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Etudes rurales, « Le retour du marchand dans la Chine rurale »
Après Disputes au village chinois(1), Isabelle Thireau renouvelle sa collaboration avec des spécialistes en sciences sociales chinois dans le cadre de ce numéro spécial de la revue Etudes rurales. Il sagit cette fois de sattaquer à un objet « largement ignoré par les travaux actuels » : la recomposition des espaces et des échanges marchands dans la Chine rurale au sortir de lère maoïste. Lenjeu de ces recherches est double. Il sagit dobserver et danalyser les transformations rapides que connaissent les campagnes chinoises sur le plan économique depuis deux décennies. Mais lintérêt est aussi, à partir du « laboratoire vivant » que constitue la Chine, de contribuer au développement dune sociologie économique.
La première partie de ce numéro, Baigou : une étude de cas, consacrée à létude dun marché spécialisé de la Chine du Nord, annonce demblée la posture théorique et méthodologique qui guide les auteurs : le retour des marchands dans la Chine rurale ne peut sappréhender quà partir de létude de configurations locales. Or le marché de Baigou, terrain de recherche dune équipe de sociologues chinois depuis près de dix ans(2), offre plusieurs « mystères » qui ne peuvent être éclairés par les théories économiques classiques. Comment expliquer en effet lapparition et la réussite économique de ce marché dans une zone rurale isolée (Shen Yuan) ? Pourquoi cette efficience économique repose-t-elle depuis plus dune décennie sur la production locale dune multitude dateliers domestiques (Liu Shiding) ? Comment expliquer lintérêt des autorités locales pour le développement des marchés (Wang Hansheng) ? Si lapparition de marques nest pas déterminée par la propriété et la concurrence, sur quelle logique sappuie-t-elle (Shen Yuan et Liu Shiding) ? Loriginalité de cette première partie est aussi de soumettre le « cas Baigou » au regard dun spécialiste de lhistoire économique française, Jean-Yves Grenier, permettant ainsi détablir des parallèles avec le développement historique des marchés en France et de dégager les spécificités du cas chinois.
Pour mettre en perspective cette étude de cas, la deuxième partie, intitulée Nouveaux Héritages, élargit la sphère géographique. He Bochuan analyse lessor de différents types de marché dans les villages de la rivière des Perles ; elle présente dautres formes de commerce et dautres contextes politiques, tout en sinterrogeant sur lapparition de nouvelles pratiques sociales. Isabelle Thireau et Hua Linshan sintéressent aux commerces en bordure de route et aux nouvelles formes de sociabilité qui sy développent. Ma Mingjie et Sun Liping analysent comment les cadres dun canton ont forcé les paysans à entreprendre la culture dune variété de melon. Yunxiang Yan sinterroge sur les stratégies et les nouveaux comportements en matière de natalité dans un village du Heilongjiang. La mise en perspective est également historique, que ce soit un passé relativement proche : R. Bin Wong analyse lévolution des formes et pratiques commerciales dans la Chine rurale du XVIIIe siècle jusquaux réformes ; ou un passé plus lointain : Christian Lamouroux retrace les relations entre commerce et bureaucratie dans la Chine des Song.
Enfin, Références, la troisième partie, offre un point de vue plus réflexif et apporte un autre éclairage aux recherches présentées ici. En reproduisant le texte fondateur de William Skinner qui présente le modèle des macro-régions, puis en retraçant, comme le fait Christian Lamouroux, les pérégrinations de ce modèle, il sagit de revenir sur le paradigme(3) qui a dominé lhistoire économique de la Chine pendant près de trente ans.
Ce numéro spécial se caractérise donc par la pluralité des questionnements, des approches et des objets et, dans lesprit des auteurs, il sagit « douvrir un chantier plus que de définir une position partagée ou de proposer des conclusions générales ». Toutefois, plusieurs orientations théoriques et méthodologiques se dégagent de cet ouvrage et méritent notre attention.
Tout dabord, en choisissant le village comme échelle dobservation, les auteurs manifestent leur refus dappréhender la recomposition des espaces et des échanges marchands à partir de léchelle de la nation ou de celle des macro-régions, et ouvrent la voie vers une approche locale des dynamiques économiques. Comme dans lexemple de Baigou, il ne sagit pas disoler le village, mais plutôt de repérer à partir de ce dernier comment se construisent et se tissent des réseaux déchange, réseaux qui peuvent dépasser le cadre régional ou même national.
Lintérêt de cette approche est de refuser toute forme de déterminisme et de placer au cur de lanalyse les initiatives des acteurs sociaux. Or celles-ci ne peuvent être appréhendées uniquement à partir dune logique de rationalité économique. Sappuyant sur une méthodologie qualitative, les différents auteurs mettent ainsi en lumière les principes et les normes invoqués par les acteurs pour justifier leurs activités et montrent que léconomie nest jamais séparée de lensemble des activités et usages sociaux. Cest parce quelles sont jugées acceptables aux yeux des acteurs et des autres membres de la société que ces activités deviennent possibles. Ainsi, le développement des campagnes chinoises au cours des deux dernières décennies ne peut être compris sans tenir compte des processus de légitimation des activités marchandes.
Laccent mis sur lanalyse des interactions entre les différents acteurs qui interviennent dans les configurations économiques locales, contribue également à renouveler la problématique de lintervention de lEtat dans les campagnes chinoises. Le contraste offert par les cas de Baigou et du canton de Yan(4) montre en effet que les rapports entre ladministration locale et les acteurs sociaux ne peuvent être définis a priori mais doivent être saisis en contexte et de manière dynamique. Le lien entre politiques nationales et intérêts locaux est alors appréhendé au travers dune analyse des mécanismes locaux dinterprétation et de ré-appropriation des dispositifs publics.
Mais la valeur de ces recherches ne réside pas seulement dans une meilleure compréhension des transformations économiques récentes qui ont affecté les campagnes chinoises. Le souci des auteurs de ne pas enfermer létude de léconomie rurale chinoise contemporaine dans un cadre culturaliste, mais au contraire de confronter leurs observations aux théories économiques classiques ou aux modèles de la nouvelle sociologie économique, permet de questionner les fondements de ces modèles, den souligner les limites et dapporter de nouveaux éléments de réflexion susceptibles de contribuer à une redéfinition des débats ainsi quà de nouvelles voies de recherche en sociologie économique.
 
         
        