BOOK REVIEWS

Kwok-Kan Tam éd., Soul of Chaos, Critical Perspectives on Gao Xingjian

by  Noël Dutrait /

Après l’attribution du prix Nobel de littérature à Gao Xingjian en octobre 2000, des écrivains et critiques littéraires de Chine et d’ailleurs ont témoigné de leur stupéfaction devant ce choix qui les renvoyait souvent à leur profonde ignorance de l’œuvre de cet auteur. De nombreux noms de « nobélisables » avaient été prononcés, mais celui de Gao Xingjian n’apparaissait que rarement dans cette liste. Pourtant, chez un certain nombre de spécialistes de littérature chinoise, d’amateurs de théâtre contemporain ou de peintures à l’encre de Chine, l’œuvre de Gao Xingjian était déjà très appréciée et faisait l’objet d’une attention soutenue depuis de nombreuses années. Le recueil dirigé par Kwok-Kan Tam, au titre en forme de jeu de mots : « L’âme du chaos », vient nous le rappeler, puisque sur quinze articles, cinq seulement ont été écrits après l’attribution du Nobel à Gao ; les dix autres sont des versions — plus ou moins remaniées — d’articles écrits entre 1986 pour le plus ancien (William Tay, sur la pièce de théâtre L’Arrêt d’autobus) et 1999 (Mabel Lee, sur la création littéraire et Gao Xingjian).

Dix articles sur quinze traitent du théâtre de Gao Xingjian, quatre de son écriture romanesque, mettant ainsi en relief l’importance de l’auteur dans la création théâtrale. Une seule contribution (Kwok-Kan Tam) concerne le roman Yige ren de shengjing (Le Livre d’un homme seul) publié en 1999 à Taiwan. A la fin de l’ouvrage, la « chronologie de Gao Xingjian » constitue un précieux outil pour connaître la vie et l’œuvre de l’auteur. Elle est établie, selon l’usage, par ordre chronologique, par Terry Siu-han Yip qui suggère de manière judicieuse au lecteur d’en prendre connaissance en partant de la fin (l’année 2000 et le discours de Stockholm, « Wenxue de liyou », « La Raison d’être de la littérature ») pour procéder à une sorte d’« archéologie de la connaissance ». Ainsi, année par année, est-il possible de prendre la mesure de l’activité créatrice foisonnante de Gao Xingjian, depuis 1979, avec la publication dans la revue Huacheng de Canton de son premier roman Hanye de xingchen (Etoiles dans la nuit glacée) jusqu’au discours de Stockholm de 2000. Pour que cet outil de travail soit plus facilement utilisable, il n’aurait peut-être pas été inutile de le compléter par une bibliographie exhaustive des œuvres de Gao Xingjian en chinois et dans d’autres langues (1). Certaines références auraient pu aussi être précisées, notamment en ce qui concerne les activités et les publications de Gao Xingjian en France (2). Il n’en reste pas moins que cette chronologie du premier écrivain de langue chinoise couronné par le prix Nobel de littérature constituera le socle sur lequel toutes les études sur cet écrivain pourront se développer.

Dans son introduction, Kwok-Kan Tam montre la matière dont a été reçue la nouvelle de l’obtention du Nobel par Gao, en Chine, à Taiwan et à Hong Kong. Il analyse comment cette récompense convoitée depuis si longtemps par les écrivains chinois a provoqué la colère des autorités du continent : « Le Prix Nobel est davantage qu’une récompense littéraire ; c’est une forme de reconnaissance internationale qui touche fortement l’ensemble du nationalisme chinois, en ce que la reconnaissance de celui que l’on ne reconnaît pas implique la non reconnaissance du reconnu ». A Taiwan et à Hong Kong, non seulement l’accueil a été enthousiaste, mais les articles et études sur l’œuvre de l’auteur étaient déjà très nombreux. Il évoque ensuite comment, une fois installé en France, Gao Xingjian se situe au croisement de la Chine et de l’Occident. Familier du théâtre de l’absurde, des théories de Brecht, du théâtre de la cruauté ou du théâtre de la pauvreté, Gao Xingjian passe d’un théâtre qualifié de « Zen » par Gilbert Fong à un théâtre qualifié de « postmoderne» par Kwok-Kan Tam.

Dans « Gao Xingjian on the Issue of Literary Creation », Mabel Lee analyse les conceptions littéraires de l’auteur, telles qu’elle sont exposées dans ses nombreux essais regroupés dans le recueil Meiyou zhuyi ([Je] n’ai pas de doctrine), Selon elle, la notion de « refus des -ismes » de Gao Xingjian, « ne s’adresse pas spécifiquement au public chinois, mais constitue une réflexion sur l’existence humaine moderne et ses implications pour la littérature du moi. Cette notion pénètre l’ensemble de sa création artistique alors qu’il poursuit sa quête pour exprimer la totalité de son moi artistique aux multiples facettes » (Mabel Lee, p. 38).

Les différentes études sur le théâtre de Gao Xingjian font ressortir l’apport considérable de l’auteur à la création dramatique du XXème siècle. Elles abordent la notion d’attente (en comparant L’Arrêt d’autobus avec En attendant Godot) (Kwok-Kan Tam), d’absurde (William Tay), de théâtralité (Amy T. Y. Lai), celle de « suppositionality » (jiadingxing) qui suggère que « chaque élément au théâtre est représenté de manière artistique, imaginé de manière subjective et donc fondamentalement irréel » (Quah Sy Ren, p. 169), une notion qui s’oppose donc radicalement au théâtre « réaliste » en vogue en Chine jusqu’en 1978 et ce, depuis le début du XXème siècle.

L’utilisation des pronoms « je », « tu », « il » et « elle » dans l’œuvre aussi bien théâtrale que romanesque de l’écrivain — qui constitue l’une de ses plus grandes originalités —, est étudiée par plusieurs auteurs, de même que la notion de « courant de langage », inventée par Gao Xingjian par analogie avec le « courant de conscience » de la littérature occidentale emprunté par certains auteurs chinois.

Après avoir été nommé docteur honoris causa de l’Université de Provence, Gao Xingjian, dans sa courte allocution de remerciement prononcée le 15 janvier 2002, a indiqué qu’il commençait sa troisième vie : sa première vie s’était achevée en 1989 lorsqu’il s’était installé à Paris et sa deuxième avec l’obtention du prix Nobel en 2000. Il a présenté ses projets pour 2003, où il sera invité par la ville de Marseille à la fois pour exposer de nouvelles peintures et mettre en scène sa pièce Le Quêteur de la mort et son opéra La Neige en août selon la mise en scène qui sera présentée à Taiwan en décembre 2002. Un colloque international aura lieu à Marseille au printemps 2003, qui devrait rassembler les spécialistes de son œuvre, prolongeant ainsi le travail magistral amorcé par l’ouvrage dirigé par Kwok-Kan Tam.

Loin de provoquer la stérilité que l’on a pu constater chez d’autres écrivains, la reconnaissance que le prix Nobel a apportée à Gao Xingjian le pousse à poursuivre une œuvre dont le recueil Soul of Chaos permet de mesurer l’importance et la profondeur par la justesse des analyses qu’il fournit. Les études sur Gao Xingjian ont bien démarré et devraient prendre un essor important, à l’instar des études sur les grands auteurs mondiaux de tous les temps.