bouddhisme, la persistance de rites traditionnels, leffervescence de nouveaux groupes religieux ainsi quun regain dintérêt pour le christianisme  ne sera rien de plus quun phénomène passager, tout au plus récurrent, sil ne se développe pas hors du domaine « privé ». La « transformation religieuse » quil prévoit devrait au contraire occasionner une « rencontre transcendantale » entre le profane et le spirituel, rencontre qui aura lieu lorsque les religions sintéresseront aux problèmes sociaux, moraux, écologiques et éducatifs auxquels la Chine doit faire face dans son développement actuel et futur. Dans cette rencontre, Benoît Vermander accorde une attention toute particulière à la transformation du christianisme en Chine.
Cet ouvrage représente un véritable tour de force dans la mesure où lauteur associe de manière très naturelle son propre éveil spirituel et sa quête de labsolu au réveil religieux et à la quête de labsolu qui sont à luvre dans la société chinoise toute entière. Lobjectif de Benoît Vermander nest pas tant de se livrer à une présentation rationnelle et « raisonnée », mais plutôt demmener le lecteur dans un voyage à travers les aspects esthétiques et spirituels du paysage culturel chinois. Selon une tradition chinoise, les mandariniers situés au sud de la rivière Huai donnent un fruit doux et sucré, alors que les mêmes arbres transplantés au nord des eaux livrent un fruit vert et amer. Du point de vue de lavenir du christianisme en Chine, indique Benoît Vermander, cette anecdote soulève trois questions fondamentales auxquelles il va tenter de répondre : 1. Le sol chinois permettra-t-il à larbre transplanté de donner des fruits sucrés ? 2. Une greffe chinoise permettra-t-elle dobtenir des fruits doux et sucrés ? 3. Larbre peut-il survivre sans une relation symbiotique avec les autres espèces religieuses naturelles qui existent en Chine ? Pour répondre à ces questions, lauteur invite le lecteur à entendre la promesse de la future récolte dans le murmure du vent à travers les branches.
Benoît Vermander fait largement usage darticles quil a publiés antérieurement, mais il les a retravaillés et mis à jour pour composer un volume plutôt cohérent qui comprend neuf chapitres. Dans le premier chapitre, lauteur se dévoile, en quelque sorte, et divulgue ce qui a provoqué son propre éveil : la rencontre de la culture, de lart, des valeurs et des religions asiatiques ; lamitié de certaines personnes et le partage de la vie quotidienne des minorités nuosu et yi.
En Chine, le christianisme est la religion dune petite minorité. Le deuxième chapitre se penche sur le nouveau rôle prophétique joué par certaines communautés et personnes chrétiennes. Il analyse également les tensions historiques entre Rome et Pékin, ainsi que la controverse provoquée par la canonisation du 1er octobre 2000.
Le chapitre suivant est une réflexion sur limpact de la mondialisation sur le réveil religieux en Chine. Benoît Vermander suggère que ce processus, tel que nous le connaissons aujourdhui, est en réalité un phénomène qui est aussi vieux que lhumanité. Il avance que le but dun dialogue entre la Chine et lOccident est de donner une âme à la mondialisation puisquil permet dinventer ensemble des points de référence et des modèles culturels qui répondent aux défis de cette mondialisation. De la même manière, aucune religion chinoise ne peut donner un sens à ce que les Chinois vivent aujourdhui si elle reste repliée sur elle-même et ne tient pas compte des transformations induites par la mondialisation. On ne peut en effet espérer un réveil religieux durable sans envisager la rencontre interculturelle provoquée par la mondialisation.
Les deux chapitres suivants développent largument exposé dans le chapitre précédent en se concentrant sur le catholicisme contemporain dans le contexte chinois. Le chapitre 4 sintéresse aux difficultés et aux opportunités auxquelles sexposent les théologiens chinois en donnant naissance à une véritable théologie chrétienne. Dans le chapitre 5, Benoît Vermander présente des « visages » de Jésus que la Chine, selon lui, est prête à accueillir. Ainsi, Jésus l« Etranger » ne symbolise pas limposition dune autre culture, mais risque plutôt dêtre considéré comme une toute petite figure humaine qui, dans une peinture chinoise, est lil qui confère au tableau toute sa signification et toute sa dimension. Jésus l « Enseignant », Jésus « insondable », Jésus le « Vivant » qui offre son esprit (qi) et ouvre la voie (dao) sont toutes des figures qui sont en symbiose avec la tradition spirituelle chinoise. En conclusion, Benoît Vermander souligne que les théologiens ne sont quau début de leur tâche et suggère plusieurs pistes à lattention des chercheurs catholiques.
Les chapitres 6 et 8 offrent au lecteur trois contextes différents de la réalité des religions chinoises en Chine contemporaine. Dans le chapitre 6, Lauteur décrit Taiwan comme un lieu présentant une grande diversité religieuse. La croissance économique et sociale que lîle a connue et qui contraste avec celle de nombreux pays développés est allée de pair avec une vitalité religieuse impressionnante. Les religions traditionnelles et les formes bouddhistes  traditionnelles et nouvelles  y sont en plein essor. Cependant, le christianisme est à la traîne et a besoin de se réinventer sil veut être pertinent pour une culture taiwanaise en perpétuelle transformation. Lauteur estime quil nest pas déraisonnable de penser que ce que lon observe à Taiwan dans le domaine religieux préfigure ce que la Chine va connaître dans un avenir peu éloigné.
Le chapitre 7 présente une analyse approfondie du Falungong. La notoriété qua acquise ce phénomène récent témoigne parfaitement de la situation et de limpact des « nouvelles religions » en Chine. Dans le chapitre 8, lauteur se tourne vers lunivers religieux des Nuosu, une minorité vivant dans la province du Sichuan. Il estime que les institutions religieuses qui forgent la vie de ces gens, loin dêtre obsolètes ou détachées de la société moderne, sont en réalité très pertinentes. Elles affirment que la justice et la solidarité demeurent plus fortes que la solitude, la violence, la maladie et la mort.
Dans le chapitre 9, Benoît Vermander incite le lecteur à comprendre lart comme un phénomène religieux : la « naissance » dune uvre dart des mains de lartiste est lexpression de la « naissance » de Dieu dans lartiste lui-même. En dautres termes, l« art spirituel » est lun des canaux par lesquels le divin révèle un peu de son mystère et les humains pénètrent ce mystère.
Lauteur conclut son livre en affirmant quil est possible que le christianisme devienne une religion indigène en Chine. Aujourdhui, il est comme un jeune arbre parmi ces géants majestueux que sont les autres religions asiatiques. Sa pleine croissance ne pourra se réaliser dans lautarcie ; pour atteindre la maturité, il devra au contraire plonger ses racines dans ce même riche terreau spirituel qui nourrit les autres. Seule cette rencontre existentielle changera la manière dont le christianisme est perçu et accueilli en Asie.
On peut reprocher à cet ouvrage un certain manque dunité. Malgré les efforts entrepris par lauteur pour tisser les chapitres les uns avec les autres, on sent trop que certains passages sont issus darticles écrits antérieurement à une autre fin.
Il est aussi possible que le mélange des genres littéraires et des disciplines académiques déconcerte certains lecteurs. Mais cest précisément lintention de Benoît Vermander qui a choisi de nous lancer un défi en nous forçant à abandonner notre mode de pensée compartimenté, notre manière de contempler le monde, de nous observer nous-mêmes et denvisager le divin. Pour ces raisons, il sagit dun livre difficile à classer, mais cela nôte rien de sa pertinence et de son intérêt. Toute personne un tant soit peu intéressée par lAsie et le rôle des religions dans cette région sera stimulée tant sur le plan intellectuel que spirituel par cette lecture.
Traduit de langlais par Raphaël Jacquet
 
         
        