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La reconversion d’un espace économique urbain dans la province du HunanD’une entreprise d’Etat à un marché spécialisé
Lun des traits les plus marquants des transformations économiques en Chine au cours de la dernière décennie est la montée en puissance du secteur privé. Alors que le dynamisme économique des années 1980 est pour une large part à mettre au crédit des entreprises collectives rurales, celui des années 1990 est en partie basé sur la croissance rapide des entreprises privées(1). Pour comprendre les conditions du retour de lactivité économique privée, identifier les modalités du passage de la planification au marché, caractériser cette nouvelle économie marchande, on ne saurait se contenter dune analyse à léchelle dune province, dun secteur dactivité ou des politiques économiques mises en uvre. La reconstitution des stratégies des acteurs, de leurs histoires et de leurs choix, est indispensable. La condition de la compréhension des mécanismes économiques en train de naître est leur inscription dans les logiques individuelles et familiales à léchelle de configurations locales.
Cest dans cette perspective que nous avons conduit une enquête dans la ville de Yiyang, à 75 kilomètres à louest de Changsha, dans la province du Hunan, à lautomne 2002(2). Plusieurs heures dentretiens ont été réalisées avec les patrons dentreprises privées et des responsables locaux. Précisément, lanalyse a porté sur le périmètre circonscrit dun quartier, ici qualifié despace économique. Jusquau début des années 1990, celui-ci rassemblait les lieux de travail et de résidence des salariés de trois entreprises dEtat. Celles-ci ont depuis cessé toute activité, mais leurs anciens salariés résident toujours sur place et ont, pour nombre dentre eux, ouvert des échoppes privées qui sont aussi des lieux de production là même où ils étaient auparavant salariés. Cest donc à la conversion dun espace de léconomie planifiée en un espace de léconomie de marché, et, de fait, aux conditions de la naissance dun marché spécialisé (tese shichang ou zhuanye shichang) que nous nous sommes intéressés(3). Lobjet de cette contribution est danalyser suivant quelles modalités et sur la base de quelles ressources, on est passé dun système productif à un autre, dun tissu dentreprises dEtat à une économie dentreprises privées, et ce à léchelle dun quartier de la ville de Yiyang.
La spécialisation despaces urbains ou ruraux dans la production ou la commercialisation dun type de produit est lune des formes prises par le « retour du marchand »(4) en Chine. Marc Blecher et Vivienne Shue(5), par exemple, se sont penchés sur un marché darticles en fourrure et en cuir dans la province du Hebei. Dans la même province, Shen Yuan et Liu Shiding(6) ont enquêté sur un centre de production et de commercialisation darticles de maroquinerie. Sun Liping et Ma Mingjie(7) décrivent la spécialisation dun canton de la province du Shandong dans la culture du melon. Ces travaux poursuivent pour partie ceux qui ont été conduits par Jonathan Unger et Anita Chan, mettant en évidence des Etats locaux « développementalistes »(8). Sinscrivant en faux contre lhypothèse dadministrations chinoises locales nécessairement prédatrices ou clientélistes, ces travaux montrent quà Baigou ou à Xinji, le gouvernement agit comme un véritable promoteur de lactivité économique privée, et donc dune bourgeoisie entrepreneuriale. Lobjectif est didentifier les nouvelles relations qui se tissent entre la société et lEtat.
Le marché étudié à Yiyang présente au moins trois caractéristiques originales. Premièrement, létat de son développement le situe « en amont » des marchés précédemment cités. Il na que quelques années dexistence, reste précaire, et ne rassemble que quelques centaines déchoppes quand ceux de Xinji ou de Baigou en comptent plusieurs milliers. Il constitue donc un terrain dobservation privilégié des processus démergence plus que de développement de cette forme institutionnelle nouvelle quest le « marché spécialisé », site à la fois de production et de commercialisation. En outre, la province du Hunan constitue un terrain spécifique dans la mesure où le développement de léconomie privée est y récent(9). Yiyang est loin de la côte et des marchés les plus matures (le Guangdong, la basse vallée du Yangtsé et Pékin)(10). Enfin, tandis que les enquêtes précédemment citées portent sur la Chine rurale, cest dun marché urbain dont il est question ici, dun système productif nouveau-né sur les ruines dentreprises publiques en faillite.
Du déclin des entreprises dEtat à la vitalité du marché
A la fin de lannée 1986, lindustrie textile à Yiyang compte 19 entreprises qui emploient 12 785 personnes et fabriquent plus dune vingtaine de produits distincts(11). La seule production darticles en maille, soit quatre entreprises, représente près de la moitié du capital total engagé dans le secteur et emploie près de 4 000 personnes(12). Trois des quatre entreprises dEtat produisant des articles en maille à Yiyang sont situées dans un même périmètre géographique, dans le quartier de Heshan. Il sagit de Daren wachang qui fabrique des chaussettes et des bas, dune entreprise de sous-vêtements (Zhenzhi chang), filiale de la précédente, et de Jingwei bianchang à son tour filiale de cette dernière, qui fabrique des tissus en maille. A lintérieur dun territoire défini par quelques rues et couvrant environ 5 hectares, sentremêlent les trois sites de production des espaces arborés clos de murs comprenant à chaque fois plusieurs bâtiments et les immeubles dhabitation en briques rouges où sont logés les ouvriers. Dans les années 1970, ce quartier était lun des plus prospères de la ville. Quinze ans plus tard, lindustrie textile dEtat a disparu, les entreprises sont fermées, les salariés licenciés, et les bâtiments aussi bien résidentiels quindustriels sont délabrés.
La disparition de lindustrie textile dEtat
Ces trois entreprises ont connu de graves difficultés au cours de la décennie 1990. Daren cesse de produire dès 1989-90. La dernière à être contrainte à la fermeture est Jingwei dont lessentiel de la production est exporté : elle est victime des conséquences de la crise asiatique de 1997 et de la concurrence des produits moins chers fabriqués en Asie du Sud-Est. De fait, en 2002, lindustrie textile dEtat à Yiyang a quasiment disparu. Seul se maintient un conglomérat activement soutenu par les banques publiques, Isunte, dont lentreprise fleuron fabrique des tissus de lin, une production traditionnelle de Yiyang, la matière première étant cultivée dans les campagnes avoisinantes. Pour autant, la production darticles textiles na pas cessé car des entrepreneurs individuels ont pris le relais des entreprises publiques dEtat.
Après les faillites successives, les ouvriers xiagang se sont trouvés sans aucun revenu car aucune allocation chômage ne leur a été versée(13). En quelques années, le site de lune des trois usines Jingwei , situé au centre du quartier, sest transformé en un marché où sont regroupées des boutiques-ateliers indépendants créés par les xiagang, tandis que les deux autres usines accueillent dans leurs murs des entreprises privées de plus grande taille.
En 1998, on compte une trentaine de boutiques-ateliers dans lenceinte de lusine Jingwei. En 1999, 60 nouvelles boutiques se créent(14). A lautomne 2002, on compte près de 300 boutiques-ateliers dans le périmètre des trois anciennes entreprises dEtat, dont 155 installées dans les murs de la seule usine Jingwei. La plupart dentre elles, 200 environ, vendent des articles en maille(15). Ce marché spécialisé procure des emplois à 2 000 personnes, pour la plupart des anciens employés des trois entreprises dEtat devenus xiagang.
En plus des boutiques-ateliers qui emploient au maximum une dizaine de personnes, une trentaine dentreprises privées de plus grande taille, comptant plusieurs dizaines de salariés, se sont installées dans lespace considéré. La plupart dentre elles ont été créées à linitiative danciens personnels dencadrement des entreprises dEtat. Parmi elles, on compte trois entreprises fabriquant des chaussettes, toutes fondées par des anciens salariés de Daren. Près de 1 000 personnes sont salariées de ces entreprises privées. Ce sont donc au total 3 000 personnes qui travaillent sur le site à lautomne 2002, et lon peut estimer que la plupart des anciens ouvriers des trois entreprises dEtat, si lon considère quune partie des personnels était proche de la retraite, ont retrouvé un emploi.
En 2002, la production industrielle réalisée sur le site sélève à plus de 100 millions de yuans(16). Si on ajoute le chiffre daffaires des boutiques-ateliers, on dépasse les 150 millions. Les produits fabriqués sont vendus dans la province du Hunan, mais aussi dans le Yunnan, le Guizhou, le Sichuan, le Shaanxi, le Jiangxi, le Hubei, le Henan, la Mongolie intérieure ou encore le Xinjiang. Certaines des entreprises hébergées dans le périmètre des trois usines dEtat exportent vers Hong Kong, lEurope, les Etats-Unis ou lAfrique du Sud. On est donc passé en lespace dune dizaine dannées de trois entreprises dEtat comptant chacune plusieurs centaines de salariés à une multitude de boutiques-ateliers qui produisent dans un cadre familial, auxquels sajoutent quelques dizaines dentreprises privées de plus grande importance.
Le renouveau de lactivité économique, sous des formes institutionnelles nouvelles, a transformé la physionomie du quartier. Les restaurants se sont multipliés dans lartère principale, quil sagisse de petites échoppes vendant de la nourriture aux heures des repas, simples pièces ouvertes sur la rue, ou détablissements plus sophistiqués, disposant de salles fermées et de salons particuliers avec air conditionné. Les premières servent des repas aux ouvriers et aux patrons les plus modestes ; dans les seconds, chefs dentreprises et clients se retrouvent pour des déjeuners ou dîners daffaires. Cette rue, qui va de lentrée de lusine-marché à lune des principales artères de Yiyang qui conduit à la route de Changsha(17) est aujourdhui engorgée en permanence. Etals des commerçants, véhicules à deux roues, camionnettes de livraison, voitures particulières luttent pour occuper lespace, signe dune vitalité économique retrouvée.
La reconversion des acteurs
Dans lespace économique considéré, lensemble des acteurs de léconomie planifiée se sont adaptés à la faillite des entreprises dEtat et aux nouvelles conditions de léconomie de marché. Les anciens salariés des entreprises dEtat se sont transformés en petits entrepreneurs. Ils louent des locaux sommairement aménagés dans les bâtiments de leur ancienne usine. Les loyers des boutiques-ateliers varient entre 4 000 et 10 000 yuans par an(18), en fonction de leur situation à lintérieur du marché (certaines allées sont plus fréquentées que dautres par les clients) et de leur taille (de quelques mètres carrés à plusieurs dizaines). Dans la plupart des cas, 4 à 5 personnes y travaillent, dans dautres plus de 10. Certaines échoppes ne sont que des lieux de vente, la fabrication étant faite ailleurs mais, dans la plupart des cas, le même espace sert à la fabrication et à la vente. Lactivité commerciale a lieu à lavant la marchandise est exposée sur des portants à la vue des clients , tandis que la découpe, sur une grande table, et la fabrication des pièces, sur une ou plusieurs machines à coudre, se font à larrière.
Dans le cas des commerces situés hors de lenceinte de lancienne usine, dans les rues alentour, ces échoppes sont aussi des lieux de vie. M. et Mme Zhang, dont lentreprise fabrique des pulls et dautres vêtements de laine, ont débuté leur activité en 1991. A lépoque, ils louaient un espace de vingt mètres carrés, à la fois atelier et lieu de résidence partagé par quatre personnes, eux-mêmes, la mère de Mme Zhang et leur fils âgé de deux ans. Trois générations cohabitaient donc sous un même toit, dans une pièce qui était à la fois le lieu de vie familial, latelier de production avec ses machines, et la boutique où les clients venaient choisir leurs articles. Aujourdhui, M. et Mme Zhang sont locataires de plusieurs pièces et lespace résidentiel est désormais distinct de celui de la fabrication ; une pièce est réservée à lexposition des produits fabriqués, une autre sert de bureau où est tenue la comptabilité de lentreprise.
Les loyers les plus importants sont bien sûr payés par les entreprises de plus grande taille, hébergées dans les locaux des anciennes usines. A titre dexemple, lune des trois entreprises privées de chaussettes qui emploie près dune centaine douvriers, verse à lentreprise dont elle occupe une partie des murs un loyer annuel de 50 000 yuans, un montant dautant plus élevé que le local est resté inoccupé pendant plus de six ans. Depuis lan 2000, la location des murs tant aux boutiques-ateliers quaux petites et moyennes entreprises a rapporté plus de 50 millions de yuans aux anciennes entreprises dEtat qui nexistent plus comme producteurs, mais qui restent propriétaires des bâtiments et perçoivent donc à ce titre des loyers(19). Ces revenus permettent en particulier aux trois entreprises dEtat de continuer à payer les retraites de leurs anciens employés(20).
Cette reconversion des entreprises dEtat de producteurs en propriétaires fonciers nest pas spécifique à lespace observé. Partout en Chine, les entreprises ont cherché à tirer profit de la valeur marchande des terrains quelles occupaient. Dans les curs des villes prospères de la côte, elles les ont vendus au plus offrant, y ont développé des activités nouvelles, en particulier de services (hôtels ou restaurants), ou se sont muées elles-mêmes en promoteurs immobiliers despaces résidentiels(21). Mais la valeur du foncier à Yiyang rendait ce type de développement impossible. Ce qui est ici notable, cest que lespace économique considéré se reconvertit avec les mêmes acteurs et dans le même secteur dactivité.
En effet, non seulement les anciens ouvriers (ou cadres de lentreprise) sont devenus leurs propres employeurs, mais la mission professionnelle des directeurs des anciennes usines sest aussi radicalement transformée. M. Wang a été nommé à la direction de lusine Jingwei en 1996, alors que la production avait déjà cessé. Il occupe toujours ce poste (changzhang), puisque lentreprise na pas cessé dexister administrativement. Mais une nouvelle entité administrative a été créée en 2001, le « marché spécialisé darticles en maille de Yiyang » (Yiyangshi zhenzhipin zhuanye shichang) dont il est simultanément devenu le directeur général (zongjingli).
M. Wang, qui est également secrétaire du Parti communiste, sest aussi adapté au nouvel environnement en opérant une véritable conversion idéologique à léconomie de marché. Dans un document rédigé à lintention du gouvernement municipal de Yiyang, M. Wang prêche les vertus de léconomie de marché comme base de lindustrialisation et de lurbanisation de la ville : « A la base de lindustrialisation, il y a le marché ( ). Ce nest quà condition de satisfaire les demandes qui sexpriment sur le marché que lindustrialisation peut suivre une bonne voie et peut être un succès. Si lon séloigne du marché, la production industrielle est comme un arbre sans racine ou une rivière sans source. La base de lindustrialisation, cest le marché. »(22)
Ce qui sapparente à une conversion idéologique dun responsable administratif et politique est également une conversion pragmatique à la réalité. En défendant les intérêts de la communauté des commerçants indépendants, cest sa propre carrière que M. Wang joue au sein des autorités municipales. En permettant aux xiagang de se livrer à un nouveau type dactivité génératrice de revenus, il résout un problème dont il est tenu pour responsable. Une directive du gouvernement central stipule en effet qu« un directeur dusine dont les xiagang nont pas encore réglé la question de se nourrir et de se vêtir, et ne disposent pas du minimum pour vivre, ne peut pas gagner plus de 500 yuans par mois »(23). Le succès éventuel du marché peut lui permettre de gravir ultérieurement des échelons dans ladministration municipale ou le Parti. Quil sagisse des anciens salariés des entreprises dEtat, ou des cadres nommés par ladministration, les uns comme les autres jouent leur survie dans la naissance du marché spécialisé des articles en maille.
Cest donc lensemble des acteurs présents sur le site qui se sont reconvertis : les salariés « à vie » des entreprises dEtat se sont établis à leur compte, les anciennes usines sont devenus des propriétaires fonciers pourvoyeurs de locaux, les directeurs de ces établissements sont devenus les maîtres duvre dune activité commerciale privée. Pour expliquer cette renaissance de lactivité de production dans le cadre de nouvelles formes institutionnelles (le passage des entreprises dEtat aux entreprises privées), il faut faire un détour par lhistoire économique de la ville de Yiyang.
Une longue histoire industrielle
Lindustrie textile à Yiyang a une longue histoire. Dès 1840, la ville compte des ateliers familiaux dans lesquels sont fabriqués des tissus. Même si après les guerres de lopium, la concurrence des produits importés nuit à lactivité locale, lexistence dun artisanat du textile est attestée par une chronique locale publiée sous le règne de lempereur Tongzhi (1862-1874)(24). Tout au long du XXe siècle, lindustrie textile figure au second rang des plus importantes activités industrielles de la ville (voir graphique ci-dessous).
Part des
deux principaux secteurs d'activité dans la production
industrielle de Yiyang (en %)

Source : Yiyang ditu zhi, Pékin, Xinhua chubanshe,
1997, pp. 1089 et 1090.
« Chaussettes occidentales » et autres articles en maille
Les industries de la chaussette et du sous-vêtement datent du début de la période républicaine. En 1919, Mme Li Yuzhen étudie à Hankou, actuelle Wuhan, la technique de tissage des chaussettes et, de retour à Yiyang, achète une machine un métier à filer qui fonctionne manuellement : cest le début de latelier de chaussettes Zhenji et de cette industrie à Yiyang. Lannée suivante, un pasteur luthérien, Yan Youwen, importe 8 machines et crée létablissement Daren. A cette époque, la fabrication de maille est un nouveau type de production, et on parle de « chaussettes occidentales » (yangwa)(25). Le marché se développe rapidement et les profits sont importants. En 1924, les établissements Daren deviennent Daren gufen youxian gongsi (société par actions à responsabilité limitée) avec un capital enregistré de 50 000 yuans. Lusine fabrique aussi des serviettes et dautres articles textiles. En 1923, Daren achète des machines japonaises à Shanghai et commence à fabriquer des vestes et des gilets. En 1925, Zhenji se met aussi à la confection de vêtements en velours et en flanelle. En mai 1925, Daren investi 7 000 yuans pour construire un nouveau bâtiment. Cest alors la première usine de la province du Hunan à faire usage de machines électriques à tisser les chaussettes(26).
Dans les années 1930, lentreprise Daren a un capital de 100 000 yuans, ce qui représente 11,4% de tout le capital investi dans cette industrie dans la province du Hunan, la production annuelle est de 1 080 000 paires de chaussettes. La renommée de la marque grandit grâce à la participation à des expositions commerciales nationales, notamment à Pékin en 1929 et 1935 à loccasion desquelles les chaussettes Daren sont primées(27). En 1929, les sous-vêtements en maille fabriqués par Daren obtiennent le second prix à une exposition commerciale nationale. Dans les années 1930, les marques Daren et Zhenji représentent plus de la moitié de la production de la province de vêtements en maille. En 1936, on compte à Yiyang 28 entreprises textiles qui emploient 2 116 personnes. La maille est la principale activité. Daren, première entreprise du secteur, emploie 554 personnes : cest alors la plus importante entreprise textile de la province du Hunan. En 1937, Yiyang compte 17 entreprises qui fabriquent de la maille, équipées de plus de 1 500 machines ; une activité qui emploie 750 personnes(28).
Lindustrie souffre de la guerre sino-japonaise ; lactivité se réduit et à la fin de 1948, on ne compte plus que 9 entreprises textiles à Yiyang. En 1948, lusine Zhenji fait faillite. En 1949, la totalité de la production de chaussettes (Daren et 5 autres entreprises de plus petite taille) de Yiyang est de 278 000 paires. En 1950, la gestion de lentreprise Daren devient une collaboration public-privé (gongsi heying). La même année, le gouvernement local investit 70 000 yuans pour moderniser léquipement. En septembre 1952, lentreprise change de nom (Daren mianzhi chang) et devient une entreprise dEtat. En 1956, Daren construit de nouveaux bâtiments et la production est modernisée avec 66 machines qui fonctionnent à lélectricité. Pendant la Révolution culturelle, lentreprise change à nouveau de nom : elle devient Yiyang shi dongfang hong wachang usine de chaussettes de lOrient rouge de la ville de Yiyang. Lentreprise retrouvera son nom dorigine, Daren, en 1980(29).
En 1965, dans le cadre dune diversification de la production, Daren crée une nouvelle société qui fabrique des sous-vêtements, où elle installe une partie de ses équipements et de ses employés. En 1973, cette filiale exporte pour la première fois aux Etats-Unis et, en 1981, elle crée à son tour une entreprise, Jingwei, qui débute par la production de vêtements en tricot de laine et se reconvertit rapidement dans la production de sous-vêtements.
Cest donc à Yiyang quest, pour partie, née lindustrie chinoise de la chaussette. Dabord quasi artisanale, lactivité sest progressivement développée et modernisée tout au long du siècle, un processus notamment marqué par lusage de lélectricité pour actionner les machines. Si Daren a près de cent ans dhistoire, lindustrie du sous-vêtement est, elle, vieille de plus dun demi-siècle. Les marques associées aux entreprises (« da » pour les chaussettes et « taohua » pour les sous-vêtements) ont une notoriété certaine à léchelle nationale.
Histoires familiales
Lhistoire de lindustrie textile, ce ne sont pas seulement des institutions les entreprises , ce sont aussi des individus et des familles. Les histoires individuelles et familiales sont intimement liées à cette industrie. Lhistoire personnelle de Mme Liu est liée à lindustrie textile depuis deux générations. Sa mère, originaire de la ville de Ningxiang, à quelques dizaines de kilomètres au sud de Yiyang, vient travailler dans lusine de chaussettes Daren alors quelle nest âgée que de 13 ans. Elle est laînée dune famille apparentée aux fondateurs de lentreprise(30). La mère de Mme Liu travaillera jusquà la fin de sa vie professionnelle pour Daren ; elle débute sa carrière comme ouvrière et finit comme responsable de lun des trois ateliers de lusine. Le père de Mme Liu, né au début du siècle, poursuit des études secondaires, à la fin desquelles, sur la recommandation dun oncle, chef de division dans les armées de Chiang Kai-shek, il entre dans la carrière militaire. Pendant la guerre civile, ce corps darmée passe au camp communiste. Au lendemain de la prise de Yiyang par les troupes communistes, il est nommé secrétaire général du Parti communiste dans une usine textile de Yiyang, non pas Daren où travaille sa future épouse, mais dans un autre établissement qui fabrique du tissu.
Leur fille, Mme Liu, née en 1957, entre à son tour dans lusine Daren à la fin de ses études secondaires, en 1977. Elle est recrutée comme ouvrière, employée à coudre des boutons. Comme sa mère, elle est laînée et il serait trop coûteux quelle entreprenne des études. Elle gagne à lépoque 19 yuans par mois, un revenu important quelle remet à sa famille. En 1979, elle passe lexamen pour suivre des cours universitaires. Tout en travaillant à lusine, Mme Liu reprend des études, à distance, en suivant des cours à la télévision pendant trois ans. Elle est ensuite nommée au bureau de la technologie de lentreprise, puis est successivement en charge de la gestion et de la formation du personnel. Elle termine sa carrière comme cadre moyen (zhongceng ganbu), responsable des ventes. Mme Liu perd son emploi chez Daren en 1991. Cette double biographie suggère combien les histoires familiales sont, à Yiyang, étroitement liées à lindustrie textile. M. Zhang constitue un autre exemple. Il a commencé à travailler en 1977, à lâge de 19 ans. Comme sa femme, il sera employé vingt ans durant dans une entreprise textile de Yiyang. Ils sont tous deux licenciés en 1989-1990.
Si lon cherche à comprendre pourquoi les xiagang se sont mis à leur compte dans des ateliers familiaux, un élément de réponse réside incontestablement dans cette rencontre entre les histoires individuelles et familiales et lhistoire industrielle de Yiyang. La biographie des individus et des familles a partie liée avec lindustrie textile depuis une ou plusieurs générations. Des connaissances sont maîtrisées lusage des machines, la conception des produits somme toute relativement sommaire dans la fabrication darticles textiles, la fréquentation des clients et des fournisseurs , et tout un capital de ressources peut être mobilisé. Cest sans doute parce que ces ressources sont disponibles, que les xiagang sont restés à Yiyang et nont pas choisi une autre voie, comme lémigration dans une ville côtière(31).
Lun de nos informateurs, patron dune entreprise de plusieurs dizaines de salariés, justifie ainsi le choix de Yiyang pour louverture de son établissement : la main-duvre disponible les personnels licenciés y est nombreuse (et bon marché), mais « il y a aussi des ressources techniques (jishu ziyuan), une culture (yi zhong wenhua). Il y a ici des avantages spécifiques. Les ouvriers compétents sont nombreux ».
Parmi ces avantages spécifiques figure la notoriété de Yiyang comme lieu de production darticles en maille. Yiyang est connue, et de longue date (on a mentionné les prix obtenus à des expositions commerciales dans la première moitié du XXe siècle) pour ce type darticle. Les marques constituent elles-mêmes une ressource. Ainsi, lune des entreprises privées créée par un ancien cadre de Daren produit des chaussettes de la marque « Guiren », une référence à lancienne entreprise dEtat « Daren », les deux mots ayant un caractère commun. Même si les nouvelles entreprises, quil sagisse des ateliers familiaux ou des petites et moyennes entreprises comptant plusieurs dizaines de salariés, ont dû se constituer leur propre réseau de distributions et de clients, il est vraisemblable que le développement du marché spécialisé tient pour partie à la notoriété du lieu.
A cet égard, il faut noter la continuité entre les deux types dorganisation productive, de lentreprise dEtat à latelier familial. Un ancien responsable dusine dEtat témoigne : « La gestion de lentreprise dEtat nétait pas très rigoureuse. De nombreux ouvriers ramenaient chez eux des pièces de machines, cétait lun des aspects de la corruption dans les entreprises dEtat. Ainsi de nombreux ouvriers produisaient secrètement chez eux. Quand lentreprise a décidé de cesser la production, dans les lieux dhabitation des ouvriers, il y avait déjà une dizaine dateliers familiaux qui fabriquaient des sous-vêtements »(32). Il ny a donc pas de solution de continuité entre les deux systèmes productifs qui se sont chronologiquement chevauchés. Avant même que lentreprise dEtat ne soit déclarée en faillite, il existait déjà des ateliers familiaux qui utilisaient une matière première et des machines subtilisées dans lusine dEtat(33).
La transition du statut de salarié à celui de petit entrepreneur a été dautant facilitée que les individus disposaient également dun certain nombre de ressources. La longue histoire de lindustrie textile à Yiyang, leur expérience du maniement des machines sont autant de facteurs sur la base desquels lactivité économique a repris, dans le cas dentreprises individuelles. Si les anciens salariés des entreprises dEtat ont perdu brutalement leur emploi et leur revenu, ils continuaient néanmoins à disposer dune certaine forme de capital : leur logement occupé quasi gratuitement quils allaient transformer en atelier de coupe et de couture.
Les autorités municipales et le marché spécialisé
Si les autorités locales nont joué aucun rôle dans lémergence du marché spécialisé, linitiative revenant aux xiagang, les responsables des anciennes usines dEtat se sont depuis, on la dit, mués en responsables du marché. Une nouvelle forme dautorité ou de responsable collectif est apparue, intermédiaire entre les entreprises individuelles et les administrations locales. Porte-parole des intérêts des entrepreneurs locaux, ces institutions sont simultanément du côté des représentants de lEtat qui en a nommé les membres. Lanalyse montre ainsi combien les autorités locales sont loin de former un tout homogène.
Un gouvernement local indifférent
Le principal obstacle à la création par les xiagang dune activité individuelle privée (et à lémergence dun secteur privé en général) est la mise de fonds initiale(34). La plupart dentre eux ont financé leur établissement sur leurs propres deniers ou en ayant recours à des réseaux personnels et privés de financement, mobilisant entre 10 000 et 20 000 yuans le plus souvent. Pour se procurer les indispensables machines à couper ou à coudre, les anciens employés de lusine ont eu recours à leur épargne personnelle, ou ont emprunté de largent auprès de parents ou damis. « Le gouvernement ne nous donne pas dargent, la banque ne nous octroie pas de prêt, je suis un petit entrepreneur individuel (getihu) », confie M. Zhang. Tel autre, qui a créé une entreprise qui emploie une centaine de salariés, témoigne en ces termes : « Largent, jai tout emprunté. A ma mère, à ma tante maternelle et à dautres parents. Pour débuter, jai emprunté 300 000 yuans, et ensuite jai à nouveau emprunté 600 000 yuans. Je verse un intérêt de 12 % par an. Les banques ne prêtent pas. Il faut avoir une somme déposée sur un compte comme garantie. Mais si javais de lépargne, pourquoi irais-je emprunter ? Obtenir un prêt bancaire est difficile »(35). Labsence daccès au crédit bancaire pour les entrepreneurs privés, en particulier pour les plus petits dentre eux, est un problème connu et souvent évoqué(36).
A en croire M. Wang, responsable du marché spécialisé et aussi directeur de lusine dans les murs de laquelle il est installé, linitiative du développement du marché spécialisé est strictement locale et revient à la population des xiagang : « Nous [la direction de lusine Jingwei], nous voulions faire repartir la production de lusine. Et puis nous avons pris deux mesures : la première, cétait de louer les machines aux employés ; la seconde, cétait de développer ce marché. Nous avons eu la visite du vice-maire chargé de lindustrie qui a considéré que louer les machines était une bonne voie. Nous avons emmené le maire rencontrer les xiagang qui fabriquaient des sous-vêtements. Il a suggéré dorganiser ces gens et de les installer dans un marché qui existe déjà. Le maire voulait que jorganise une réunion avec les xiagang. Mais les xiagang ne voulaient pas quitter cet endroit, qui a des particularités. A cette époque, on envisageait un grand marché, mais rien nétait décidé ( ). Quand cela a démarré, il ny avait pas une seule boutique. Entre 1998 et aujourdhui, 155 boutiques se sont installées ( ). Le gouvernement na pas investi un yuan dans le projet ( ). Largent perçu comme loyer est utilisé pour aménager les ateliers dans lusine. Cela ne nous a rien coûté. De toute façon, nous navions pas dargent. Donc le développement a été progressif. Ce nest pas tout dun coup que nous avons eu un grand marché »(37).
La naissance du marché spécialisé est donc à imputer à linitiative des xiagang de se mettre à leur compte en collaboration avec la direction de lusine qui a mis à leur disposition des locaux et leur a loué des machines. Certes, un représentant du gouvernement municipal sest rendu sur les lieux, mais sa suggestion (installer les ateliers-boutiques dans un autre marché de la ville, dans un espace proprement conçu pour ce type dactivité) a été repoussée. Plusieurs raisons peuvent justifier ce refus : le coût que cela aurait représenté (notamment en déplacements quotidiens puisque ici les entrepreneurs individuels sont à proximité de leur lieu de résidence), la nécessaire proximité entre lieu de vente, lieu de production et de résidence (souvent en fait confondus), la crainte de voir leur capacité dinfluence diluée en se regroupant avec dautres types de commerce (et la conscience diffuse de lavantage à former un groupe dintérêt spécifique). La transformation des bâtiments de lusine en espaces commerciaux a été de fait entièrement autofinancée par les responsables de lusine, ce qui explique le caractère progressif du développement, les loyers versés par les premiers occupants permettant laménagement de nouvelles échoppes.
Cette indifférence des autorités locales quant au sort des xiagang, et leur absence de toute forme de concours à la création des établissements privés, expliquent le ressentiment très vif éprouvé à légard de lEtat, désigné dans sa globalité : « ceux qui font de la politique, ils discutent de comment promouvoir les entreprises privées (minying qiye), mais je vais dire quelque chose qui nest pas agréable à entendre : tout cela, cest pour tromper les gens. ( ) Je nai personne derrière le rideau qui me soutienne. Il ny a pas moyen [davoir des financements] »(38).
Confronté au problème du financement de son activité privée, cet entrepreneur individuel porte, au nom de toute une génération, un jugement sévère et désabusé sur le Parti communiste et ses responsabilités : « Nous sommes tous les deux [sa femme et lui] des gens de la génération de Mao Zedong, nous pensions que le Parti communiste ne pouvait pas quitter le pouvoir, que les unités de travail dEtat ne pouvaient pas ne pas soccuper de nous (buhui buguan women), quil y aurait toujours de quoi manger. A cette époque, nos calculs étaient faux(39). Parmi nous, dans notre génération, nombreux sont ceux qui sont dans des conditions difficiles. Ils ne reçoivent aucun soutien du gouvernement. Leur jeunesse, ils lont donnée aux entreprises du Parti communiste. Une fois que nous avons atteint la qarantaine, il nous laisse tomber. Et lorsque nos activités [privées] ont atteint un certain niveau, le bureau de lindustrie et du commerce du gouvernement vient encore nous demander de largent, des frais de gestion. Je me suis moqué deux, de quoi vous occupez-vous ? Vous ne vous occupez que de nous extorquer de largent. Vous ne vous occupez pas de savoir si jai de quoi me nourrir »(40).
Lamertume à légard de lEtat et du Parti communiste pour son comportement passé et le sentiment davoir été une génération sacrifiée se muent en colère contre les administrations qui prélèvent toutes sortes de taxes sur les activités privées. Pour autant, on aurait tort de conclure hâtivement à un face-à-face hostile entre le gouvernement local (et ses administrations, notamment fiscales) et les entrepreneurs privés. En même temps que se formait le marché spécialisé, sont apparus des acteurs apparentés à lEtat local qui ambitionnent de fédérer les énergies des entrepreneurs privés et de coordonner laction des administrations. De ce point de vue, lEtat local semble disposer de moyens pour reprendre à son compte les initiatives individuelles.
La naissance dune institution de régulation et de programmation
Le face-à-face entre les entrepreneurs individuels et le gouvernement municipal nest pas direct à Yiyang, car des institutions intermédiaires jouent les interfaces. Ce sont dabord les directions des anciennes usines dEtat, dont on a dit quelles sont restées en place avec une nouvelle mission : non plus mobiliser des hommes pour organiser la production dans le cadre du Plan, mais percevoir des loyers de la part de locataires pour financer le développement du marché ; les entreprises nont pas cessé dexister et sont devenues des « sociétés immobilières ». Mais des structures nouvelles se sont également mises en place. On a évoqué le « marché spécialisé darticles en maille ». Il y a aussi un « comité de gestion du marché des produits en maille » (zhenzhipin shichang guanli weiyuanhui) créé en 2001. Ce comité réunit les directeurs dusines (toujours en fonction) mais aussi un certain nombre de représentants du gouvernement local, notamment du bureau de lindustrie et du commerce et du bureau (gongshang xingzheng) des taxes (shuiwu). Il a une triple vocation : dintermédiaire, de coordination et de programmation.
Intermédiaire, il lest car cest lui qui, depuis sa création, perçoit les taxes sur les entreprises au nom des différentes administrations. Comme le déclare M. Wang : « Ce comité a été mis sur pied pour préserver le développement sain de ce marché, afin dempêcher que chaque bureau de ladministration ne vienne simmiscer dans ce marché et procéder à des prélèvements désordonnés (lailuan shoufei). Les bureaux qui veulent opérer des prélèvements doivent passer par nous. Ils ne peuvent pas les opérer seuls. Cest nous qui faisons les prélèvements et qui leur remettons ensuite les sommes collectées »(41).
Ces propos suggèrent que le comité joue un rôle de régulateur dans les prélèvements opérés par les administration, semble-t-il en charge de protéger les intérêts des entrepreneurs individuels contre leurs comportements prédateurs. Coordinateur, ce comité lest aussi dans la mesure où il est linterlocuteur unique entre les différentes administrations et les acteurs du marché.
Ce comité a également un rôle de programmation, à travers un plan de développement. Il participe (comme dautres administrations) à la définition dune stratégie à moyen et long terme. Depuis lannée 2000, les divers bureaux du gouvernement concernés conduisent des enquêtes sur le marché afin dencourager son développement. Au début de lannée 2001, le gouvernement municipal a réuni une conférence pour discuter des projets de développement, et le comité de gestion du marché est le fruit de ces discussions.
Comment maintenant construire de manière programmatique ce marché et le développer ? Pour répondre à cette question, les auteurs du texte « Enquête et propositions à propos de la construction dun programme et du développement du marché spécialisé en articles de maille de Yiyang » ont rencontré les responsables des trois entreprises dEtat fermées et les patrons des entreprises privées situées dans leurs locaux.
Un certain nombre de problèmes ont été identifiés(42). Il faut améliorer la qualité des équipements collectifs datant tous du temps de léconomie planifiée et qui sont inadaptés au développement dun marché déchoppes privées où passent de nombreux visiteurs : les toilettes publiques, le collecteur dordures, la voirie sont à rénover ou à améliorer. Pour le moment, lenvironnement du marché est qualifié de « sale, chaotique, dun niveau insuffisant » (zang, luan, cha). On la dit, la rue principale, trop étroite, sans trottoir, qui va de laxe Changsha-Yiyang à lentrée du marché, est en permanence encombrée rendant difficile laccès aussi bien aux marchandises quaux clients potentiels. Les équipements de protection contre lincendie sont également insuffisants, de même que la qualité de lapprovisionnement en électricité des ateliers, autant déléments liés à la transformation dun espace autrefois dévolu à la production en série en une multitude de petits établissements(43).
« Pour le moment, notre gestion du marché nest pas parfaite, explique M. Wang. Le comité vient juste dêtre créé. Mais bientôt nous mettrons en place un plan général : comment réajuster la voirie, comment construire les ateliers, tout cela sera fait en respectant les règles, les projets seront soumis au comité. Cela ne sera plus comme maintenant : lun construit, lautre construit, sans plan densemble. Aujourdhui, les boutiques (tan) sont sales, mais elles fournissent des moyens de subsistance à beaucoup de monde, donc nous devons nous développer de manière stable. Dabord il faut nous protéger (bao), il faut délimiter une zone de développement (fazhan qu), et ensuite la transformer ».
Ce ne sont pas seulement les infrastructures matérielles du marché qui sont inadaptées, le même document reconnaît que les conditions incorporelles de lactivité sont également inappropriées. Le rapport mentionne le fait que la plupart des échoppes se sont développées sur les fonds propres des individus, quil leur est très difficile dobtenir le soutien des banques et quen conséquence, leur capacité de financement est limitée. Il est également fait état de labsence de marque ou de label établi pour les produits fabriqués, ce qui nuit également à son développement (de fait, certaines échoppes utilisent une marque qui leur est propre, de même que les petites et moyennes entreprises du site). Pour que les produits du marché des articles en maille de Yiyang soient connus dans toute la Chine et même à létranger, il faut établir une marque (pinpai), et la promouvoir, éventuellement à la télévision. Il faut donc créer une marque et un symbole de ce marché. Il faut aussi mettre sur pied une association professionnelle (tongye xiehui) qui rassemble les entrepreneurs.
Les étapes du développement futur sont fixées(44). Dans lespace de trois à cinq ans, il est prévu de créer plusieurs centaines de nouvelles boutiques de sorte que leffectif employé atteigne plus de 6 000 personnes. Il faut accueillir plus de 50 usines et atteindre une valeur de la production et du chiffre daffaires de plus de 500 millions de yuans. Dans une seconde étape, de trois à cinq ans également, atteindre une valeur de la production de plus de 1 milliard de yuans. Dans le cadre de ce développement, il faudra créer un marché dapprovisionnements en matières premières. Enfin, le texte envisage aussi le développement dun marché darticles de prêt-à-porter.
La formulation dun « modèle » de développement
Au-delà de la formulation dun plan de développement fixant des objectifs concrets en termes dinvestissements publics, de création dentreprises et demplois et de valeurs de la production, cest un vrai modèle qui est théorisé par les responsables locaux du marché. Plusieurs points nous paraissent importants à souligner : le volontarisme du comité, son insistance sur la nécessité dune action collective, limportance de la spécialisation, enfin la référence aux avantages spécifiques de lespace considéré. Le comité municipal du Parti et le gouvernement municipal sont sommés de formuler une politique de développement(45). « Il faut que les autorités prennent à cur la croissance du marché qui sest développé jusque là spontanément. Il faut améliorer la gestion du marché. Il faut que toutes les administrations concernées soutiennent le développement du marché, notamment le bureau du commerce et de lindustrie et ladministration fiscale ». Le texte en appelle donc à une action de soutien du gouvernement municipal et aussi du comité municipal du Parti.
En outre, le même texte justifie un rôle dirigeant pour des organes apparentés à lEtat local et formule une théorie sommaire du mode de développement mis en uvre largement spontanément. Léconomie de marché, est-il écrit, réclame que « le gouvernement supervise le marché, [que] les entreprises obéissent au marché ». « Le développement du secteur privé, les petites entreprises ont besoin dun leadership, si elles ne sappuient que sur elles-mêmes, ce nest pas bien, peu importe que ce soit le gouvernement ou que ce soit des structures sous lautorité du gouvernement, mais sil ny a pas de direction, alors il ny a pas de chance de développement »(46). Ces formulations qui se donnent des apparences de théorie du développement sont en fait un moyen de faire pression sur le gouvernement local, jusque-là indifférent.
Si un rôle de programmateur et de coordinateur est reconnu à des structures apparentées à lEtat, cest en particulier au regard de labsence de capacité dinfluence de chaque établissement privé pris individuellement. Et lon est là en face dune espèce de théorie de mode de développement caractéristique des espaces marchands spécialisés en Chine. « Il faut se conformer au slogan un petit produit, un grand marché, une petite industrie, un grand nombre dentreprises, une forte densité dentreprises » (xiao chengpin, da shichang, xiao qiye, da juji). Lexpression juji traduite ici par « forte densité dentreprises » évoque le rassemblement en un même espace dun grand nombre déléments similaires et indépendants. Cest là le cur du « modèle » de développement considéré. Elle désigne un type de collectif distinct de celui caractéristique de léconomie collective (jiti) et suggère une association volontaire de membres aux intérêts communs. Ce nouveau modèle pourrait être résumé ainsi : favoriser le développement détablissements privés de petite taille dans un espace local aux ressources spécifiques.
Les responsables locaux commentent avec insistance les ressources spécifiques de lespace considéré qui doivent avoir pour traduction économique la spécialisation du marché. Leur argumentation se donne là encore les apparences dune théorie scientifique résumée par un schéma qui suggère que plus le degré de spécialisation du marché est élevé, plus les possibilités de développement sont grandes.
Dans nos entretiens, linsistance est mise sur les caractéristiques spécifiques de lespace économique considéré : « Si une localité veut développer le secteur privé de léconomie (minying jingji), lélément le plus important, nous lappelons la force de la culture (wenhua diyun) » ; « le développement du secteur privé, il faut dabord choisir un objectif. Ici nous avons choisi, nous faisons des articles en maille ». Le slogan imprimé sur un panneau publicitaire à lentrée du marché fait lui aussi référence explicite à lhistoire industrielle du lieu : « reconnaître une tradition centenaire, faire renaître la splendeur de la maille ».
Dans lesprit des responsables du marché rencontrés, il sagit bien dun « modèle » dans la mesure où ils sinspirent délibérément dexpériences de développement conduites dans dautres espaces. Ils évoquent les visites quils ont effectuées dans dautres villes du Hunan, notamment à Zhuzhou à cinquante kilomètres au sud de Changsha, sur le marché de Loudong « cest un marché qui a su exploiter ses particularités (tese). Cest un marché du prêt-à-porter, connu dans toute la Chine. Cest un modèle de réussite » , ou dans la province du Guangdong, notamment à Humen où se trouve le plus grand marché de prêt-à-porter en gros de tout le pays.
Une fois ces ressources localisées identifiées, le développement du secteur privé est envisagé dans le cadre dune politique volontaire des autorités locales qui ont vocation à rassembler les énergies, et notamment à financer les infrastructures nécessaires : « Chaque endroit a ses spécificités, nous devons exploiter les nôtres, afin de favoriser lindustrialisation de Yiyang. Nous croyons que le gouvernement investira peut-être une somme importante. Aucune décision ferme na encore été prise, mais des membres du gouvernement en ont fait mention. Une fois la décision prise, le gouvernement investira dans des infrastructures ».
A létat actuel de développement du marché des articles en maille de Yiyang, il apparaît que lEtat local nest pas un tout homogène. Ses représentants au sein du marché font à ce jour pression sur les autorités municipales pour solliciter des investissements, après des années dindifférence. Ayant une conscience aiguë des ressources spécifiques au quartier considéré, ces acteurs se font les porte-parole des intérêts locaux auprès du gouvernement.
A la différence de marchés étudiés par dautres auteurs en Chine, le marché spécialisé des articles en maille de Yiyang est récent et de taille modeste. Les premières échoppes-ateliers sétablissent dans lespace considéré à la fin des années 1990, et à lautomne 2002, les dirigeants du marché sont en train de faire pression sur les autorités municipales, jusque-là indifférentes, pour quelles simpliquent financièrement dans le développement du marché. Ce qui a été observé est donc le début dun processus qui pourrait signifier un engagement croissant des autorités sous la forme dinvestissement (voirie ou bâtiments), comme cela a été observé ailleurs. Sans doute lengagement de lEtat dépend-il ici aussi des gains quil juge possibles, développer un marché étant somme toute lune des modalités les moins onéreuses daccroître les ressources financières locales(47). Dans cette hypothèse, le gouvernement de Yiyang deviendrait un « Etat développementaliste ».
Ce qui mérite dêtre souligné, cest quà lorigine de ce marché, il y a les initiatives de xiagang qui trouvent dans lactivité privée un moyen de survie économique. Licenciés sans indemnité, ils sont contraints dinnover. La création des échoppes se fait sans aucun soutien public ; les financements sont individuels ou familiaux. Les xiagang réunissent les seules ressources quils ont : leur savoir-faire douvriers du textile et les murs dont ils disposent, lieux de résidence et de production désertés par les entreprises dEtat en faillite. Comme dans dautres marchés, lEtat local est absent lors de la création du marché, indifférent sans doute aussi à cause de ses faibles ressources. A Baigou, Shen Yuan(48) observe une trajectoire comparable : les autorités légales ont dabord réprimandé, puis laissé faire, avant de décider de soutenir les initiatives lorsquelles ont compris tout le bénéfice financier quelles pouvaient en tirer. A Yiyang, le processus de développement dun espace de production et de commercialisation spécialisé ne doit pas grand-chose au gouvernement local dont laction cela reste à confirmer viendra éventuellement se greffer sur des initiatives indépendantes.
A Yiyang, ceux qui se font les porte-parole des ouvriers-devenus-patrons sont les anciens directeurs dusines qui sont à la fois des responsables administratifs et politiques. Comme leur carrière est en jeu, ces hommes, représentants des autorités locales au sein du marché, se font les défenseurs de lintérêt des entrepreneurs privés qui sont leurs locataires. Lune des questions auxquelles une nouvelle enquête devra répondre est celle de la légitimité de ces représentants auprès de leurs « administrés ». Apparemment, ils agissent davantage en défenseurs des intérêts de lespace économique local, quen représentant des autorités qui, de fait, nont pas de politique de développement. Ainsi faut-il comprendre lémergence dautorités locales « développementalistes » comme le résultat de marchandages au sein de ces dernières. Le caractère développementaliste dun Etat local est le fruit dun processus de construction.
Une seconde conclusion nous paraît essentielle : il ny a pas de solution de continuité entre léconomie planifiée et léconomie de marché. Lexemple du marché spécialisé des articles en maille de Yiyang constitue une nouvelle illustration de loriginalité des réformes économiques chinoises, hors de toute « thérapie de choc », et plaide pour lhypothèse dune adaptation progressive des institutions et des structures en place. Les ouvriers salariés et les cadres des entreprises dEtat sont devenus entrepreneurs privés ; les entreprises dEtat, de producteurs, sont devenues propriétaires immobiliers et percepteurs de loyers ; les représentants des autorités locales et du Parti au sein des entreprises dEtat sont devenus agents de promotion auprès du gouvernement local des intérêts des entrepreneurs privés. Cette conversion des acteurs et de lespace est certainement le fruit de la nécessité tous avaient perdu leur source de revenus. Mais elle est aussi la conséquence de la maîtrise de ressources propres à lespace local.
La réponse initiale au nouvel environnement est venue des personnels licenciés. Ils disposaient dun savoir-faire, ils maîtrisaient des ressources, et, on la dit, certains dentre eux, avant même la fermeture de lusine, sétaient déjà établis à leur compte. Il existait déjà des embryons dactivités individuelles. Léconomie de marché napparaît pas ici comme une greffe imposée de lextérieur sur un système de production en déréliction ; elle émerge dans le cadre dune adaptation endogène des acteurs et des institutions locales.
Tous les territoires ont une histoire. A Yiyang, le marché spécialisé des articles en maille, nouvelle forme sociale, se coule dans une institution ancienne, lentreprise dEtat, qui est elle-même lhéritière détablissements industriels créés au début du XXe siècle. La communauté des ouvriers, dont certains ont plusieurs générations dancienneté dans lindustrie textile, devient une communauté de producteurs et de marchands indépendants(49). Nous souscrivons donc à lappréciation dIsabelle Thireau pour qui, dans létude de la Chine en transition, il faut prendre compte les « institutions, les usages et les normes » qui « viennent soutenir de nouvelles possibilités »(50).
Avons-nous affaire là à un modèle possible de reconversion des espaces industriels urbains en crise ? Cette reconversion naurait pas été possible sans deux conditions de taille qui assurent des coûts de production particulièrement bas : labsence de lapplication des règlements légaux et le choix accepté de lauto-exploitation familiale. La législation relative à la distinction entre entreprises individuelles et entreprises privées nest par exemple pas appliquée ; on peut faire lhypothèse que, de manière générale, que ce soit en matière fiscale, de conditions de travail ou de rémunération, ce ne sont pas les règlements qui prévalent, mais la négociation au cas par cas entre ladministration et les entrepreneurs privés.
Surtout, quil sagisse des salariés des entreprises privées ou de leurs patrons, tous travaillent désormais plus longtemps quils ne le faisaient comme salariés dentreprises dEtat, une situation appelée à durer étant donné la masse des travailleurs sans emploi disponibles. La clé de cette reconversion, cest donc létablissement des anciens salariés à leur compte mais dans des conditions de travail dégradées, dune précarité extrême et sans garantie de revenus. Sils conservent leur logement, ils sont désormais exposés sans protection aux risques de maladie, de chômage, et ne bénéficient pas de retraite. Les patrons de petites entreprises privées chinoises se trouvent aujourdhui dans la situation qui était celle de certains de leurs voisins asiatiques dans les décennies 60 ou 70(51).
En outre, le développement de ce type de marché à Yiyang tient aussi aux caractéristiques des produits fabriqués. Il est possible dans les secteurs industriels où les ouvriers licenciés peuvent se réapproprier facilement la technologie, les savoir-faire et les marchés. Cela est particulièrement vrai dans lindustrie textile et de la confection de vêtements, ou dans dautres industries manufacturières, mais cela ne lest pas dans des secteurs lourds ou des industries fortement capitalistiques. En outre, si les produits fabriqués à Yiyang sont peu sophistiqués, ils correspondent à la demande de populations rurales. Sur la frange côtière du pays, les consommateurs seraient sans doute plus exigeants et la concurrence plus vive. Le cas du marché spécialisé de Yiyang nest donc quune modalité parmi dautres de reconversion des espaces économiques urbains du temps de léconomie planifiée.
Alors que les autorités locales sont encore à peine engagées dans la promotion de lespace économique considéré, il faudra observer le rôle quelles sont appelées à jouer. Elles seront promoteurs du développement local par leurs investissements dans des infrastructures, mais participeront aussi à la construction du marché en tant quinstitution. On a évoqué lélaboration dune marque dont lusage serait collectif, mais plus largement elles participeront à la définition de normes des produits condition de lusage commun dun label et de possibles campagnes de publicité ou la standardisation des conditions demploi. Le marché spécialisé apparaît donc comme un espace privilégié dobservation à léchelle locale de lEtat et de ses agents comme producteurs de normes et de règlements en négociation avec des acteurs locaux. Dores et déjà, lélaboration dune théorie du développement local par les responsables apparaît comme un outil de légitimation de leur rôle.