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La politique de participation de Taiwan à l’ONU

by  Samia Ferhat-dana /

La politique de participation de la République de Chine (Taiwan) à l’ONU revêt une portée difficile à saisir pour qui l’évalue en fonction de ses chances de réussite. Pour la comprendre, il est nécessaire de l’envisager dans le cadre d’une stratégie politique d’ordre interne et dans la situation du rapport de force entre Taipei et Pékin.

La question une nouvelle fois inscrite à l’agenda provisoire de l’Assemblée générale

Le 14 juillet dernier, neufs Etats, alliés diplomatiques de la République de Chine, ont adressé une lettre au secrétaire général de l’ONU. Ils sollicitaient la révision d’une partie de la résolution 2758 qui, adoptée le 26 octobre 1971, entraîna l’expulsion de Taipei des Nations Unies et l’admission de Pékin. Aux mois d’août et de septembre, cinq autres Etats se sont joints à cette demande, et pour la cinquième année consécutive, le problème de la représentation de l’île a été débattu par les membres du Comité général en vue de l’inscription de la question à l’ordre du jour de la 52e session de l’Assemblée générale, sans plus de succès que les années précédentes.

Alors qu’à l’issue de la Conférence sur le développement national tenue au mois de décembre 1996 à Taipei, le gouvernement et les deux partis d’opposition, le Parti démocrate progressiste (PDP) et le Nouveau parti (NP) avaient affirmé vouloir à l’avenir mettre l’accent sur la participation aux organisations internationales de moindre portée politique, faisant de l’entrée à l’ONU un objectif à long terme (1), de nombreux observateurs crurent à une volonté du gouvernement d’abandonner le projet.

Il est vrai que les obstacles rencontrés par la République de Chine sont nombreux et font apparaître comme vains les efforts déployés en vue d’une participation à l’organisation mondiale. Ces difficultés tiennent à des facteurs à la fois procéduraux et d’ordre politique. L’objet de la requête présentée est d’inscrire à l’ordre du jour définitif de l’Assemblée générale la question de la représentation du gouvernement de l’île ou, comme cette année, de la révision de la résolution 2758. Il appartient au Comité général, au sein duquel les alliés de Taipei restent minoritaires, de décider de l’établissement de l’ordre du jour. En outre, même si la question est finalement inscrite aux débats de l’assemblée, il semble fort peu probable qu’elle donne lieu à l’adoption d’une résolution satisfaisant les vœux des autorités de l’île. Les grandes puissances, sensibles aux pressions exercées par la Chine populaire, maintiennent leur politique d’« Une seule Chine », dont Taiwan serait une partie intégrante, et refusent, c’est le cas des Etats-Unis, de considérer la République de Chine comme un Etat souverain (2). Suivant les termes de l’article 4 alinéa 1 de la Charte de l’ONU et l’interprétation qu’en a fait la doctrine, la condition sine qua non d’acquisition de la qualité de membre est liée à la reconnaissance de la souveraineté de l’Etat (3).

La question est alors de savoir pourquoi, depuis cinq ans, Taipei continue à présenter sans relâche une demande qui ne peut être satisfaite ni dans le court ni dans le moyen terme. Une méconnaissance des réalités politiques ou des règles de procédure au sein de l’organisation mondiale n’est pas la réponse à envisager. Qu’elles appartiennent à la majorité ou à l’opposition, les personnes qui participent activement à la promotion de l’entrée de Taiwan à l’ONU sont toutes au fait des règles de droit international, et conscientes des obstacles qui entravent leur action (4). Et si le but de cette politique était différent de celui que le gouvernement de l’île affirme poursuivre ?

Il semble que la revendication de la participation de la République de Chine à l’ONU ne doive pas être envisagée comme visant uniquement à l’obtention d’un siège au sein de l’organisation. Cette politique possède une dimension plus complexe, à la fois d’ordre externe et interne. La participation aux Nations Unies doit être conçue comme intégrée au sein de la logique de politique extérieure développée par le président Lee Teng-hui depuis la fin des années 1980, et dont la motivation principale était de sortir Taiwan de son isolement. Elle a contribué à faire prendre conscience aux gouvernements étrangers de l’existence d’une entité politique particulière sur le territoire de l’île, « indépendante » du contrôle du gouvernement communiste, et désireuse de participer aux activités de la société internationale dont elle s’engage à respecter les principes fondamentaux. Sur le plan interne, elle a permis à Lee Teng-hui de réaliser un consensus national et, tout en consolidant sa position, de contrer la stratégie indépendantiste du Parti démocrate progressiste. C’est dans le cadre d’une telle perspective qu’il semble approprié de traiter du problème de la participation de la République de Chine à l’ONU.

Un territoire de 17 millions d’habitants privé de représentation politique au sein de la communauté internationale

Dès 1950, la question de la représentation de la Chine aux Nations Unies fut soulevée par l’Union soviétique au Conseil de sécurité. Jusqu’en 1961, elle fut considérée comme un problème de procédure. Pendant plus de dix ans, les grandes puissances, notamment en raison des événements de la guerre de Corée, ont refusé d’inscrire la question à l’ordre du jour de l’Assemblée générale et du Conseil de sécurité, lui déniant tout caractère politique.

La détérioration des relations entre l’URSS et la Chine au début des années 1960, le dynamisme diplomatique de Pékin à l’encontre des Etats du Tiers-monde et les progrès de sa recherche dans le domaine de l’arme nucléaire, ont conduit à un revirement de la politique étrangère américaine. Washington ne s’opposa plus à l’inscription de la question à l’ordre du jour de l’Assemblée générale, mais déposa néanmoins un projet de résolution qui lui donnait la qualité de « question importante », dont l’adoption requiert la majorité des deux tiers. Ce projet fut voté en 1961. Ce n’est qu’en 1971, alors que la majorité des membres de l’organisation était devenue favorable à Pékin, que la question fut jugée « ordinaire » ; la résolution présentée par l’Albanie fut adoptée, entraînant l’expulsion du gouvernement de la République de Chine (5).

A aucun moment le problème ne fut considéré comme étant celui de l’admission ou de l’expulsion d’un Etat. Aussi, la procédure en la matière ne fut-elle pas suivie. Le problème fut traité comme une question de représentation d’un Etat, la Chine, que les gouvernements nationaliste et communiste disaient tous deux légitimement représenter. Il ne s’agissait en l’occurrence ni d’une admission ni d’une expulsion, puisqu’aux yeux des membres de l’ONU, la Chine, Etat fondateur de l’organisation, continuait à siéger. Il est vrai qu’en raison de l’intransigeance de Pékin et de Taipei, il fut impossible d’arriver à une solution de compromis permettant le maintien de la délégation de la République de Chine à l’Assemblée générale, et l’octroi d’un siège de membre permanent pour la Chine populaire au Conseil de sécurité (6).

Les conséquences du vote de la résolution ne furent pas uniquement d’ordre diplomatique. L’opposition à Taiwan et outre-mer, inquiète des velléités expansionnistes de Pékin, se montra de plus en plus préoccupée par le statut international de l’île. Le discours indépendantiste, particulièrement virulent aux Etats-Unis, se caractérisa par la demande explicite de la participation du territoire aux institutions internationales sous le nom de « Taiwan ». L’obtention d’un siège à l’ONU était considérée comme susceptible de procurer au pays le statut d’Etat indépendant et souverain. Sur l’île, le mouvement d’opposition Dangwai, de plus en plus influencé par les membres de l’église presbytérienne et les activistes outre-mer, s’orienta vers des revendications à fort caractère territorialiste, où primait la question du statut juridique de Taiwan et de sa participation aux organisations internationales.

L’entrée de Taiwan à l’ONU : une revendication propre à l’opposition indépendantiste

L’obtention d’un siège pour Taiwan au sein des Nations Unies fut prônée pour la première fois par les opposants outre-mer. Le 1er octobre 1949, le fondateur à Hong kong de la Ligue pour la libération de Taiwan (Taiwan jiefang lianmeng), Liao Wen-yi, adressa une lettre au Secrétaire général de l’ONU, Trygve Lie, dans laquelle il demandait que Taiwan soit placée sous mandat de l’organisation en attendant que sa population se prononce, par le biais d’un référendum, en faveur de l’indépendance. Par la suite, Liao Wen-yi se rendit au Japon où il créa le « Gouvernement provisoire de la République de Taiwan ». Il fit une nouvelle demande en faveur de la représentation de ce gouvernement aux Nations Unies (7).

A la fin des années 1960, un Taiwanais, Chen Lung-chu, docteur en droit de l’Université de Yale, écrivit, en association avec Harold Lasswell, un livre prônant l’entrée de Taiwan à l’ONU en tant qu’Etat indépendant, et la reconnaissance de la République populaire comme le seul représentant de la Chine (8). La position de Chen Lung-chu constitua par la suite la base théorique du discours des indépendantistes. Selon lui, le statut juridique de l’île était resté indéfini après la seconde guerre mondiale. Le traité de paix signé entre la République de Chine et le Japon le 28 avril 1952 consacrait bien l’abandon par Tokyo de sa souveraineté sur le territoire, mais omettait de préciser le gouvernement à qui celle-ci allait échoir à l’avenir. La présence des troupes nationalistes à Taiwan dès 1945 était justifiée par le mandat que les forces alliées avaient attribué à Tchiang Kai-shek. Ce dernier devait recevoir la capitulation du Japon et maintenir son armée sur le territoire en attendant que le statut juridique de celui-ci soit déterminé de manière plus précise grâce, notamment, à l’exercice par la population de son droit d’autodétermination (9).

En 1971, Peng Ming-min développa aux Etats-Unis, le concept d’« Une Chine, un Taiwan » et, sollicitant lui aussi la réalisation d’unréférendum sur l’île, réclama l’entrée de Taiwan à l’ONU. Après le vote de la résolution 2758, les activistes outre-mer abandonnèrent pour un temps leur revendication et, ce n’est qu’à la fin des années 1980, à l’initiative de la FAPA (Formosan Association for Public Affairs) qu’elle fut redynamisée. Le Comité pour le retour à l’ONU (chongfan lianheguo weiyuanhui) fut créé, son travail consistant principalement en une activité de lobbying auprès du Congrès américain (10).

A Taiwan même, le problème du statut juridique du territoire fut abordé dans les discours électoraux des candidats de l’opposition à la fin des années 1970. Cependant, la demande de réintégration au sein de la communauté internationale ne fut formulée de façon explicite qu’à la suite de la rupture des relations diplomatiques entre Washington et Taipei. Ainsi, le dixième point du programme électoral des Dangwai lors des élections nationales de 1983 stipulait : « Il faut faire face à la réalité et résoudre les problèmes diplomatiques. Nous devons retrouver notre place au sein de la communauté internationale. » (11)

Lors des élections législatives de 1986, suivant la constitution du Parti démocrate progressiste, la revendication de l’entrée à l’ONU fut prônée par les candidats. Cette requête était devenue un des points importants de la politique étrangère de ce nouveau parti, puisque au sein de sa charte avait été inscrite la phrase : « [Il faut] promouvoir activement le retour au sein des Nations Unies. » (12) Par la suite elle fut modifiée et devint : « [Il faut] utiliser le nom de Taiwan pour entrer à l’ONU. » (13)

Les échéances électorales et le caractère fortement mobilisateur du discours réclamant la reconnaissance internationale de l’entité politique taiwanaise avaient conduit à la formulation de la demande d’entrée à l’ONU. Cette revendication n’eut cependant jamais d’autre portée que celle d’un slogan. Ce fut à l’initiative d’un membre du Kuomintang en 1991, au Yuan législatif, qu’elle donna lieu à l’élaboration d’une politique concrète.

D’un slogan à une politique nationale

De l’automne 1989 à l’été 1991, le monde a vécu un moment privilégié : le conflit Est-Ouest prenait fin, et le nouvel ordre mondial semblait pouvoir être établi de façon durable. L’enthousiasme général atteignit son point culminant lorsque les cinq membres du Conseil de sécurité décidèrent unanimement de condamner l’agression menée par l’Irak à l’égard du Koweit. C’est dans ce contexte de fin de lutte idéologique entre l’Occident et le bloc soviétique, que les Etats-Unis lancèrent en 1990 la politique de « reconnaissance croisée » à l’égard de la péninsule coréenne. Le 28 mai 1991, la Corée du nord présenta au secrétaire général de l’ONU une demande d’entrée au sein de l’organisation, suivant en cela la Corée du sud. Cette nouvelle allait raviver à Taiwan la question de la participation de l’île aux organisations internationales.

Le 31 mai 1991, Huang Chu-wen, député du Kuomintang au Yuan législatif, dans une question adressée au Chef du Yuan exécutif, demanda d’« admettre de façon pragmatique la réalité qu’est la division temporaire des territoires dans l’attente de la réunification. […] En s’appuyant sur le principe d’une entité politique exerçant une souveraineté de droit, demander à la société internationale [d’accepter] le retour au sein des Nations Unies et des organisations politiques » (14). Cette proposition fut adoptée par les députés le 18 juin sous le titre de « conseil » et non de « résolution », afin de satisfaire les vœux des membres les plus conservateurs du Kuomintang. Il était proposé au gouvernement de développer activement les relations diplomatiques bilatérales, et d’obtenir au moment approprié le retour au sein de l’ONU sous le nom de « République de Chine » (15).

Le gouvernement et le parti exprimèrent leur position dès le mois de juin 1991. James Soong, secrétaire général du Kuomintang, Hao Pei-tsun, chef du Yuan exécutif, et Frederick Tchien (Tchien Fu), ministre des affaires étrangères se montrèrent très pessimistes quant aux chances de Taipei d’être admis à l’ONU. La situation politique internationale, le droit de veto de la Chine compromettaient toute perspective d’obtenir un siège. En outre, la requête était perçue comme susceptible de gêner l’évolution des relations entre les deux rives. Elle pouvait être interprétée par Pékin comme une volonté délibérée de promouvoir la politique de « deux Chines » ou d’« une Chine, un Taiwan ». Au mois d’août 1991, le président Lee Teng-hui mit en doute l’opportunité d’une telle démarche en avançant qu’elle était prématurée au regard des relations avec le Continent.

Cette prudence ne correspondait pas à l’attitude de l’opposition qui, dès le mois de septembre 1991, mit en œuvre un ensemble d’activités. Le 8, une manifestation fut organisée à Taipei par Tsai Torng-jung, indépendantiste installé aux Etats-Unis et autorisé depuis peu à revenir à Taiwan. Les 30 000 participants demandaient au gouvernement la réalisation d’un référendum pour décider si le pays devait ou non rejoindre les Nations Unies. Sous l’impulsion d’Annette Lu, membre du PDP, un groupe regroupant 50 personnes se rendit à New York dès l’ouverture de la session annuelle de l’Assemblée générale. Son objectif était d’attirer l’attention de l’opinion publique internationale par l’organisation de colloques et de concerts, et d’entrer en contact avec les représentants des délégations étrangères. Frederick Tchien, en réaction au discours diffusé par l’opposition, suivant lequel l’île devait entrer à l’ONU sous le nom de « Taiwan », rappela la nécessité de garder le nom de « République de Chine ». Il déclara que l’objectif du gouvernement était d’obtenir d’abord un siège au sein des organisations spécialisées de moindre portée politique.

La position du gouvernement allait évoluer à partir du mois de février 1992. En effet, tout en réitérant l’idée selon laquelle l’ONU était un objectif à long terme, Frederick Tchien, sollicita l’aide des alliés de Taipei. Au mois de septembre, neuf Etats prirent la parole au sein de l’Assemblée générale en faveur de l’octroi d’un siège à la « République de Chine à Taiwan » (16). Au mois de février 1993, Wu Zhi-tan, le responsable de la Direction des organisations internationales du ministère des affaires étrangères, fut nommé directeur de la Représentation de Taipei à New York. En mars, la politique de participation à l’ONU fut officiellement lancée (17).

L’origine de la revendication de 1993 : des considérations politiques d’ordre interne

Pour saisir la portée de la revendication d’entrée à l’ONU, il est nécessaire de la replacer dans le contexte politique de l’île à la fin des années 1980 et au début des années 1990.

Assurant l’intérim de la présidence de la République et élu depuis peu à la tête du Kuomintang, Lee Teng-hui offrit, dès 1988, une nouvelle perspective au pays. Sur le plan national comme international, l’orientation choisie était indéniablement celle de l’ouverture. La démocratisation, la consolidation des résultats économiques, la participation aux activités de la communauté internationale et la sécurité du territoire devinrent les objectifs à atteindre par le gouvernement. Ceux-ci supposaient une plus grande souplesse à l’égard de principes qui, depuis de nombreuses années, limitaient le développement de l’île et empêchaient toute tentative d’élargissement de son espace international.

Cette nouvelle orientation fut qualifiée de « pragmatique » car elle mettait un terme au discours idéologique qui, pendant quarante ans, avait privé le pays d’un jeu politique pluraliste, entraîné le gel des institutions nationales, conduit au retrait de l’ONU et ruiné tout espoir de rapprochement avec le Continent. Le principe d’unicité de la Chine, le refus d’une double représentation sur la scène politique internationale ainsi que la négation du caractère légal et souverain du régime de Pékin avaient non seulement fondé la mise en place d’un régime monopartite à Taiwan, mais avait aussi mené à l’isolement du pays. Les pressions de plus en plus vives exercées par l’opposition tant outre-mer qu’à l’intérieur du territoire, ainsi que la nécessité d’internationalisation de l’activité économique supposaient l’adoption d’une politique à la fois plus réaliste et plus téméraire.

Cette dernière se traduisit, tout d’abord, par une plus grande souplesse quant au nom utilisé par Taiwan lors de sa participation aux activités internationales. Ainsi, alors que Taipei boycottait depuis deux ans les réunions de la Banque asiatique de développement, car l’admission de Pékin avait entraîné l’attribution de l’appellation « Chine - Taipei » à la République de Chine, en avril 1988, une délégation se rendit à Manille pour participer à la rencontre annuelle. En mars 1989, Lee Teng-hui visita Singapour où il fut accueilli comme le « président qui vient de Taiwan » (lai zi Taiwan de zongtong). Interrogé sur son sentiment à l’égard d’une telle dénomination, il déclara ne pas en être satisfait, mais pouvoir néanmoins l’accepter (18). Deux mois plus tard, le ministre des finances de l’époque Kuo Wan-jung se rendait à Pékin pour assister à une nouvelle réunion de la Banque asiatique de développement. Ensuite, Taipei accepta de reconnaître l’existence de fait du gouvernement communiste chinois. Dans un premier temps, Lee Teng-hui déclara, au sein du Comité central du Kuomintang de juin 1989, qu’il était nécessaire d’admettre l’impuissance de la République de Chine à exercer un contrôle politique effectif sur le Continent. Il annonça la mise en œuvre d’une diplomatie « plus souple, plus pragmatique » qui supposait notamment l’établissement de liens diplomatiques avec un Etat qui serait en outre reconnu par Pékin. Dans un second temps, les « Dispositions provisoires en période de rébellion communiste », qui avaient justifié l’installation d’un régime d’exception sur l’île, et qui déniaient tout caractère légal et souverain aux autorités continentales, furent abrogées. La décision, annoncée le 30 avril 1991, fut d’importance puisqu’elle permit la réalisation des premières élections nationales générales sur le territoire, et qu’elle renforça la politique de rapprochement avec la Chine populaire. Celle-ci avait été amorcée dès le mois de février par la création de la Fondation pour les échanges à travers le détroit. Au mois de décembre 1991, Pékin institua l’Association chargée des relations à travers le détroit de Taiwan. Les deux structures devaient permettre l’organisation de rencontres non officielles entre les représentants des deux gouvernements.

La politique d’ouverture promue par Lee Teng-hui provoqua de nombreux mécontentements au sein du Kuomintang. Les voix dissidentes se regroupèrent tout d’abord, au mois de février 1990, au sein du « Courant minoritaire » mené par Li Huan, le chef du Yuan exécutif, et Hao Pei-tsun, ministre de la défense. Li Huan, évincé au profit de Li Yuan-tsu de la candidature pour les élections à la vice-présidence de la République, tenta de mobiliser les membres du parti afin que Lee Teng-hui ne soit pas élu président. Pour mettre fin aux dissensions, ce dernier, reconduit dans ses fonctions en mars, nomma Hao Pei-tsun chef du gouvernement.

Quelques mois plus tard, les conservateurs s’organisèrent au sein d’une nouvelle faction, la « Nouvelle coalition du Kuomintang » (Xin Guomintang lianzhen). Ils reprochaient au président une attitude trop conciliante à l’égard des indépendantistes outre-mer et sur le territoire. Ils s’opposaient à la tournure prise par les débats relatifs à la réforme constitutionnelle, au cours desquels Lee Teng-hui s’était montré favorable au mode de scrutin universel direct pour l’élection présidentielle. Ils mettaient en doute son désir de promouvoir la réunification entre les deux rives (19). La mésentente devint manifeste au début du mois de mai 1991. Lee Teng-hui, au cours d’une conférence de presse suivant l’annonce de l’abolition des dispositions provisoires, et interrogé au sujet du statut de la Mongolie extérieure, affirma que celle-ci était indépendante depuis de nombreuses années, et qu’il appartenait au Yuan exécutif d’adopter une attitude claire à ce sujet (20). Hao Pei-tsun, les membres du « Courant minoritaire » et ceux de la « Nouvelle coalition du Kuomintang » étaient fermement opposés à la reconnaissance du gouvernement d’Oulan Bator. Un mois plus tard, Huang Chu-wen soumit sa proposition au Yuan législatif sous forme de question adressée au gouvernement.

Dans un entretien qu’il accorda quelques années plus tard, Huang Chu-wen reconnut que la proposition avait eu comme but principal de contrer les forces conservatrices au sein du Kuomintang. Il désirait exprimer son soutien à la nouvelle orientation politique et diplomatique que Lee Teng-hui entendait donner au pays. La faction à laquelle il appartenait, la « Sagesse » (zhisi hui) était depuis plusieurs mois hostile à celles proches du chef du Yuan exécutif. De vives querelles les avaient souvent opposées dans l’enceinte du Yuan législatif. La position de Hao Pei-tsun sur la Mongolie extérieure avait finalement conduit Huang Chu-wen à prôner, par provocation, l’entrée du pays à l’ONU, rejoignant ainsi les vœux de l’opposition. Toutefois, désirant se démarquer du discours indépendantiste des membres du PDP, il ne sollicita pas leur soutien lors du vote de la proposition. De plus, il insista sur l’utilisation du nom « République de Chine » et non « Taiwan » (21).

Devant le succès remporté par la revendication auprès de la population, Annette Lu et Tsai Torng-jung avaient été élus sur ce thème lors des élections législatives de décembre 1991, Lee Teng-hui décida de l’intégrer au sein de la politique étrangère du pays. Ainsi lui était-il possible, d’une part, d’atténuer les effets de la stratégie indépendantiste du PDP qui avait inscrit la clause de l’indépendance dans sa charte au mois d’octobre 1991, et, d’autre part, d’aller dans le sens du désir des Taiwanais d’améliorer le statut international de l’île.

Le 30 janvier 1993, Hao Pei-tsun remit sa démission. Lien Chan, dont les positions étaient très proches de celles du président, fut nommé à la tête du Yuan exécutif. En mars, le ministère des affaires étrangères annonça officiellement la promotion de la politique de participation à l’ONU. L’objectif du gouvernement était d’obtenir la cohésion nationale sur ce thème. Il désirait trouver un terrain d’entente avec le PDP et mener une action commune. Aussi, une structure multipartisane, le Comité d’action national (quandonghui), fut-elle créée. Cependant, en raison des divergences entre les deux partis elle perdit rapidement son caractère effectif. Même si la politique du PDP est devenue plus modérée à partir de 1995, la position de ce parti sur la question du statut politique du territoire est restée distincte de celle du gouvernement. Pour le PDP, un siège à l’ONU devait consacrer l’indépendance de l’île, et c’est sous le nom de « République de Taiwan » qu’il souhaitait que cette dernière rejoigne les membres de l’organisation.

La majorité et l’opposition : un objectif commun… des discours distincts

L’automne 1995 a été marqué par un changement important dans la politique du premier parti d’opposition, bien que pressenti dès 1993. Le thème nationaliste, privilégié jusque-là, fut délaissé au profit d’un discours plus pragmatique, plus modéré. Shih Ming-teh, président du parti, dans une déclaration faite le 14 septembre à Washington, affirma que l’indépendance de l’île n’avait pas à être proclamée, puisqu’elle était effective depuis de nombreuses années. Des résultats électoraux décevants, ainsi que l’attitude négative des gouvernements étrangers à l’égard de revendications jugées trop provocatrices à l’encontre de Pékin, ont été les principales raisons de ce changement (22).

Sur le plan interne, cette nouvelle perspective impliquait une redéfinition des relations avec le parti au pouvoir. La coopération devint la ligne de conduite. Le PDP devait apparaître aux yeux des électeurs comme responsable et apte à gérer le pays. Cela aboutit aux négociations de la Conférence sur le développement national et à l’entente réalisée sur le contenu de la réforme constitutionnelle. Sur le plan externe, elle entraîna la redéfinition des priorités : la politique de l’ONU fut dès lors présentée comme un objectif à long terme.

Actuellement, le département des affaires internationales du PDP consacre son énergie et ses ressources financières à ce qu’il considère comme des objectifs à court et moyen terme : le développement des relations avec les partis politiques d’autres pays, la participation aux activités des ONG et l’établissement de liens privilégiés avec les villes étrangères. Le PDP est ainsi membre de l’Internationale libérale qui réunit tous les partis politiques attachés à l’idéal libéral-démocrate. Il est l’un des fondateurs de l’Alliance asiatique des partis libéraux-démocrates, dont il assure la présidence. De même, il prend part à l’action de nombreuses organisations non gouvernementales traitant de problèmes liés aux droits de l’Homme, de la femme, à la protection de l’environnement, etc. Et enfin, Chen Shui-bian, le maire de Taipei, a accueilli dernièrement son homologue d’Oulan Bator, bien que la Mongolie extérieure ne soit pas reconnue par la République de Chine.

Le but de ces activités est, selon les termes de Bi-khim Hsiau, d’augmenter la « visibilité » de Taiwan. C’est dans cette perspective qu’il convient aussi d’envisager la revendication de l’entrée à l’ONU. Elle continue d’être prônée par les membres du parti, car elle est conçue comme permettant d’attirer l’attention de l’opinion publique internationale sur l’existence de l’île en tant qu’entité politique, sociale et économique indépendante des autorités de Pékin. Le travail de lobbying réalisé par les Taiwanais vivant aux Etats-Unis, souvent membres de la FAPA, et coordonné par la représentation du PDP à Washington dont Parris Chang assure la direction, répond à cet objectif.

C’est sur ce point que la majorité et l’opposition se retrouvent. Le gouvernement continue à promouvoir la politique de participation à l’ONU car elle est envisagée comme partie intégrante d’une stratégie de défense à l’égard du Continent (23). La priorité reste indéniablement le développement des relations diplomatiques bilatérales, l’entrée au sein des organisations spécialisées et la transformation de l’île en un centre économique et financier régional. Toutefois, la campagne publicitaire faite chaque année lors de l’ouverture de la session annuelle de l’Assemblée générale, et diffusée par les médias internationaux, permet d’affiner la perception qu’a l’opinion publique des problèmes rencontrés par Taiwan. Le prestige des Nations Unies, le fait que seul un Etat souverain puisse en acquérir le statut de membre, donne une signification particulière à la démarche de Taipei. Il s’agit d’affirmer la souveraineté et l’indépendance de la République de Chine face à Pékin.

Si la finalité de cette politique est similaire à celle recherchée par le PDP, le discours est cependant différent, ce qui limite les possibilités de coopération. Le gouvernement dit rester fidèle au principe d’unicité de la Chine, bien qu’il convienne de reconnaître la division actuelle de la nation en deux entités politiques distinctes (24). Selon lui, les relations entre les deux rives doivent évoluer dans le sens de la réunification ; un siège pour la République de Chine au sein des Nations Unies, comme le montre le précédent de l’Allemagne, ne compromettrait en rien la réalisation de ce vœu.

La participation à l’ONU est donc actuellement un élément important de la stratégie continentale de Lee Teng-hui, cette dernière se caractérisant d’une part, par une volonté d’ouverture, de contact avec Pékin, et, d’autre part, par une grande fermeté quant au statut politique du territoire. Les efforts continus entrepris par Taipei pour ouvrir son espace international conduisent la Chine à commettre des erreurs diplomatiques qui lui sont préjudiciables. En effet, les manœuvres militaires du mois de mars 1996 qui ont entraîné l’envoi par les Etats-Unis d’un porte-avions dans le détroit de Formose, ou encore, l’utilisation au mois de janvier 1997 du droit de veto au sein du Conseil de sécurité pour empêcher le renouvellement du mandat de la force de maintien de la paix au Guatemala, allié de Taipei, contribuent à augmenter le sentiment de sympathie éprouvé par l’opinion publique internationale à l’égard du gouvernement de l’île. Ressentie comme un défi par les autorités continentale, la politique de participation à l’ONU pousse Pékin à adopter une attitude qui rappelle par de nombreux aspects celle de l’Union soviétique au sein des tribunes internationales au moment de la guerre froide.

Téméraire, Lee Teng-hui n’en oublie pas pour autant la prudence. Comme le montre l’évolution de la politique de participation à l’ONU, le gouvernement tient compte, dans la formulation et la promotion de celle-ci, des réactions de la Chine et des pressions des Etats-Unis.

Une revendication audacieuse, des termes modérés

L’énoncé de la revendication rend compte de la volonté de ne pas heurter de manière trop violente la susceptibilité du gouvernement chinois. Ainsi, la politique de l’ONU fut présentée comme visant à obtenir la « participation » (canyu) du pays aux activités de l’organisation. L’expression « retour au sein de l’ONU » utilisée par les médias dès 1991, fut considérée comme susceptible de raviver les discussions relatives au problème de représentation des deux gouvernements et ainsi, comme capable de remettre en cause le statut de membre de Pékin ; elle ne fut donc pas retenue lors de la formulation officielle de la politique en 1993 (25). Les activistes de la FAPA et du PDP, quant à eux, arguant du statut d’Etat indépendant de Taiwan, ont toujours prôné l’« entrée à l’ONU » (jiaru lianheguo), demandant ainsi l’obtention d’un siège pour la « République de Taiwan », en tant que nouveau membre.

Les termes de la demande de Taipei furent modifiés à deux reprises. De 1993 à 1995, les alliés diplomatiques réclamèrent l’« examen de la situation exceptionnelle de la République de Chine à Taiwan dans le contexte international, au regard du principe de l’universalité et de la formule établie de représentation parallèle, à l’organisation des Nations Unies, des pays qui sont divisés » (26). Cette requête, fondée sur le principe d’une double représentation de la Chine, Etat divisé (fenlie) fut jugée inacceptable par Pékin, car contraire au principe de l’unité de la nation chinoise.

Aussi, après la crise du détroit, le discours du gouvernement de l’île fut-il révisé. La demande présentée à Boutros Boutros-Ghali au mois de juillet 1996, ne contenait plus les termes de « représentation » ni d’« Etat divisé ». Il y était réclamé l’« examen de la situation exceptionnelle à laquelle mena la résolution 2758 de l’Assemblée générale, notamment l’impossibilité pour les 21,3 millions de personnes à Taiwan, République de Chine, de ne pouvoir participer aux activités de la communauté internationale » (27). La réalité politique des deux rives fut définie comme étant celle d’une « Chine gérée par deux gouvernements distincts ». Toute allusion à la division du pays, même présentée comme temporaire, était donc éliminée.

C’est ce concept qui prime aussi dans la requête présentée à Kofi Annan au mois de juillet 1997. Le contenu de celle-ci révèle cependant une nouvelle orientation. Cette année, les alliés de Taipei, en l’occurrence le Burkina Faso, le Commonwealth de Dominique, la Gambie, la Grenade, la Guinée Bissau, le Nicaragua, le Sénégal, les îles Salomon, le Swaziland, le Salvador, le Honduras, Saint-Vincent, le Tchad et le Libéria ne demandent plus la constitution d’un comité d’étude chargé de discuter du problème de la représentation de la République de Chine à l’ONU, mais la suppression dans la résolution 2758 du paragraphe qui entraîna en 1971 l’expulsion de sa délégation (28). Le reste du texte n’est pas remis en cause, ce qui signifie que Taipei reconnaît la légitimité de Pékin à représenter la Chine continentale au sein de l’organisation. Il revendique par ailleurs le droit pour son gouvernement de représenter le territoire de l’île qu’il contrôle effectivement, maintenant ainsi sa position quant à l’existence de deux entités politiques de statut équivalent et en droit d’être représentées l’une et l’autre au sein des institutions internationales.

Sur les 30 alliés diplomatiques de la République de Chine, 14 seulement ont signé la demande ; ils étaient au nombre de 16 l’année dernière. Si le résultat des débats tenus au sein du comité général était attendu, il semble toutefois que les Taiwanais aient été déçus de l’absence de soutien de la part du Panama et du Paraguay. Malgré le récent voyage du président Lee Teng-hui dans ces deux pays et l’aide financière que Taipei leur accorde, ni l’un ni l’autre ne s’est associé à la demande de révision de la résolution 2758 (29). De même, lors de la réunion de l’Assemblée générale de l’ONU (22 septembre-7 octobre 1997), seulement 22 pays se sont exprimés en faveur du retour de Taiwan à l’ONU (contre 28 en 1996, 29 en 1995, 26 en 1994, et 24 en 1993). Parmi ces Etats, 19 ont des relations diplomatiques avec Taipei (on comptait le Paraguay, mais pas le Panama), et deux autres (Fidji et la Papouasie Nouvelle-Guinée) ont « reconnu » la République de Chine (Cf. le tableau de l’article de Laurent Michelon) (30). En raison de considérations d’ordre économique (Panama), ou parce qu’ils souhaitent le renouvellement du mandat des forces de l’ONU sur leur territoire (le Guatemala et Haïti), un nombre croissant d’alliés de Taiwan ne peuvent appuyer ouvertement la démarche du gouvernement de l’île. Inutile de mentionner les Etats qui entretiennent des relations diplomatiques avec Pékin, d’autant qu’aucun des membres du Conseil de sécurité ne se montre prêt à revenir sur sa politique en la matière.

L’échec subi cette année, comme ceux des années précédentes ne conduira pas, selon les officiels taiwanais, à l’abandon de la politique de participation à l’ONU. Aussi, à l’automne prochain, une nouvelle proposition sera sans doute soumise aux membres de l’organisation ; à moins que l’évolution des relations entre les deux rives n’aille dans le sens de la reconnaissance par Pékin de la République de Chine comme une entité politique souveraine et indépendante. Or, actuellement, une telle perspective reste fortement improbable.

En fait, il semble que ce ne soit pas la suite donnée à la requête qui importe, mais plutôt la portée de la question que Taipei pose à l’ensemble de la communauté internationale. S’il était légitime d’admettre la RPC à l’ONU en 1971, qu’en est-il aujourd’hui de la représentation de l’entité politique taiwanaise qui, depuis près de 50 ans, s’est développée indépendamment du Continent ?

Destinée dans un premier temps à résoudre des problèmes politiques d’ordre interne, la revendication de la participation aux activités des Nations Unies est devenue le fer de lance de la diplomatie de Taipei et de sa stratégie continentale. Le développement du pays est considéré actuellement comme étant tributaire d’une ouverture politique et économique (31). L’internationalisation de la société taiwanaise est le seul moyen de mettre fin à l’isolement dans lequel Pékin souhaite la cantonner ; c’est la clé de sa survie et de son indépendance. Réclamer à grand fracas la participation à l’ONU revient avant tout à affirmer le droit des habitants de l’île de décider librement de leur avenir. La querelle relative à l’indépendance et à la réunification ne prime plus aujourd’hui dans la société taiwanaise. A part quelques irréductibles, tout le monde est d’accord pour reconnaître l’indépendance de facto du territoire. Il s’agit maintenant pour Taipei de faire accepter ce constat par la communauté internationale. Il n’appartient certes pas aux membres de cette dernière de décider de l’avenir du territoire. Qu’il évolue vers la réunification, l’indépendance ou l’intégration au sein d’une confédération chinoise, la décision sera prise conformément aux termes du dialogue tenu entre les deux rives. Cependant, il semble que pour le gouvernement de Taipei, obtenir d’un nombre plus important d’Etats la reconnaissance de l’effectivité et de la souveraineté de l’entité politique existant sur le territoire de l’île, soit la garantie d’une position plus forte au moment de la rencontre avec les autorités chinoises. Or, n’est-ce pas en fonction d’une telle conception qu’il convient d’envisager le sens de la politique de participation à l’ONU ?