BOOK REVIEWS

Christine Chaigne, Catherine Paix et Chantal Zheng éds., Taiwan : enquête sur une identité

Voici un ouvrage qui vient combler un vide béant, au moins en langue française. En effet, si grâce aux efforts de quelques chercheurs (au premier rang desquels Jean-Pierre Cabestan, Françoise Mengin, Samia Ferhat-Dana, Chantal Zheng) les réalités politiques contemporaines et, dans une moindre mesure, l'ethno-histoire de Taiwan ne nous étaient pas inconnues, aucune tentative n'avait jusqu'ici été faite d'une pareille approche synthétique et multiforme de ce qui constitue l'originalité de la grande île, ici traitée implicitement, et souvent explicitement, comme « une société », comme « un pays », dont la complexe relation/confrontation avec le continent chinois n'est que l'une des dimensions.

La seule table des matières ne pourra manquer d'étonner plus d'un lecteur : douze auteurs français (plus le professeur Chen Chung-yu, archéologue à l'Academia Sinica) — aurait-on soupçonné en France tant d'intérêt pour Taiwan ? L'histoire, la géographie, la science politique, l'ethnologie et la sociologie sont représentées parmi eux, sans d'ailleurs que leurs approches soient étroitement disciplinaires : dans la petite communauté de la « taiwanologie » française, dont cet ouvrage réunit la plupart des membres, chacun est amené à déborder largement de sa problématique initiale. Et les éléments de consensus sont suffisamment forts (sympathie pour la démocratisation, valorisation de l'identité taiwanaise...) pour que les quinze articles proposés, au-delà de sujets et de tonalités variés, paraissent se compléter et se répondre sans trop se contredire.

Le vaste chapitre introductif de Catherine Paix (« Entre Chine et monde… ») définit assez bien la commune ambition : loin de la double dénégation (celle de l'histoire et de l'identité propres par les nationalistes chinois, celle du lien organique avec le monde chinois par les nationalistes taiwanais), évaluer un héritage fondamentalement ambigu, conduisant à une identité sans cesse hésitante entre plusieurs possibles, peu sûre d'elle-même au point d'être parfois tentée par l'abdication, mais vivace et incontournable. Marquée par l'arrivée tardive d'un peuplement chinois aujourd'hui très majoritaire (sur les quelque 4 000 ans d'histoire chinoise, plus de 90% se déroulèrent avant leur arrivée…), l'île fut aussi précocement l'objet des ambitions d'autres empires : espagnol, hollandais, et surtout japonais. Ce dernier se montra autoritaire autant qu'intégrateur et instigateur d'une modernité qui n'excluait pas éducation et vie intellectuelle. C'est en se confrontant à lui que naquit vraiment la conscience insulaire. Celle-ci, non contente de résister à la forte greffe continentale d'après 1945, en particulier grâce à un dynamisme économique alors déjà acquis, sut progressivement désarmer, puis séduire son farouche vainqueur : le Kuomintang lui-même s'en trouva peu à peu « taiwanisé ». Aujourd'hui, plus encore que dans une réussite économique non sans fragilités, c'est dans la démocratie — expérience unique dans l'espace chinois — que l'identité taiwanaise retrempe sa légitimité, un peu comme l'Allemagne fédérale décrite par Jürgen Habermas trouve sa raison d'être dans sa constitution démocratique, et non dans une histoire nationale trop entachée d'errements qu'il lui impossible d'assumer.

La première partie ( « Les bases d'une société originale ») réunit cinq contributions portant sur quelques aspects de l'avant-1945. Chen Chung-yu montre la précocité du néolithique (agriculture, poterie) — dès le Ve millénaire avant notre ère —, la diversité croissante des cultures techniques, et les éléments de continuité jusqu'aux divers groupes aborigènes d'aujourd'hui. Les deux chapitres signés par Chantal Zheng seule se complètent : ils interrogent soit à travers la toponymie, soit à travers la littérature le « jeu à trois » qui, du XVIIe au XIXe siècles, lia Aborigènes, Européens et Chinois. Ces derniers empruntèrent un nombre important de noms de lieu aux autres. Les Européens, présents continûment depuis 1858, eurent souvent plus d'affection pour les Aborigènes que pour les Chinois, eux-mêmes rarement pris de compassion pour les autochtones peu à peu repoussés vers les montagnes. Josiane Cauquelin revient de manière plus systématique sur la « blessure aborigène », qui est aussi une plaie durable pour la société taiwanaise. Certes, la démocratisation a permis la rupture avec les errements du passé : « barbarisation » et refoulement des non-Han au cours de la période pré-coloniale, répression violente sous la domination japonaise, puis assimilation contrainte avec le Kuomintang. L'histoire, les langues, les traditions aborigènes sont désormais reconnues, mais c'est l'attraction de la modernité urbaine qui pose problème : la prostitution et l'alcoolisme font rage, l'exode rural est massif, cependant que le tourisme folklorise les rites. Enfin David Kempf et Chantal Zheng explorent les (assez rares) traces physiques du bâti colonial, occidental ou nippon. L'efficacité et la modernité y dominent toujours l'ornementation ; ce faisant, on saisit là des indices de l'originalité taiwanaise par rapport au continent chinois — on est plus près des normes de Singapour ou de Tokyo que de celles de Pékin.

Avec la seconde partie ( « Le développement et l'émergence d'une identité »), on entre au cœur de la machine politique taiwanaise. Les deux articles de Jean-Pierre Cabestan en définissent l'intérieur (institutions, partis, modes de scrutin) autant que l'interface avec le reste du monde, où la relation avec la Chine populaire joue toujours plus un rôle de pivot. Le processus institutionnel, pourtant riche, qui détruisit peu à peu les bastions de l'autoritarisme, apparaît ambigu et incomplet : décentralisation mais aussi réduction de nombreux pouvoirs locaux, présidentialisme confirmé mais montée en puissance du Yuan Législatif, maintien de la plupart des corps constitués de la période de Nankin, et flou de leurs pouvoirs. Les partis politiques, peu idéologiques, factionnalisés, affairistes, ont cependant permis l'éclosion d'espaces de débat et de processus d'alternance. Quant à la Chine, c'est largement par rapport à elle que se définissent les divers courants politiques de l'île. Malgré l'intensification des échanges économiques et humains, et malgré l'inégalité des deux partenaires, la réunification apparaît moins probable que le maintien du statu quo, et le temps lui-même ne joue pas forcément pour Pékin. Christine Chaigne, évaluant avec minutie, aux confins du droit et de l'histoire, l'évolution du statut international de Taiwan, souligne deux points trop peu mentionnés : au début des années 1950, face au double discours de la « Chine une », exista dans plusieurs diplomaties la tentation de jouer sur l'absence de rupture incontestable du lien juridique de Taiwan avec le Japon ; par ailleurs, plus récemment, les reconnaissances diplomatiques de la République populaire de Chine ne signifièrent pas forcément alignement sur ses thèses concernant Taiwan : les uns « reconnurent » ses prétentions (comme la France de Balladur, à la différence de celle de De Gaulle), d'autres les « admirent », d'autres enfin se contentèrent d'en « prendre note ». Quant à Stéphane Corcuff, il montre le rôle des fêtes nationales dans le maintien du lien symbolique avec la Grande Chine (beaucoup sont politiques, bien plus qu'en France), et comment l'affaiblissement de ce lien amène une modification des célébrations : celles qui apparaissaient mineures sont depuis 1997 fêtées le samedi, jour n'importe comment chômé pour la majorité.

La troisième partie (« Une nouvelle réalité économique, sociale et culturelle ») est plus éclectique, et certains thèmes (la littérature féminine, par Catherine Morillot, ou les mariages sino-vietnamiens, par Michel Dolinski), pourraient apparaître plus mineurs. Mais ces six chapitres font mieux distinguer ce qu'est le « petit homme » taiwanais, ce qu'il vit concrètement, quelles sont ses craintes, ses atavismes, ses aspirations… Gilles Guiheux montre l'évolution des modes de consommation : enrichissement, ostentation, mais aussi une certaine retenue, même chez les jeunes, et le maintien de bon nombre des valeurs les plus traditionnelles. David Kempf met en lumière ces dysfonctionnements qui semblent faire partie du paysage chinois : les « relations », le clientélisme, la corruption. Au positif, ils indiquent l'incapacité du Kuomintang à noyauter l'ensemble de la société, à la différence du Parti communiste. Au négatif, le factionnalisme localiste conditionne le succès des partis nationaux, et fausse sans cesse le débat politique. Eric Sautedé montre l'importance des « mouvements » (étudiants, ouvriers, défenseurs de l'environnement…) tant pour faire renaître une société civile jusque-là corsetée par le Parti-Etat au point de s'en trouver atrophiée, que pour conforter la démocratisation. Aujourd'hui, cependant, les élans collectifs s'essoufflent : signe de désenchantement, ou au contraire accession à une maturité démocratique où le vote concentre l'expression politique, et où l'individu, méfiant à l'égard des « grandes causes » et des « grands leaders », trouve plus judicieux le repli sur des dévouements à intérêt immédiat, ou sur la sphère privée ? Evelyne Micollier clôt cet important ouvrage avec un tableau des principaux fléaux faisant l'objet de campagnes de santé publique de grande ampleur : SIDA, drogue, alcoolisme, tabagisme ou consommation de la noix d'arec. Mais, là encore, les cadres sociétaux traditionnels (famille) ou nouveaux (ONG) font la preuve de leur caractère incontournable. Décidément, la montée en régime de la société civile semble l'un des « fils rouges » du Taiwan d'aujourd'hui !