BOOK REVIEWS

Anru Lee, In the Name of Harmony and Prosperity. Labor and Gender Politics in Taiwan´s Economic Restructuring Catherine Farris, Anru Lee, Murray Rubinstein (éds.), Women in the New Taiwan. Gender Roles and Gender Consciousness in a Changing Society

by  Marina Thorborg /

Deux épisodes survenus lors de l’un de mes derniers séjours d’études à Taiwan il y a quelques années sont restés gravés dans ma mémoire :

Episode 1 : Je visite une usine textile située dans une zone franche industrielle en compagnie du patron. Alors que nous contemplons les immenses ateliers de production vides, il m’explique en soupirant comment la main-d’œuvre est progressivement devenue rare : « Il y a deux ans, la moitié des ouvriers est partie. Le même phénomène a eu lieu l’année dernière et devrait se reproduire l’année prochaine si je ne suis pas autorisé à faire venir de la main-d‘œuvre étrangère. Seul le secteur R&D et les produits haut de gamme, comme la suédine, sont encore en activité ».

Episode 2 : Je suis assise dans le hall d’un hôtel à Taipei avec un vieil ami taiwanais et ses collègues, tous des hommes. Il est presque huit heures du soir et nous prenons un verre. Mon ami se tourne tout à coup vers moi : « Pourquoi n’irais-tu pas te reposer ?». [Me reposer alors que la soirée vient juste de commencer ?] « Tu es la seule femme et, qui plus est, une femme occidentale, tu ne peux pas nous accompagner, mes collègues ne l’accepteraient jamais ». Sur ce, le professeur taiwanais et ses collègues prennent poliment congé et me laissent là !

Ces deux ouvrages traitent du développement économique rapide de Taiwan, et de la manière dont, comme en Corée du Sud[1], ce développement s’est appuyé sur le travail laborieux et sous-estimé des jeunes femmes. Ils décrivent également comment, avec la diversification croissante de l’économie, des ouvriers toujours plus nombreux ont exprimé leur mécontentement en quittant d’abord les emplois les moins attractifs, c’est-à-dire les emplois cumulant bas salaires et heures de travail interminables. Ce phénomène, survenu à Taiwan il y a dix ou quinze ans, commence tout juste à être observé en Chine du Sud dans les Zones économiques spéciales du delta de la rivière des Perles. Là encore, et pour les mêmes raisons, c’est le secteur textile qui est concerné en premier lieu[2].

Dans le second ouvrage, le chapitre intitulé « Between Filial Daughter and Loyal Sister », tiré de la thèse de doctorat d’Anru Lee, offre une excellente analyse de la façon dont le traitement inégal réservé aux filles est dissimulé derrière le concept de « famille entrepreneuriale » et fait écho à l’étude de Janet Salaff sur le travail féminin à Hong Kong[3]. L’un comme l’autre, ces travaux mettent en évidence la flexibilité et l’adaptabilité dans des structures familiales restées fortement patriarcales et hiérarchiques, et favorables aux fils au détriment des filles. Le chapitre « Guests from the Tropics »[4] montre comment l’interdiction de faire venir des travailleurs étrangers fut levée à la fin des années 1980, au moment où les entrepreneurs taiwanais commençaient à délocaliser leur production. Cela éclaire l’épisode 1.

L’industrialisation rapide de Taiwan et l’optimisme qui s’en suivit explique pourquoi la conscience de classe a eu du mal à se développer parmi les ouvriers. Ce phénomène a également été observé en Thaïlande, et, antérieurement, aux Etats-Unis. La conviction qu’on pouvait réussir en travaillant dur, illustrée par la formule « ouvriers devenus patrons » (hei shou bian tou jia, littéralement « les mains noires devenus patrons ») aidait nombre d’entre eux à accepter l’idée de passer quelques années difficiles. Le foisonnement des PME ne fit que renforcer cette conviction. Mais cet idéal ne pouvait être atteint que par des hommes. Nombre d’études montrent que l’on trouvait les conditions de travail les plus rudes dans les petites entreprises familiales où travaillaient les jeunes ouvrières de l’industrie dite légère[5]. Là où les hommes pouvaient aspirer à devenir leur propre patron, les femmes subissaient donc de plein fouet l’exploitation et l’inégalité des chances.

Un thème central chez Anru Lee est l’imbrication de la culture dans le mode de développement capitaliste. D’autres ont désigné ce phénomène est-asiatique, dans lequel les jeunes femmes célibataires sont les grandes perdantes, par le terme « hyper masculinisation », s’interrogeant sur ce modèle proche de l’Angleterre de 1840 : peut-on parler de « développement » lorsque des pans entiers de la population, en particulier des femmes jeunes, en sont exclus[6] ? Un développement similaire, basé sur une société patriarcale qui pactise avec la mondialisation au détriment des jeunes ouvrières, a été observé dans le contexte de l’industrie exportatrice chinoise[7.

Women in the New Taiwan ne s’intéresse pas seulement aux femmes et aux rôles attribués à chaque sexe ; deux chapitres sont réservés aux hommes. « Carousing and Masculinity : The Cultural Production of Gender in Taiwan » d’Avron Boretz décrit le concept d’amitié virile dans les groupes masculins, toutes classes sociales confondues, et révèle une convergence des héritages patriarcaux chinois et japonais, la longue tradition de ségrégation des sexes et la vénération des anciens. A l’exception des hôtesses payées pour introduire une ambiance érotique, la présence de femmes prenant part aux chants et aux libations va à l’encontre des règles de la fraternité masculine. Cela illustre l’épisode 2.

Ce comportement est judicieusement décrit dans une nouvelle étude intitulée « Bare Branches » comme celui d’hommes jeunes et célibataires dans des sociétés patriarcales marquées par une stricte ségrégation des sexes. Ce même comportement serait considéré dans d’autres types de sociétés comme immature et inconvenant pour des hommes éduqués et mariés[8].

La contribution de Yu-hsiu Liu, intitulée « A Bright Summer Day », pousse la logique de l’humiliation des femmes jusqu’au bout, en montrant clairement que le film du même nom vaut davantage par sa structure que par le récit du meurtre d’une femme. Ce sont avant tout les relations masculines qui y sont décrites. L’homme ne devient digne de ce nom qu’en tuant une femme. Sexe et violence sont inextricablement liés. Freud est ici pleinement exploité, avec quelques explications douteuses néanmoins.

Le texte de Ping-chen Hsiung sur le thème « Sons and Mothers » retient davantage l’attention en traitant des implications concrètes du concept de piété filiale. Quelques notions de démographies suffisent à démontrer que peu d’hommes ont en réalité eu l’occasion de pratiquer la piété filiale car, étant donné l’espérance de vie peu élevée dans la Chine ancienne, ils étaient généralement adolescents ou à peine entrés dans l’âge adulte à la mort de leurs parents. Ce n’était donc que dans des cas exceptionnels qu’un fils prenait en charge ses parents pour une période prolongée. Cela était encore plus exceptionnel dans le cas des mères qui, en raison des mauvais traitements et des accouchements à risque, survivaient rarement à leur mari. Le modèle était donc d’autant plus facile à maintenir qu’il n’était qu’exceptionnellement mis en pratique.

Dans son texte (« Lu Hsiu-lien and the Origins of Taiwanese Feminism ») consacré à Anette Lu, l’actuelle vice-présidente de Taiwan, Murray A. Rubinstein s’intéresse à l’influence que peut exercer une personnalité qui vit avec son temps. La tolérance et le discernement d’Anette Lu ont encouragé la diversité et la coopération, donnant une longueur d’avance au mouvement des femmes taiwanaises. Ce fait aurait mérité d’être davantage mis en valeur dans cette étude par ailleurs très documentée et bien écrite.

Quelques erreurs figurent dans le texte de Catherine S. P. Farris, « Women´s Liberation Under “East Asian Modernity” in China and Taiwan Historical, Cultural, and Comparative Perspectives ». On trouve ainsi en première page une affirmation selon laquelle la modernisation contribue à modifier les conceptions traditionnelles de la différence entre les sexes, alors que les études les plus récentes montrent que ce changement intervient principalement lors de la transition d’une société industrielle à une société post-industrielle[9]. Page 343, l’échec de la campagne de 1950-52 pour la nouvelle loi sur le mariage n’est pas explicité. Ce sont les meurtres en série, souvent le fait de cadres, à l’encontre des femmes qui demandaient le divorce, qui ont entraîné l’arrêt de cette campagne. Celles-là même que le gouvernement avait voulu protéger avec la nouvelle loi sur le mariage du 1 er mai 1950 en devenaient les premières victimes.

S’en suivit une nouvelle campagne, lancée le 8 mai (journée de la femme) 1953. Elle visait à promouvoir des familles harmonieuses qui assureraient la pérennité des biens, alors que les divorces fragmenteraient les terres et ralentiraient la production[10].

Page 366, on peut lire que le plus fort taux d’activité des femmes est observé dans les pays socialistes avancés (existent-ils encore ?), alors que ce taux est plus élevé en Scandinavie, où il ne s’accompagne pas des effets secondaires négatifs constatés dans les pays socialistes : surcharge de travail pour les femmes et fréquents accidents du travail[11]. Opposer socialisme et capitalisme semble un peu désuet et revient à poser les mauvaises questions après la défaite massive du socialisme. La Scandinavie a réussi à réaliser les promesses, généralement non tenues, faites aux femmes par le socialisme.

Le lecteur reste un peu sur sa faim avec le court chapitre de Richard C. Kagan sur l’art féministe à Taiwan, qui, après une brève mais instructive introduction, présente seulement quatre femmes artistes.

Pris ensemble, ces deux ouvrages constituent une bonne introduction sur les femmes et l’inégalité des sexes dans le développement taiwanais moderne. Ils présentent en outre quelques comparaisons utiles avec la Chine, et mettent en lumière l’influence de la culture sur le mode de développement capitaliste. Malgré des systèmes politiques différents, Taiwan et la Chine ont toujours en commun une culture de dégradation des femmes conduisant à des modes similaires d’exploitation.

 

Traduit de l’anglais par Elsa Chalaux