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Jacques Andrieu, Psychologie de Mao-Tsé-toung
Il y a dans la psychologie des dictateurs un fond commun de paranoïa agressive, associée, dans la période de leur déclin physique et intellectuel, à une perte du sens du réel qui engendre les pires désastres. On savait, surtout depuis la parution des mémoires du Dr Li Zhisui, que Mao navait pas échappé à la règle. Mais louvrage de Jacques Andrieu, Psychologie de Mao Tsé-toung, a le mérite danalyser une particularité de la personnalité névrotique du Grand Timonier : sa haine profonde des intellectuels ; pas seulement ceux qui sopposaient à lui, mais les intellectuels en tant que tels.
Cette haine trouve son origine cest la thèse dAndrieu dans le traumatisme qua été lécole pour ladolescent de Shaoshan quand, la palanche sur lépaule, il « montait » à Xiangxiang, puis à Changsha pour y étudier et se heurtait au mépris de ses camarades pour les « cul-terreux » et à la discipline des professeurs. Cela nous vaut une analyse en forme de pamphlet, où les formules percutantes ne manquent pas (les gardes rouges sont qualifiés de « Mao Jugend ») et où des citations bien choisies du Président Mao viennent former un stupéfiant bêtisier « Depuis toujours, de très nombreux grands érudits et grands savants ne sont pas sortis de lUniversité ». « Linventeur de la pénicilline était un teinturier ( ) Il a ramassé une poignée de terre dans sa cuve à couleurs, il la mélangée à je ne sais quoi, et ça y était » engendré par une idée fixe : les professeurs, les intellectuels, sont des êtres vains et nuisibles. Les grands hommes sont des autodidactes. Andrieu montre que lidée est déjà présente dans un écrit de Mao de 1917, lEtude sur léducation physique : méchanceté des enseignants, souffrance des corps astreints à la discipline dune école faite pour « gâcher la vie ». Lécole, cest le mal.
Pour le malheur de la Chine, après 1927, la frustration de lindividu Mao a coïncidé avec léchec des intellectuels des villes à faire accoucher le pays dune révolution. Cest lère des autodidactes dorigine paysanne ; cest son ère. Dès 1942, à Yanan, Mao nhésite plus à opposer laobaixing et intellectuels comme la vertu et le vice. Cette idée fixe va trouver ses pires applications dans les années 1960. En 1964, Mao écrit : « les méthodes dexamen actuelles sont des méthodes bonnes pour lennemi, pas pour le peuple ( ) Pendant les examens, on doit laisser les candidats se souffler et même se substituer à leurs camarades ». En 1968 : « Abolissons complètement les examens, soyons inébranlables sur ce point ». Cest le stade final du délire anti-intellectuels de Mao. Andrieu démontre avec brio quon est passé dun stade initial de valorisation des paysans autodidactes à celui dune dévalorisation absolue du savoir : le lettré ne peut désormais obtenir la rédemption de son péché originel le savoir livresque que par la négation, le reniement de celui-ci. On est passé de lélévation au nivellement.
Une tyrannie, cest la rencontre dune névrose individuelle et des conditions culturelles et historiques qui la rendent possible. La haine de Mao pour les intellectuels puise son énergie dans la culture chinoise, tantôt confucéenne (Junzi bu qi, « lhomme de bien nest pas un ustensile », la vertu morale prévaut sur les talents de lexpert, il faut être rouge avant dêtre expert) ; mais aussi légiste (Shi zhi zhe zhong, ze bai fa, « Quand les gens qui cultivent leur savoir sont nombreux, alors la loi est dépravée » : cette maxime du Hanfeizi, Mao aurait pu la reprendre à son compte, lui qui sétait vanté davoir « brûlé les livres et fait enterrer vivants les lettrés bien mieux encore que Qin Shi Huangdi »). On aurait aimé quAndrieu développe cet aspect du problème, mais peut-on lui en faire grief, dans ce court et brillant essai qui compte moins dune centaine de pages ?