BOOK REVIEWS
Rencontre avec quatre écrivains taiwanaisChu T’ien-wen, Su Wei Chen, Cheng Chiung-ming et Ye Lingfang
Lorsque lon compare le nombre de traductions en français duvres décrivains de Chine continentale et celui duvres décrivains de Taiwan, on est frappé par une immense disproportion. Le lecteur francophone a actuellement à sa disposition une dizaine de titres de romans ou de nouvelles taiwanaises (1) à peine, à côté de la centaine duvres littéraires du continent (2). On comprend aisément les raisons de cet état de fait : la « grande » Chine est censée davantage intéresser le public français, souvent incapable de situer la petite île de Taiwan sur la carte, et la fascination que la Chine continentale exerce sur le public dOccident est loin dêtre retombée. Pourtant, les écrivains taiwanais ont été au contact des grands mouvements littéraires du monde entier beaucoup plus tôt que leurs homologues continentaux contraints au silence pendant les années de la très peu culturelle révolution du même nom et, malgré la répression très forte dont ils ont été lobjet de la part dun Kuomintang tout puissant dans lîle à partir de 1949, ils ont continué à sexprimer. Ils ont créé une littérature puissante et profonde, influencée à la fois par la culture chinoise traditionnelle, la culture occidentale, mais aussi par la culture japonaise (cinquante années doccupation, de 1895 à 1945, ne seffacent pas facilement) et la culture autochtone, cela sans avoir, évidemment, à respecter le pesant dogme marxiste-maoïste qui a bridé les ailes de leurs homologues du continent depuis lintervention de Mao Zedong à Yanan en 1942.
Au début des années 1990, la commission gouvernementale « pour lédification de la culture », prenant conscience de cette méconnaissance de la littérature de Taiwan en Occident, a invité à plusieurs reprises écrivains, éditeurs, journalistes et traducteurs occidentaux dans lîle. Des colloques sur la traduction ont été organisés et des subventions offertes aux éditeurs français qui désireraient éditer des uvres taiwanaises. Ces efforts ont permis la publication des ouvrages cités plus haut (du moins pour certains dentre eux), mais la littérature taiwanaise reste encore très peu diffusée en Occident, et particulièrement en France.
Nous ne prétendons pas dresser ici un quelconque tableau de la création littéraire taiwanaise, mais plutôt livrer quelques impressions à lissue de rencontres avec des auteurs taiwanais effectuées en octobre 1997. Un questionnaire leur avait été adressé, et leurs réponses donnent une indication sur létat desprit de ces écrivains confrontés aux grandes questions qui se posent à lîle en cette fin de XXe siècle : lidentité « nationale », la place de leur littérature au sein des littératures de langue chinoise et des littératures du monde entier, lavenir de Taiwan, le rôle de la littérature et de lécrivain
Quatre écrivains ont répondu à notre questionnaire.
Chu Tien-wen (Zhu Tianwen) est lauteur de nombreux recueils de nouvelles et de romans, dont lun, célèbre, est souvent donné comme exemple décrit « post-moderne », Shijimo de huali (Beauté fin de siècle) (3). Ce texte évoque la société taiwanaise actuelle dans les moindres détails de sa « modernité » parfois futile, comme les parfums ou les vêtements à la mode. Chu Tien-wen écrit des scénarios pou le cinéaste Hou Xiaoxian (La Cité des douleurs).
Su Wei Chen (Su Weizhen) a écrit de nombreux romans et nouvelles qui ont remporté de prestigieux prix littéraires ; elle est journaliste au supplément littéraire du Wenlianbao.
Cheng Chiung-ming (Zheng Jiongming), résidant à Gaoxiong, est poète (même sil dit ne plus écrire à présent) et responsable de la revue Wenxue Taiwan qui défend avec force loriginalité de la littérature taiwanaise par rapport à celle du continent.
Ye Lingfang est une femme écrivain qui na publié quun seul roman, bien accueilli par la critique, Yuanyang dushui (La Traversée des canards mandarins) (4).
A la question « Pourquoi écrivez-vous ? », Chu Tien-wen avoue ne pas savoir faire autre chose, Su Wei Chen indique quelle désire arrêter le temps : « Refléter ma situation actuelle fait que lespace où je suis devient une sorte détat stable éternel, de même valeur que le temps », tandis que Cheng Chiung-ming affirme la valeur militante de son écriture (les condamnés de lincident de Gaoxiong (5) lisaient son recueil Fanshu zhi ge, Chants de la patate douce, en prison ). Ye Lingfang fait part quant à elle un « violent désir » depuis son enfance.
La question des influences, à la fois des écrivains chinois et étrangers, fait apparaître sous la plume de Chu Tien-wen et Su Wei Chen, les noms de Milan Kundera, Gabriel Garcia Marquez, Shen Congwen et Zhang Ailing, tandis que Cheng Chiung-ming et Ye Lingfang ne citent que des écrivains taiwanais et un écrivain japonais, Mishima Yukio, dont les sources dinspiration sont sans doute plus proches des écrivains taiwanais qui revendiquent une littérature taiwanaise différenciée de la littérature chinoise en général. Labsence dans leur réponse dautres écrivains étrangers est frappante (Ye Lingfang attribue ce fait à la mauvaise qualité des traductions duvres étrangères en chinois).
Sur lexistence dune ou de plusieurs littératures chinoises, ces écrivains sont unanimes pour considérer quil existe des littératures différentes selon le lieu où elles sont produites : Chine continentale, Taiwan, Hong Kong, Asie du Sud-Est. Ye Lingfang fait justement remarquer que les écrivains de Taiwan ont été nourris par la double influence de lOccident et de la littérature classique chinoise quand, au même moment, les écrivains continentaux navaient que la prétendue littérature des ouvriers, paysans et soldats à se mettre sous la dent !
Chu Tien-wen cite Claude Lévi-Strauss à propos du rôle de la littérature : « Lâme possède une face qui agit comme bon lui semble. » Pour elle, la littérature, cest précisément lexpression de lâme lorsquelle agit comme bon lui semble. Pour Su Wei Chen, la littérature a un rôle de dramatisation des faits qui attire lattention du public. Cest le cas des romans taiwanais qui ont le plus marqué la société ces dernières années, par exemple Jiabian (Changements familiaux) de Wang Wenxing, et le très récent recueil de Li Ang, Beigang xianglu renren cha (Chacun peut se brancher dans le brûle-parfum de Beigang) (6) qui a même fait scandale. Pour Cheng Chiung-ming, sans être au service de la politique, la littérature doit exercer une certaine influence sur la société et émettre une sorte de jugement envers elle ; cet avis est largement partagé par Ye Lingfang : si la littérature est parfois utilisée par certains pour propager des dogmes, une proportion équivalente décrivains sen servent justement pour renverser ces mêmes dogmes.
Pour ce qui est de lavenir de Taiwan, Chu Tien-wen invite à se reporter au contenu de ses romans pour obtenir une réponse, quand Su Wei Chen affirme refuser de penser à lavenir afin de ne pas se retrouver un jour dans lincapacité de continuer à écrire Cheng Chiung-ming a une réponse avant tout politique : Taiwan restera une démocratie malgré les menaces dont elle est lobjet. Ye Lingfang répond en sinterrogeant sur lavenir du continent (se délitera-t-il à linstar de lUnion Soviétique à lépoque de Gorbatchev ?) dont dépend avant tout lavenir de Taiwan.
En réponse à la question sur les écoles littéraires taiwanaises, Su Wei Chen déclare ne pas savoir à quel courant ou école littéraire elle appartient, alors que Chu Tien-wen revendique une appartenance au réalisme, à ses débuts, puis au post-modernisme et enfin au « post-constructivisme », avant davouer ne plus savoir comment se déterminer actuellement. Cheng Chiung-ming affirme son appartenance à la Société de poésie Li (le caractère li représente le chapeau en bambou tressé des paysans de Taiwan) et revendique une coloration réaliste, proche de la notion allemande de la neue Sachlichkeit, « la nouvelle objectivité » (xin jiwuzhuyi). Ye Lingfang, quant à elle, pense que cette question des écoles littéraires est extrêmement dommageable à la qualité de la littérature de Taiwan. Elle dénonce les écrivains qui veulent à tout prix imiter les courants occidentaux, affirmant que quand Garcia Marquez a été traduit à Taiwan, un écrivain comme Chang Ta-Chun (Zhang Dachun ) sest empressé de limiter ; lorsque Kundera a été traduit à son tour, il la aussi singé. Elle va même jusquà qualifier Chang Ta-chun de plus grand perroquet de la littérature taiwanaise. Ye Lingfang ne cache pas quelle naime guère les uvres dont les recherches sur la forme sont trop poussées et nhésite pas à revendiquer un certain conservatisme dans ce domaine.
Quand on leur demande pourquoi la littérature de Taiwan est si peu connue dans le monde, les écrivains saccordent à penser que les raisons politiques ont empêché la littérature taiwanaise dêtre mieux diffusée. En outre, la pénurie de traductions a interdit aux non-sinophones dy avoir accès. Pourtant, de lavis de tous, la qualité de la littérature taiwanaise et chinoise en général nest en rien inférieure à celle des autres pays. Parmi les uvres qui lui semblent les plus représentatives, Su Wei Chen cite Niezi (Garçons de cristal), de Bai Xianyong, Jiabian (Changements familiaux) de Wang Wenxing, mais aussi une uvre toute récente dune jeune femme, Qiu Miaojin, Mengmate yishu (Le testament de Montmartre) (7). Son auteur sest suicidée après la publication du livre, qualifié de post-moderniste dans le sens où il exprime le désespoir de jeunes gens qui ne trouvent dans la société moderne quelle soit asiatique ou européenne ni leur place ni un système de valeurs satisfaisant. Elle affirme aussi apprécier le roman politique de Zhang Dachun Sahuang de xintu (Le Disciple du mensonge) (8). Ye Lingfang cite également le nom de Bai Xianyong, ainsi que le roman dun jeune auteur de Tainan, Wu Jue, proche des écrivains du terroir, intitulé Shigu (Ramasser les os) (9), dont la lecture nous a souvent été recommandée.
A travers les réactions de ces écrivains, on perçoit bien le clivage entre ceux qui aspirent à une littérature « moderniste » ou post-moderniste, et qui mettent laccent sur les recherches formelles, et ceux qui désirent avant tout affirmer loriginalité de la culture taiwanaise à travers sa littérature. Chez ces quatre écrivains, Taiwanais de fait, les aspirations divergent et alimentent une passionnante discussion dont se font lécho les nombreuses revues littéraires de lîle. La richesse du débat, la profusion et la qualité des romans publiés à Taiwan devraient inciter davantage de chercheurs, de traducteurs, de critiques et déditeurs à sintéresser à cette littérature et à la faire connaître.
Questionnaire
1. Pourquoi écrivez-vous ?
Chu Tien-wen : Parce que je ne sais pas faire autre chose.
Cheng Chiung-ming : Jécris de la poésie. Comme je me préoccupe de cette société, je ne voudrais pas être un homme de rupture qui fasse tache dans son époque. Jespère exprimer ma préoccupation envers les hommes à travers mes uvres et le respect de lêtre humain. Ecrire, pour moi, cest faire un retour vers lhonnêteté tout en exprimant une voix critique envers les injustices de cette société.
Su Wei Chen : Actuellement, jai limpression que je narriverai pas à expliquer la raison fondamentale de cette envie décrire. Je pense que lécriture a peut-être toujours été pour moi une chose « de linstant ». Refléter ma situation actuelle fait que le temps où je suis devient une sorte détat stable éternel, de même valeur que le temps. Poser la question, cest déjà y répondre. Bien sûr, cest probablement une affaire dordre historique, il ny a que des questions, mais pas de réponses.
Ye Lingfang : Franchement, je nai
jamais réfléchi à cette question. Je me souviens
seulement que lorsque jétais à lécole
primaire, jéprouvais un violent désir de lire
; bien sûr, à cet âge, jignorais quil
existait quelque chose comme la littérature, je ne lisais
pas du tout pour la littérature, mais cétait
plutôt une pulsion instinctive. Ce nest quà
lâge du lycée que jai découvert
mon désir décrire. Jai commencé
à noter dans des cahiers des histoires qui me paraissent
aujourdhui bien naïves, je les faisais lire à
mes camarades de classe. Dans ce geste décrire et dêtre
lue, jobtenais une immense satisfaction.
Bien sûr, ce que jécris maintenant na rien
à voir avec ce que jécrivais à lépoque,
car ce que jécrivais à lépoque
correspondait seulement à un désir extraordinaire,
ce nétaient que des balbutiements de jeune fille et
une aspiration vague à la vie et à lamour. Mes
écrits actuels ont un but, parce que lexpérience
de ma vie passée ma permis de me forger un certain
nombre dopinions que je veux exprimer, ce qui signifie que
tout en satisfaisant mon désir décrire et dêtre
lue, je veux discuter de certaines questions.
2. Quels écrivains chinois aimez-vous le plus ? Quels écrivains étrangers ?
Chu Tien-wen : Sans compter les écrivains chinois anciens, je citerai pour les modernes Shen Congwen et Zhang Ailing. Parmi les étrangers vivants : Gabriel Garcia Marquez, Italo Calvino, Milan Kundera, Patrick Süskind, Lawrence Block.
Su Wei Chen : Jaime surtout les écrivains du roman moderne et les uvres qui nont pas une couleur « régionaliste ». Pour la Chine, je citerai Shen Congwen, Zhang Ailing, Wang Zengqi. Pour létranger, Virginia Woolf, Milan Kundera, Antoine de Saint-Exupéry.
Cheng Chiung-ming : Les écrivains taiwanais que jaime, ce sont Ye Shitao, Dong Fangbai. Les poètes Chen Qianwu, Bai Huo, Li Minyong. Jaime lécrivain japonais Mishima Yukio.
Ye Lingfang : Je pense quen général, les termes d « écrivains chinois » désignent les écrivains de Chine populaire. Dans ce cas, si je me fie à mes goûts et mes critères les plus subjectifs, cest le nom de Zhang Xianliang qui me vient en premier à lesprit. Japprécie sa profondeur et linterprétation quil a de la vie. Cette interprétation et cette profondeur, aucun autre écrivain que je connaisse ne les atteint. En ce qui concerne les écrivains étrangers, comme la qualité des traductions nest pas bonne ici et que mes lectures sont assez chaotiques, je ne peux pas répondre à cette question.
3. Parmi vos uvres, quelle est celle que vous préférez ? Pourquoi ?
Chu Tien-wen : Huangren shouji (Notes manuscrites dun homme abandonné) . Cest mon uvre la plus récente. Mon défaut est dimaginer que chaque fois que jai fini décrire une uvre cest la meilleure de toutes celles que jai écrites auparavant.
Su Wei Chen : Chenmo zhi dao (Lîle silencieuse). Cette uvre se rapproche le plus de mon état physique et mental actuel. Dun autre point de vue, je me rapproche peut-être encore davantage de Mengshu (Le Livre des rêves). Cest un livre de conversation avec moi-même.
Cheng Chiung-ming : Mon recueil de poèmes Fanshu zhi ge (Chants de la patate douce). Cest mon troisième recueil de poèmes. Il est paru en 1981. Cest mon regard sur la société taiwanaise des années 1970, jy apporte un jugement dun point de vue social, politique et culturel. Les condamnés à la suite de « lincident de Gaoxiong » se faisaient passer ce recueil en prison et étaient très émus à sa lecture (ils me lont dit à leur sortie de prison).
Ye Lingfang : Jusquà ce
jour, je nai écrit quun seul roman : Yuanyang
dushui (La Traversée des Canards mandarins). Je
nai donc pas le choix, mais jaime vraiment beaucoup
ce roman.
Vous savez sans doute que le premier roman dun écrivain,
cest luvre la plus pure, celle qui a été
le moins « polluée » sur le plan technique. Peut-être
est-elle encore assez naïve, mais on peut, à partir
de sa première uvre, se rendre compte de la qualité
littéraire dun auteur et de son potentiel.
4. Daprès vous, existe-t-il objectivement une littérature taiwanaise, une littérature du continent, une littérature de Hong kong et une littérature doutre-mer, ou bien nexiste-t-il quune seule littérature chinoise ?
Chu Tien-wen : Il existe au moins une différence entre littérature taiwanaise et littérature continentale : bien que toutes deux recourent à lécriture chinoise, la situation est semblable à celle de langlais de Grande-Bretagne et langlais des Etats-Unis. Les différences entre les écritures de Taiwan et du continent sont très nettes.
Su Wei Chen : Si la littérature est le produit de la culture commune à une nation, je pense quil nexiste quune seule littérature chinoise. Même transférée sur la lune, elle restera littérature chinoise. Si la littérature reflète la vie et la pensée partagées en commun par les éléments dune nation, je pense que chaque région décidera par elle-même de former son propre carré de géographie littéraire, en sappuyant sur le temps. Au cours des cinquante dernières années, si importantes sur le plan littéraire et politique, la littérature chinoise nest pas parvenue à trouver un lieu cohérent où se fixer, mais elle est parvenue à créer des langues écrites différentes. Lorsque Taiwan, Hong Kong et le continent nont pu continuer à se développer ensemble, mais ont rencontré des obstacles politiques, ils se sont isolés les uns des autres sur le plan de la langue, pour se protéger. Cest pourquoi des états desprits littéraires différents sont nés. On peut dire que les littératures de Chine, de Taiwan et de Hong Kong se sont formées naturellement. G.B. Shaw disait que cétait à laide dune même langue quavait été consommée la rupture entre la Grande-Bretagne et les Etats-Unis dAmérique.
Cheng Chiung-ming : Bien que les littératures de Taiwan et de Chine utilisent toutes deux la même langue le chinois , en raison des différences denvironnement géographique, de culture et de système politique, la littérature taiwanaise a connu depuis plus de soixante-dix ans un développement indépendant par rapport à la littérature de Chine, jusquà devenir une littérature originale.
Ye Lingfang : Lorsque jécris,
je ne réfléchis guère à ce genre de
questions. La seule exigence que jai envers moi-même,
cest de rester fidèle par mon écriture à
lesprit de mes racines et de mon origine. Je suis une Taiwanaise
pure souche. Mes ancêtres ont franchi les mers pour venir
à Taiwan il y a plusieurs centaines dannées
et ont perdu tout contact avec les ancêtres du continent.
Nous avons grandi en plantant nos racines dans cette île.
Sur le plan culturel, nous sommes les héritiers de la culture
Minnan ou Hakka. Ensuite, en 1895, lîle a été
cédée au Japon par le traité de Shimonoseki.
Pendant les cinquante années de domination japonaise, Taiwan
a été fortement imprégnée de culture
japonaise. De nos jours encore, de nombreux écrivains taiwanais
ont reçu non seulement une éducation japonaise, mais
ont été largement influencés par les courants
de pensée japonais et écrivent encore en japonais.
Lorsque en 1949, le Kuomintang sest replié à
Taiwan, un groupe déminents intellectuels chinois lont
suivi, ce qui a occasionné pour Taiwan un bain nouveau dans
la culture des élites traditionnelles chinoises. La différence
fut que, au cours des cinquante années de domination du Kuomintang,
comme la politique culturelle était largement ouverte vers
lOccident, la culture dominante de Taiwan a été
caractérisée par la convergence de la culture traditionnelle
chinoise avec celle de lOccident. Non seulement la pensée
a subi linfluence des cultures dEurope et dAmérique,
mais la création littéraire elle-même a été
confronté très fortement aux littératures de
ces régions du monde. Ce que jappelle culture chinoise
traditionnelle, cest celle que le Kuomintang a promue dans
léducation, celle des lettrés orthodoxes qui
se démarquaient de la « prolétarisation »
préconisée par le parti communiste. La culture et
léducation que le Kuomintang a soutenues ne prennent
pas leurs modèles dans la littérature des ouvriers,
paysans et soldats, mais visent à conserver les aspects les
plus raffinés de la culture et de la littérature chinoises.
Ainsi, les principaux genres littéraires de chaque dynastie,
comme le Shijing, le Yuefu, la poésie des Tang,
la poésie chantée des Song, la prose parallèle,
ont nourri lenseignement que nous avons reçu au lycée.
En raison de ces circonstances particulières, la culture
chinoise de Taiwan sest nettement séparée de
celle du continent et de Hong Kong, ce qui se ressent naturellement
dans sa littérature.
Cest pourquoi je préconise
de parler de « littérature Huaxia (10) » plutôt
que de littérature chinoise. Cest une littérature
faite par des hommes de lettres qui ont une origine culturelle commune
même sils vivent dans des régions différentes,
que ce soit la Chine continentale, Taiwan, Hong Kong ou lAsie
du Sud-Est. Ils possèdent un sentiment national commun, écrivent
tous dans la même langue, mais dans leurs uvres, ils
montrent des expériences et des situations historiques différentes.
Ce sont ces différences qui en forment les signes distinctifs.
Par exemple, comme jai recueilli les souvenirs de mes parents
sur lépoque de la domination japonaise, dans mon roman
apparaissent sans doute des signes et des symboles de la culture
japonaise. Dans ces conditions, sagit-il encore de littérature
chinoise ? Un autre exemple : lorsque le viel écrivain très
respecté Ye Shitao décrit la situation des Taiwanais
pendant la domination japonaise dans son recueil de nouvelles Yizu
de hunli (Mariage mixte), sagit-il encore de littérature
chinoise ? Certains écrivains de la deuxième génération
évoquent dans leurs uvres des souvenirs du continent,
mais moi, je ne partage avec les écrivains du continent que
des sentiments culturels et nationaux, car jai perdu tout
souvenir de la Chine continentale.
5. Quel est le contenu du ou des livres que vous êtes en train décrire ?
Chu Tien-wen : Je pense écrire un roman dont le titre sera : Nüwu (Les sorcières). En Chine, les sorciers sont à lorigine du divin, de lécriture et de lart. Ce roman sera lhistoire de quelques femmes.
Su Wei Chen : Je suis en train décrire une série de nouvelles qui explorent les zones obscures de la passion, comme lamour entre parents, lamour entre amis, laffection, ainsi que les sentiments obscurs qui existent entre des personnes de même sang : père et fille, mère et fils, frères et surs.
Cheng Chiung-ming : Je nécris rien actuellement.
Ye Lingfang : Un roman à fort contenu historique ayant comme toile de fond la guerre franco-chinoise. En 1885, la France a décidé doccuper Taiwan en raison des affrontements qui ont eu lieu avec la Chine au sujet de la question du Vietnam. Taiwan est alors devenue un enjeu et un important champ de bataille entre les deux pays ; Bien que le sujet de ce roman soit lhistoire de Taiwan, je nai pas lintention décrire une nouvelle fois les événements historiques, car on dispose à ce sujet de documents très clairs. Il est inutile de les réécrire. Si mon livre porte sur lhistoire, cest parce que jai découvert que lhistoire se répétait sans cesse. Ainsi, à propos dune période historique donnée, je recherche les phénomènes sociaux qui sont parallèles à ceux daujourdhui et jinsiste plus particulièrement sur eux. Autrement dit, je me sers du passé pour fustiger le présent.
6. A votre avis, quel rôle la littérature doit-elle jouer dans la société moderne ?
Chu Tien-wen : Face au système de valeur qui prévaut dans la société, la littérature a toujours fait entendre une voix en marge, différente. Lévi-Strauss a dit que lâme possède une face qui agit comme bon lui semble. Jestime que par certains aspects, la littérature, cest le résultat de lâme qui agit comme bon lui semble.
Su Wei Chen : Un rôle de dramatisation. Grâce à ce rôle, le public se rapproche de la littérature en raison des thèmes quelle traite. Ce fut le cas, par exemple, pour le roman Jiabian (Changements familiaux) de Wang Wenxing, Kan hai de rizi (Des journées à regarder la mer) de Huang Chunming ou, plus récemment, de Beigang xianglu renren cha (Chacun peut se brancher dans le brûle-parfum de Beigang).
Cheng Chiung-ming : En plus dexprimer la beauté artistique sous des formes diverses (poésie, roman, théâtre), la littérature doit procéder une certaine analyse de lêtre humain et exercer une certaine influence envers la société et son époque. La littérature ne peut pas rester en dehors de la société, mais elle nest pas dépendante de la politique.
Ye Lingfang : Cest une vieille discussion, mais je pense que la littérature doit exprimer les problèmes de la vie. Chaque écrivain parle des questions qui le préoccupent le plus. Ainsi, dans le monde de la littérature, tout est possible, tout est permis. La littérature est lactivité qui obéit le moins à des conditions préalables. Bien sûr, certains utilisent la littérature pour répandre des dogmes, mais il existe la même proportion dhommes qui se servent de la littérature pour détruire ces mêmes dogmes. Si quelquun parvenait à dire ce quest la littérature ou tentait de dire à quoi elle sert, ce serait très étrange.
7. Quel est votre avis sur lavenir de Taiwan ?
Chu Tien-wen : Impossible de répondre. Ou plutôt, je dirai que je réponds avec mes romans, je nai rien dautre à ajouter que ce que je dis dans mes romans.
Su Wei Chen : Lavenir dans quel domaine ? Sil sagit uniquement décriture, je peux seulement dire quen ce qui me concerne, je ne vois guère lavenir dune manière abstraite. Cest une sorte didéal immédiat et réconfortant. Jévite toujours de penser à lavenir, sinon je risque de me trouver très réaliste et ensuite, je ne pourrai plus écrire. En ce qui concerne lavenir de la littérature dans son ensemble, ma tendance personnelle consiste à me tourner vers le giron de ma culture dorigine par crainte de sombrer très facilement dans un immense bourbier culturel.
Cheng Chiung-ming : Bien quelle soit confrontée à lombre immense de la Chine, Taiwan est devenue un pays démocratique après avoir mis fin à la loi martiale et mis en place des réformes. La puissance effective de Taiwan sur le plan économique va lui permettre à de se stabiliser sur le plan politique pour approfondir ces réformes. Les attaques de la Chine sur le plan international, ses menaces militaires ne pourront en aucun cas faire plier Taiwan. Les interactions entre léconomie taiwanaise et celles dAsie et du monde entier permettront à Taiwan dexister, même difficilement.
Ye Lingfang : Sur le plan politique, je dois dire que je nen sais rien parce que les variantes sont trop complexes. Je crois quen Chine même il y a aussi beaucoup de problèmes, et que, peut-être quaprès que la Chine se sera démocratisée, des éléments séparatistes en sommeil se réveilleront subitement et exploseront. Du fait de labsence de liberté de parole, personne ne sait si ces éléments séparatistes sont forts ou non. Cest comme autrefois, à lépoque de la domination du Kuomintang, où jamais ne sétaient fait jour les sentiments « dappartenance au terroir » des Taiwanais. Depuis la démocratisation de Taiwan, ils sont non seulement apparus, mais ils ont de plus déclenché une bataille entre le Kuomintang et les indépendantistes. Ce fut la même chose en Union Soviétique où personne ne soupçonnait les aspirations séparatistes des différentes républiques, mais dès que Gorbatchev a procédé aux réformes politiques, lURSS sest délitée et chaque république a repris son indépendance.
8. A quel courant ou à quelle école pensez-vous appartenir ?
Chu Tien-wen : Au début, jappartenais au courant réaliste. Puis je suis passée par les étapes du postmodernisme et du « post constructivisme ». A présent, je ne sais plus à quel courant jappartiens.
Su Wei Chen : Je nen sais rien.
Cheng Chiung-ming : Jappartiens à la Société de poésie Li (large chapeau de feuilles de bambou tressé). Mes uvres ont une coloration de « nouvelle objectivité » (neue Sachlichkeit ) et de réalisme.
Ye Lingfang :
Je déteste tout particulièrement cette notion décole
parce que dans le monde littéraire taiwanais, on ne cesse
de parler des écoles littéraires dEurope et
des Etats-Unis. La littérature contemporaine de Taiwan est
devenue une course pour être à lavant-garde,
pour savoir qui saura le mieux être à la hauteur des
écoles dEurope et des Etats-Unis. Si lon prend
par exemple M. Zhang Dachun, il est devenu le plus grand perroquet
de Taiwan. Quand on a traduit Garcia Marquez en chinois, il a imité
le réalisme magique ; quand on a présenté Milan
Kundera, il a imité Kundera. Comme il a su rapidement se
mettre au niveau de ces auteurs, il est devenu lenfant monstre
le plus à la mode à Taiwan.
Cest pourquoi les courants littéraires qui sont représentés
par le « prix du Shibao » et le « prix
du Lianhebao » sont devenus une compétition
entre courants littéraires européens et américains.
Pour cette raison, les uvres littéraires récentes
sont artificielles, la forme primant sur le fond, un fond très
sec, dénué de toute saveur. Je pense que moi, je fais
partie de lécole de ceux qui nessaient pas de
rattraper les autres, qui ne pensent quà écrire
bien sagement, je ne me soucie pas de savoir si la forme que jutilise
est à la mode ou pas. Je suis une nouvelle venue, je nai
pas envie de polémiquer sur les questions de forme, tant
pis si sur le plan technique je suis un peu conservatrice et en
retard, ce dont je me soucie, cest de savoir si le contenu
de ce que jécris est suffisamment fort et profond.
9. Qui est daprès vous le meilleur écrivain taiwanais actuel ?
Chu Tien-wen : Chaque écrivain estime quil est le meilleur.
Su Wei Chen : Je réserve ma réponse.
Cheng Chiung-ming : Ye Shitao, Dong Fangbai, Bai Huo.
Ye Lingfang : Je ne peux répondre à cette question, car cela dépend en fait des goûts de chacun. Moi-même, je naime pas les uvres qui font trop étalage de leur technique, mais cest pourtant lun des défauts de la plupart des écrivains taiwanais actuels. Leurs uvres sont non seulement difficiles à lire, mais aussi ennuyeuses. Cest pourquoi, je ne les aime pas.
10. Quels sont daprès vous les plus grands obstacles qui empêchent la littérature chinoise dêtre appréciée dans le monde » ?
Chu Tien-wen : La traduction.
Su Wei Chen : Pour la période davant 1987, date du début des échanges entre les deux rives du détroit de Taiwan, je pense que la représentativité de la littérature taiwanaise constituait en elle-même un obstacle. Depuis la reprise des contacts, jestime que les Chinois se repoussent mutuellement et que, de ce fait, il nexiste pas dorganisme spécialisé, responsable de la promotion de la littérature chinoise à travers le monde.
Cheng Chiung-ming : Pour des raisons politiques, la littérature taiwanaise a été négligée et na pas pu obtenir la juste évaluation quelle méritait. Bien que la population chinoise soit nombreuse, la littérature de Chine continentale nest pas forcément dun niveau supérieur à celui de Taiwan et pourtant, certains de ses poètes et écrivains ont quand même retenu lattention à létranger.
Ye Lingfang : Si vous faites allusion au prix Nobel, le plus grand obstacle est la langue et lesprit de supériorité des Blancs. Si vous entendez par « monde », le monde dans lequel nous vivons tous, dans ce cas je pense que la littérature chinoise est déjà une littérature du monde et quelle na pas besoin dêtre reconnue. En tant que lectrice sinophone, jestime que les meilleurs auteurs chinois ne sont en rien inférieurs à tel ou tel lauréat du prix Nobel. Et même plus, parmi les lauréats du Nobel de littérature, il y en a que je naime pas du tout, et jestime que leurs uvres ne sont pas des uvres à caractère universel.
11. Daprès vous, quelles sont les uvres décrivains taiwanais les plus représentatives ?
Chu Tien-wen : Quand A Cheng est venu à Taiwan pour la première fois en 1994, il a cité le nom de trois écrivains : Zhang Dachun, Zhu Tianxin et Chu Tien-wen. A Cheng est un écrivain que vous connaissez, peut-être que la liste quil a établie a une certaine signification à vos yeux.
Su Wei Chen : Shanlu (Le Sentier de montagne) de Chen Yingzhen, Lazifu de Li Yongping, Jiabian de Wang Wenxing, Le Testament de Montmartre de Qiu Miaojin, Garçons de cristal de Bai Xianyong, Qiuyang sijiu (Le Soleil dautomne est comme lalcool) de Liu Daren, Hongloumeng duan (Morceaux du Rêve du pavillon rouge) de Gao Yang, Ziji de tiankong (Son propre ciel) de Yuan Naonao, Sahuang de xintu (Le Disciple du mensonge) de Zhang Dachun.
Cheng Chiung-ming : Langtaosha (Sable lavé par les vagues) de Dong Fangbai, Hanye sanbuqu (Trois romances de la nuit froide) de Li Qiao et Shafu (La Femme du Boucher ) de Li Ang.
Ye Lingfang : Je lai dit plus haut, cest très subjectif, je ne peux que citer certaines uvres qui correspondent à mes goûts : Gens de Taipei de Bai Xianyong, Qianjiang youshui, qianjiang yue de Mme Xiao Lihong, le roman de Li Ji Jingyue penghu, le recueil de Wu Jue Shigu (Ramasser les os), etc. On y trouve non seulement des idées sur le développement historique et social de Taiwan, mais en plus ils sont tous très réussis sur le plan esthétique. En dehors de ces uvres, Jiabian de Wang Wenxing ainsi que Meirentu (Image dune belle femme) de lauteur décédé Wang Zhen sont considérés comme des classiques dans le monde de la critique de Taiwan, mais je ne les ai pas lus, je ne peux en parler.
12. Veuillez sil vous plaît exposer ci-dessous votre situation actuelle.
Chu Tien-wen : Jai consacré toute lannée passée à lécriture dun scénario : jai adapté un roman de maison close de la fin des Qing : Haishanghua (The Flowers of Shanghai), la mise en scène est de Hou Xiaoxian et il est en cours de tournage. Je mapprête à écrire le roman que jai cité : Les Sorcières.
Su Wei Chen : Je suis actuellement dans une zone sombre de mon existence. Presque tous les états dans lesquels je me trouve ne sont pas clairs. Cest pourquoi je ne les exposerai pas.
Cheng Chiung-ming : Je continue à diriger la publication de la revue Wenxue Taiwan, et jaide à la promotion de la littérature taiwanaise avec la fondation Wenxue Taiwan. Jespère que de nouvelles uvres verront le jour.
Ye Lingfang : Jai fini mon deuxième roman, je suis à la recherche dun éditeur. Jai lintention ensuite décrire au sujet de Taiwan ; je décrirai lenvironnement qui mest familier, ainsi que les Taiwanais qui me sont familiers.