BOOK REVIEWS

David Pollard, The True Story of Lu Xun

by  Sebastian Veg /

L'ouvrage de David Pollard, biographie de Lu Xun en langue occidentale, remplit une fonction importante tant la vie de Lu Xun est liée aux grands événements du premier tiers du XXe siècle en Chine. Destinée à un public non averti, cette biographie rédigée dans un style agréable se dispense de notes et de références trop pesantes à l'analyse idéologique ou littéraire de son objet. Elle présente une synthèse équilibrée des sources chinoises, qu'il s'agisse du journal de Lu Xun et des mémoires qui ont paru sur lui (de ses frères Zhou Zuoren et Zhou Jianren, de sa femme Xu Guangping, de ses amis) ou de la recherche plus récente sur différents épisodes de sa vie. Elle comprend un tableau biographique et des indications de lecture, mais pas d'index ni de bibliographie formelle.

Trois épisodes méritent d'être cités, pour l'apport qu'ils constituent à la recherche occidentale sur la vie de Lu Xun. Sur un plan purement privé, David Pollard montre bien les enjeux du mariage arrangé de Lu Xun en 1906 avec Zhu An, une femme de Shaoxing aux pieds bandés et illettrée. Comme Hu Shi ou Yu Dafu, Lu Xun accepte de se plier à un tel mariage, tout en vivant plus tard avec son étu- diante Xu Guangping. L'auteur en conclut à une séparation stricte des mondes mentaux de Lu Xun qui éclaire certaines de ses nouvelles : le monde traditionnel de la piété filiale et le monde moderne du concubinage coexistent sans se toucher.

David Pollard aborde ensuite la rupture de 1923 entre Lu Xun et son frère Zhou Zuoren. Les deux frères, très proches, étaient tous deux des représentants éminents du Mouvement pour la Nouvelle Culture et enseignants à l'Université de Pékin, mais il ne se sont jamais revus ni réécrit. David Pollard émet l'hypothèse d'une relation ambiguë entre Lu Xun et Habuto Nobuko, la femme japonaise de Zhou Zuoren, que Lu Xun avait connue avant son frère, quand il étudiait au Japon (1). Enfin, dans un registre moins affectif, l'ouvrage fait le récit de la rencontre entre Lu Xun et l'historien Gu Jiegang, autre grand intellectuel de la période républicaine, à l'Université de Xiamen en 1927, alors qu'ils fuyaient tous deux les exactions anticommunistes du seigneur de la guerre Zhang Zuolin à Pékin. David Pollard montre comment Gu Jiegang a tenté d'amadouer Lu Xun en lui offrant ses ouvrages et comment Lu Xun, sans le moindre commentaire sur les théories novatrices que Gu Jiegang élaborait sur l'histoire chinoise, s'est complu à le moquer comme un suppôt de Hu Shi, s'en prenant à son bégaiement et à son nez rouge.

Ces trois épisodes illustrent bien les qualités et les défauts de l'ouvrage. Il s'agit d'une biographie d'un abord facile, mais souffrant d'un manque d'ambition dans l'analyse de l'évolution intellectuelle de Lu Xun. On peut citer ici l'exemple du grand lettré révolutionnaire-conservateur Zhang Binglin (1868-1936) que David Pollard ne mentionne que très brièvement et qui a exercé une certaine influence sur Lu Xun. Ce dernier devait lui consacrer deux textes après sa mort, écrits quelques jours avant sa propre mort. Alors qu'il avait toujours rejeté, souvent avec virulence, les théories de l'« essence nationale » développées par Zhang Binglin, Lu Xun explique dans ces deux textes qu'il reste fidèle à la figure du lettré confucéen devenu polémiste révolutionnaire qu'incarne Zhang Binglin et qu'il aimerait que l'on réédite ses écrits polémiques.

Ici se trouve également une clef pour comprendre le poème « Inscription autographe sur une photographie » (Ziti xiaoxiang) que Lu Xun a écrit à Tokyo en 1903 sur le dos d'une photographie où il apparaît après s'être coupé la natte. David Pollard, privilégiant l'anecdote, y lit une allusion voilée au mariage arrangé que préparait la mère de Lu Xun à Shaoxing. Mais le dernier vers (« Je sacrifierai mon sang à l'empereur Xuanyuan », autrement dit à l'empereur Jaune, ancêtre mythique de la race han) rapproche Lu Xun des théories de Zhang Binglin, dont il n'avait pas encore suivi les cours, mais qui avait écrit en 1901 un article sur comment il s'était coupé la natte, cité par Lu Xun dans l'hommage à son maître.

La pensée de Lu Xun ne se prête malheureusement que trop bien à un récit faisant la part belle aux liens personnels, comme le montre David Pollard en dressant la liste d'hommes originaires comme lui du Zhejiang et qu'il côtoyait. Par exemple, Cai Yuanpei, son mentor à l'Université de Pékin, qui lui permit, en tant que directeur du Daxue Yuan (ministre de l'Enseignement supérieur) du gouvernement de Chiang Kai-shek, de percevoir une rente mensuelle de 300 yuans de janvier 1928 à décembre 1931, alors même qu'il se rapprochait du Parti communiste. Tous les engagements intellectuels de Lu Xun semblent ainsi résulter de liens personnels noués avec des hommes et des femmes du Zhejiang, le conduisant du nationalisme de la révolutionnaire Qiu Jin, exécutée en 1907, et de Zhang Binglin, en passant par Qian Xuantong qui l'a entraîné dans le Mouvement du 4-Mai 1919 et Xu Shouchang qui lui a obtenu un poste à l'Université normale de Pékin, au marxisme du « martyr révolutionnaire » Rou Shi, exécuté en 1931, et de Feng Xuefeng, l'ami des dernières années. Cette fidélité de Lu Xun à son terroir et à ses origines aurait gagné à être interrogée comme un fait problématique dans son exclusivité. On aurait ainsi aimé en savoir plus sur les relations de Lu Xun avec Hu Shi, auquel il n'avait pas toujours montré une aussi grande hostilité que dans les années 1930, avec l'écrivain Yu Dafu dont il s'est rapproché à Shanghai malgré des divergences politiques et esthétiques, et surtout avec Chen Duxiu (2) dont il partageait une partie de l'itinéraire intellectuel qui devait mener Chen Duxiu vers le trotskisme et Lu Xun à la surenchère gauchiste en 1936 contre le Front uni décidé par Moscou. -